Et Dieu créa Brodsky

« Il y eut un commencement, il y eut une fin, et au milieu il y eut Brodsky. » C'est en résumé ce que certains de mes fans ont répondu à leur concours d'entrée en fac de théologie chez les Jésuites ; tous ne furent pas recalés, ce qui peut signifier deux choses : soit les Jésuites sont nuls en exégèse, soit il y a un fond de vrai dans l'assertion par laquelle débute ce chef-d'œuvre dont tu es toujours en train de lire, ô lecteur de mon cœur, la première phrase, ce qui démontre en outre la qualité de l'écriture de l'auteur de ces lignes, parce que des phrases de plus de vingt mots, aujourd'hui, dans la littérature moderne, eh ben tu peux toujours te palper pour en trouver beaucoup dans les conneries vendues en grande surface. Bref, tu es en train de lire ces lignes que des milliers de lecteurs attendaient depuis des années (bientôt 10, si le compte est bon) et que mon éditeur me suppliait d'écrire : à savoir comment est né Brodsky…

Si je te disais qu'au milieu des années soixante, dans la loge d'une MJC d'une petite ville de banlieue parisienne, Agathe Brodsky, apprentie starlette et professeur ès-cochonneries, agrégée de turlutes et ancienne interne de La Libellule Bleue, établissement célèbre à cette époque pour sa clientèle huppée et le nombre de membres qui le fréquentaient, Agathe Brodsky, donc, dont bien que la Terre entière ait connu le statut social, m'a toujours juré qu'elle était encore vierge à cet instant et le restera toujours (ce dont je n'ai aucune raison de douter ; et le premier qui esquisse l'ombre d'un sourire sur sa face bovine se prend ma main dans la gueule), Agathe Brodsky, donc, me mit au monde entre un âne (son imprésario) et un bœuf (le directeur de la MJC), incapables de prendre en main la situation, les cocus par les cornes, et d'appeler un médecin en urgence pour aider à l'accouchement.

Résultat : les clients qui avaient payé (et dont on comprend la colère) et les employés municipaux qui avaient été invités gracieusement pour remplir la salle, furieux d'attendre depuis deux heures devant une scène désespérément vide, se ruèrent dans les coulisses, défoncèrent la porte de la loge, et… tombèrent en pâmoison devant ce spectacle divin, qui valait bien mieux – il faut l'avouer – que celui qui était prévu, à savoir celui d'un nouveau-né absolument parfait blotti dans les bras de la plus belle et plus mauvaise chanteuse de cabaret du monde.

Une grande lumière descendit du plafonnier de néons et une musique sortie on ne sait d'où retentit (la version de My way des Sex Pistols, m'a-t-on affirmé, mais on raconte tellement de bêtises aux petits enfants…), et tout le petit peuple se mit à contempler ce tableau ô combien touchant, tels les bergers et les moutons du Nouveau Testament (parallèle qui n'aura, bien sûr, nullement échappé aux lecteurs attentifs et quelque peu instruits).

Évidemment, je sens bien que cette histoire de naissance commence d'entrée de jeu à faire ricaner les mécréants, les subtils, les prétentieux qui ne croient qu'en la science, les aigris qui ne croient plus aux miracles, les adultes responsables qui n'ont pas lu Saint-Ex et ont oublié leur âme d'enfant, les raisonnables qui continuent d'aller voter aux élections, les libres-penseurs dont la liberté exige qu'ils ne croient en rien tout en pensant à tout, et qu'en même temps, elle (cette histoire de naissance, tu suis toujours, ô lecteur adoré ?) offusque les religieux qui verront là une imposture et s'exclameront en chœur (de grenouilles de bénitier) : « Crôa, crôa, quelle honte ! Comment crôare à cette histoire à dormir debout ? Prétendre qu'un enfant puisse naître sans père, et que sa mère soit vierge de surcrôa, c'est vraiment nous prendre pour des cons ! Brodsky, ta mère est une salope, et tu n'es qu'un fils de pute. Amen. »

Et ce fut bien là, chers lecteurs, le drame de toute ma vie… Vilipendé par les athées à cause de ma naissance divine, et insulté par les croyants qui jalousent mon ascendance, détesté par la gauche, lapidé par la droite, il a bien fallu que je prenne les choses en main…

J'approchais de ma quarantième année. Je me suis retiré dans le désert (enfin, ce qui s'en approchait le plus, c'est à dire les montagnes d'Auvergne) avec une pile de bouquins, des ramettes de papier et une vieille machine à écrire de marque Remington, et loin du monde et de ses turpitudes, j'ai commencé à cultiver ma propre folie.

Et c'est ainsi qu'un soir, alors qu'en panne d'inspiration je contemplais une pile de superbes poésies dont aucun éditeur ne voulait et le vieux pistolet automatique de mon grand-père qui me faisait de l'œil, je décidai que, vraiment, ce monde était trop laid et qu'il était temps que je me résolve à aller demander des comptes à l'enfoiré qui m'avait balancé sur Terre.

Après une dernière clope et une bonne rasade de whisky, je pris le flingue et le posai sur ma tempe. Au moment où j'allais appuyer sur la détente, on frappa à la porte. Dieu (ou quel que soit son nom) m'envoyait son ange gardien.

J'ouvris la porte et je tombai sur une vision pour le coup totalement inattendue : un beau et grand vieillard aux cheveux blancs, baraqué comme un boxeur, une tronche d'ivrogne et un regard pétillant d'intelligence. On s'était déjà rencontrés lui et moi vingt ans auparavant, et il m'avait inspiré pas mal de nouvelles et de poésies. Je lui avais même écrit une prière quelques jours après sa mort… Et c'est justement là que je commençai à cogiter furieusement. S'il était mort, il ne pouvait pas être là, devant moi. Ou alors j'étais réellement fou… Ou bien réellement mort à mon tour… Ou bien…

— Cherche pas, Brodsky, y a rien à comprendre. Le mec qui écrit cette histoire sur son clavier est complètement barré.
— Hein ?
— Je répondais à ta question.
— Ah, parce que tu lis dans mes pensées ?
— Ben ouais… Tu parles, j'y habite depuis tellement longtemps que, forcément, je commence à te connaître un peu par cœur.
— Bon, okay Hank. À supposer que je ne délire pas, peux-tu m'expliquer ce que tu fous là ?
— Eh bien, c'est assez incroyable à expliquer… Disons qu'il y a bien une vie après la mort, mais pas grand-chose à boire ; et surtout, on baise pas beaucoup. Alors, tu parles, je me faisais chier, tu peux même pas imaginer.
— Et ?
— Et le Boss a décidé qu'il était temps d'intervenir, que tu avais besoin d'un ange gardien pour accomplir ta mission sur Terre. Il cherchait un volontaire.
— Et tu t'es proposé…
— Z'étaient pas légion, remarque, les volontaires… Il a fallu que je m'engueule un peu avec Brassens et Henri IV. Gainsbarre serait bien venu, mais ton type de nanas ne lui convient pas trop, il n'a pas insisté.
— Bon, et alors, tu viens pourquoi ?
— Pour t'aider.
— M'aider à quoi ?
— Écoute, Brodsky, on va pas se faire des phrases… Tu sais très bien que ma mission, en réalité, j'en ai pas grand-chose à foutre. Je vais pas être là à te dire « Joue pas, jure pas, bois pas » comme dans la chansonMon ange gardien (Henri Salvador – Bernard Michel) Barclay 70 249 (juin 1959) – Chanson interprétée par Henri Salvador.  ; je suis venu pour m'en payer une bonne tranche avec toi, boxer ceux qui t'emmerdent, et corriger un peu tes bouquins.
— Mais personne n'en veut, Hank, de mes bouquins…
— Ben justement, je suis là pour que ça change. Pour commencer, tu laisses tomber tes poésies.
— Tu rigoles, c'est ce que je préfère !
— Et tu as raison, sauf que personne ne te les prendra. Les poètes maudits, ça ne se vend que quand ils sont déjà célèbres pour autre chose, ou bien morts.
— Mes nouvelles…
— Oublie aussi pour l'instant.
— Pourquoi ?
— Les Français ne lisent pas les nouvelles. Tu serais en Amérique, oui, ça pourrait marcher. Mais pas ici.
— Mes romans non plus, Hank…
— Parce que tu restes le cul entre deux chaises. Dans tes bouquins, il y a des pourris, mais personne ne leur casse la gueule ; il y a des amoureux, mais personne ne baise. On hésite tout le temps entre le rire et les larmes, entre la provoc' ou la leçon de vie.
— Ça s'appelle apporter de la nuance.
— Ouais… Ça s'appelle surtout vendre peau de balle, mec.
— Et alors, qu'est-ce que tu préconises ?
— Lâche-toi.
— Hein ? Comment ça ?
— Installe-toi devant ta machine, petit… et verse-nous un verre. Tu es prêt ? C'est parti !

Alors je me suis mis à taper comme un sourd sur le clavier de ma vieille Remington, sous les conseils avisés et le regard à la fois tendre et sarcastique de mon coach. Un peu n'importe quoi : des chroniques sociales, des histoires d'amour, des romans d'aventures, tout ce qui me passait par la tête. Je torchais plusieurs chapitres par jour tandis que le Vieux picolait mon sky et me professait ses leçons de littérature.

— D'où tu les sors, tes clodos, petit ? La tête ailleurs et les pieds dans les nuages, avec un QI de 250, en plus… C'est du n'importe quoi ! La plupart des clochards sont des abrutis. Pas toujours au départ, mais après avoir bu n'importe quoi pendant deux ou trois ans et dormi dans des jardins publics, je t'assure qu'il ne reste plus grand-chose à sauver dans leur cerveau. Et puis, tes bons sentiments, tu peux les foutre au feu également. Quand tu écris comme ça, on dirait Hugo en train de chanter Jésus revient. C'est lamentable…
— Mais, Hank, pourquoi les décrire comme des déchets ? Moi, je veux que les lecteurs comprennent que ces mecs-là sont des hommes comme eux.
— Mais justement ! Le lecteur, bien au chaud dans son salon en train de lire ton bouquin en sirotant son sky est un misérable, comme les vrais clodos. La seule différence, c'est que la vie lui a filé un bon numéro à la naissance. Toi, tu voudrais élever les fils de putes à la hauteur des lecteurs, alors qu'il faut au contraire jeter tes lecteurs dans le caniveau. Leur rappeler que malgré leur bagnole, leur pétasse et leur assurance-vie, ils ne sont rien d'autre que des types incapables d'affronter ce que ton héros est en train de déguster.
— Hé, Hank, ça fait un peu putassier quand même, ce genre de procédé.
— Tu recherches la gloire ou le Nobel de littérature, petit ?
— Ben, autant que faire se peut, les deux…
— Bon. Alors laisse tomber les chroniques. Montre-moi ton roman d'amour.

Il lut les deux premières pages…

— Putain, mais tu nous emmerdes avec ton coucher de soleil à la mords-moi-le-nœud ! Et c'est quoi, cette plage ?
— Ben, j'essaie de planter le décor…
— C'est pas le décor qu'il faut planter, petit : c'est ton mandrin dans la petite chatte serrée de la pucelle, comme Armstrong a planté le drapeau américain sur la Lune. L'amour, c'est une conquête ; les gonzesses, ce sont des citadelles à prendre, par la force si nécessaire.
— Ouais, mais je sais pas raconter ça, Hank…
— Putain, Brodsky, on n'est pas rendus… Montre voir ton histoire de pirate… Non mais, j'hallucine ! Comment tu les fais causer, tes bandits ? Ton capitaine Clyde s'adressant à sa prisonnière, attention, je cite : « Nos camps sont opposés, mais l'amour peut nous réunir. » Non mais, tu y crois vraiment ?
— Ben, il essaie de la séduire… Faut bien qu'il trouve quelque chose à lui dire…
— Tu parles à ton sandwich avant de le mâcher ?
— Mais il est amoureux, là…
— Alors c'est encore pire ! Comment veux-tu qu'un type qui tue n'importe qui, hommes, femmes, enfants, diables et dieux, tombe dans un panneau pareil ? Pis je te parle pas du cliché…

Et ça a duré comme ça pendant des heures, des jours, des semaines entières, moi bossant comme un fou, et lui picolant mon whisky. Jusqu'à ce petit matin où, alors qu'il était en train de pisser consciencieusement sur un de mes nouveaux textes, il tomba sur un truc qui le fit sursauter.

— Hé… c'est pas mal du tout, ça… Je dirais même que c'est bon.
— Quoi donc ? Mon dernier texte ?
— Non, l'histoire est à chier, comme d'habitude, mais ça : Souris blanches pour série noire… Bien vu ! On peut développer à partir de là. Un bon titre de polar…
— Tu parles… Je connais rien au polar.
— Tu connais rien non plus aux clodos, ni aux gonzesses, ni aux pirates, petit.
— Ben alors… Laisse tomber. Je suis incapable d'écrire une histoire policière.
— Tu en seras capable dès lors que tu auras pratiqué.
— C'est-à-dire ?
— Que tu vas laisser tomber ta bécane un moment, et qu'on va ouvrir une agence de détectives privés.

[à suivre ; enfin, on va essayer…]