Rome, au matin du dernier jour des jeux, bruissait d'une fièvre peu commune. Il fallait avoir accompli son ouvrage pour se montrer au zénith du soleil à l'amphithéâtre où les combats promettaient quelques émotions rares en raison de la réputation des gladiateurs. À Rome, les convenances sociales revêtaient une importance essentielle.

Précédée de Myna, Octavie pénétra dans l'atrium ensoleillé à l'instant où le cortège se présenta à la domus Augustana. La fillette se précipita dans les bras de la jeune femme pour les abandonner, troublée par d'entêtants effluves.

— Ta tunique sent le vin, grimaça-t-elle, les narines pincées. Tu as passé toute la nuit à des libations ?
— Pas tout à fait, sourit Aurelia, attendrie, mais tu n'es pas loin de la vérité. Tu ne me trahiras pas aux oreilles de l'empereur, j'espère.

Octavie se renfrogna ou fit semblant. Les instants passés près de son amie à l'attitude de grande sœur compensaient la solitude imposée par mesure de sécurité.

— Pas si tu restes avec moi. On pourra aller se promener…

La princesse s'empressa de serrer la fillette contre sa poitrine avec tendresse sous les regards amusés des servantes.

— Ô douce enfant, je suis désolée de ne pouvoir accéder à ta demande aujourd'hui. Mais demain nous irons ensemble superviser l'avancée des travaux du port à Ostie ; j'y engage mon honneur. Je dois te laisser maintenant, au moins pour changer de tunique.

Octavie hocha la tête d'un sourire entendu puis disparut derrière sa servante. Aurelia entraîna Lyvie au bain. Pressées de se laver, les jeunes femmes s'enfoncèrent dans l'eau jusqu'à la taille. La princesse n'avait pas menti : les obligations de sa charge faisaient du temps une denrée précieuse, mais il lui fallait prendre celui de changer de tunique. Elles se frottèrent corps contre corps selon leur habitude dans une eau parfumée à la rose, utilisant leurs peaux comme des éponges douces.

— L'éclat de tes yeux laisse penser que la nuit a porté conseil, devina Aurelia, troublée par la satisfaction évidente de son amie ; mais ton sourire n'a rien de rassurant. Dis-moi ce qu'il en est.
— Tu te souviens des paroles de Julia le soir où on l'a surprise dans le triclinium ? avança la servante, mystérieuse, après avoir pris le temps de mûrir une réponse. J'y vois peut-être l'opportunité de nous en servir.
— Sa couche et celle de Thracius sont du même bois ! s'indigna la princesse dans un soubresaut qui l'écarta de sa complice. Une telle proposition me surprend, venant de toi. Tu désires vraiment nous voir amantes ?

Lyvie glissa dans le dos de sa maîtresse, resserra son étreinte et posa un baiser délicat sur l'épaule soyeuse à portée de ses lèvres. Elle massa les seins d'une caresse équivoque jusqu'à se réjouir de la réaction des tétons.

— Non, bien sûr, mais Julia sera manipulable si elle te pense attirée par les femmes. Tu pourras te servir de son propre désir afin d'obtenir ce que tu cherches.

Rassurée, Aurelia se retourna à la recherche d'une réponse.

— Voyons quelle idée tu as en tête pour contraindre Thracius à la patience jusqu'au retour de mon oncle sans me livrer à la débauche.

Dans l'entourage de l'empereur, le comes s'apparentait à un conseiller, un ministre dont la compétence se limitait à un domaine particulier. Ainsi, le comes des affaires militaires accompagnait Claude en Gaule. Choisi parmi les sénateurs en raison de ses aptitudes, il était le seul dignitaire à bénéficier d'une charge non héréditaire, exception qui faisait de lui un homme de valeur et a priori de confiance ; la transmission des titres par la filiation entraînait une mainmise préjudiciable de certaines grandes familles sur les affaires de l'empire.

— Où en sommes-nous ? demanda Aurelia à l'administrateur de la fortune privée de la famille de l'empereur. Prends place, je te prie.

Marcus Gratta apprécia de s'asseoir ; rapporter la séance du Sénat allait prendre un certain temps. Sur un signe de sa maîtresse, un serviteur apporta un plateau chargé de victuailles et de boissons puis se retira devant la porte de la grande salle du conseil de la domus Flavia.

— Ta décision de payer les jeux sur ta cassette personnelle a fait grande impression, Princesse ; il ne s'est trouvé personne pour s'y opposer cette fois. Ensuite les sénateurs ont évoqué quelques noms concernant une éventuelle future épouse de l'empereur. Le débat est devenu houleux.
— Les chiens cherchent une main qui les caressera dans le sens du poil, marmonna Aurelia, mais ils n'ont pas tous la même fourrure, d'où les tensions dans la meute. Qui est apparue favorite à la course au titre ?
— Certains verraient d'un bon œil l'empereur se remarier avec Ælia PÆtina, la mère d'Antonia dont l'époux est un descendant de Pompée ; ce nom en inspire plus d'un.

La princesse, l'esprit en ébullition, se désaltérera d'un peu d'eau. Pompée avait en son temps combattu Jules César afin de l'empêcher de mettre à mal la république. On pouvait le considérer comme un dictateur, mais Jules avait agi avant tout dans l'intérêt du peuple en privant les sénateurs corrompus de leurs pouvoirs. Malheureusement, les trafics d'influence et les pots-de-vin régissaient encore la vie politique romaine.

— Ælia PÆtina a été proposée par les amis de Claudius Genucius, n'est-ce pas ? Les plus riches de Rome désirent accroître leur fortune.

La question n'en était pas une.

— Tu as vu juste, concéda Marcus Gratta, encore une fois surpris du savoir politique de la jeune Aurelia. Ton refus de céder aux avances de Thracius Genucius les pousse à prévoir un nouveau plan d'action au cas où l'empereur refuserait de te marier contre ton gré. Ils sont prêts à toutes les bassesses.
— Je sais, mais mon acceptation signerait sans aucun doute l'arrêt de mort de Claude et de ses enfants. Ces vautours ne se gêneraient pas de les faire assassiner pour prendre le pouvoir par l'intermédiaire d'un époux qu'ils auraient placé dans ma couche, car les femmes ne possèdent aucun pouvoir de décision. Thracius ne doit jamais monter sur le trône, ou c'en est fini de la paix à Rome. Un autre nom circule ?
— On parle aussi d'Agrippine la jeune, continua le comes.
— Elle est la sœur de Caligula, la nièce au premier degré de l'empereur : cette union est impossible. De plus, les sénateurs n'y trouveraient aucun intérêt, à moins de…

Oubliant l'eau, la jeune femme avala une grande rasade de vin poissé tant la raison d'une telle union lui paraissait inconvenante. La descendance directe du général Marc-Antoine souffrait de divers maux, physiques à l'image de Claude, ou mentaux comme son neveu Caligula. Cette union pouvait fragiliser davantage la famille impériale en la rassemblant sous un même toit. Elle-même, pourtant simple protégée de Claude, ne se sentait pas à l'abri d'une épuration ; Rome la voyait en héritière potentielle : ce seul fait la mettait en danger.

— L'empereur a le pouvoir de ratifier un décret lui permettant d'épouser une parente proche si une majorité de sénateurs lui en faisait la suggestion, argua Marcus Gratta, lui aussi à la recherche de réponses.

Le serviteur s'invita dans la salle du Conseil embellie de marbre d'Argolide.

— Les personnes que vous attendiez viennent d'arriver, susurra-t-il, circonspect. Dois-je leur demander de patienter ?
— Non, je t'accompagne. Mon fidèle conseiller, concéda-t-elle à l'intention du comes en se levant de table, nous reprendrons cette discussion une autre fois ; le temps m'est compté aujourd'hui.

Le vaste tablinum ouvert sur toute la largeur de la cour intérieure et muré sur trois côtés avait une fois encore changé d'apparence. La grande salle ajourée servait selon les besoins à des réunions, à des réceptions, parfois à l'entrepôt de quelques marchandises. Aurelia y fut accueillie par les rires insouciants de quatre serviteurs, deux hommes et deux femmes occupés à la mise en place selon un dessein particulier.

— Tu es certaine de vouloir le faire ? demanda Lyvie par acquis de conscience, à la fois amusée et inquiète. Cela ne sera pas sans risque.
— Ne t'inquiète pas, fredonna la princesse guillerette comme une gamine délurée prête à faire une farce à son entourage, les gardes ont été choisis avec soin par Gratus Fabius. De plus, cette idée vient de toi. Aie confiance.

Les jeunes femmes jugèrent l'avancée des préparatifs un instant, chacune cherchant la faille d'un plan mis en place en trop peu de temps. Personne ne pouvait présumer de la réponse des invités.

— J'avais imaginé Thracius tout seul dans le triclinium, grimaça la servante, hésitante. Contenir ses semblables s'avèrera moins commode, j'en ai peur. Ils solliciteront des esclaves à défaut du plat dont ils aimeraient se délecter.

Aurelia baisa la joue de la jeune femme.

— Leurs prétentions seront revues à la baisse, susurra-t-elle. Je n'ai pas le pouvoir de bouleverser les choses ni le cœur des hommes, mais il me reste celui de protéger les gens de ma maison. Viens, nos invités attendent aux arènes.
— Que le spectacle commence sous le regard protecteur de la foule en liesse… soupira Lyvie, fataliste. Rome se lèvera demain avec un sérieux mal de tête.
— Cela lui évitera sans doute des souffrances bien pires, mon amie.

Les jeunes femmes passèrent du tablinum à l'atrium où les attendait une escorte de trente gardes prétoriens en tenue d'apparat menés par Gratus Fabius. Anisia, relevée à l'occasion de ses fonctions aux cuisines, calqua son pas sur celui de la princesse.

Le consul Quintius Crassius salua les deux sénateurs avec courtoisie. La réunion tenue secrète à la maison de Publius Iberius, le père de Fulvio, répondait aux impératifs du jour : ils se devaient d'être présents aux jeux dans l'après-midi.

Un serviteur déposa un plateau de viande froide découpée en fines tranches sur la table.

— J'ai acheté le couple l'an dernier sur le marché de Capoue, s'amusa Iberius, toujours prêt à faire valoir son immense fortune. La cuisine de son épouse est délicieuse.
— Quelles nouvelles au sénat ? rugit, impatient, le consul de Macédoine, la main dans le plat de viande. La session a porté sur le choix de l'impératrice, je présume.

Claudius Genucius se gargarisa d'eau.

— Le retour d'Ælia PÆtina dans les grâces de l'empereur prendra du temps, modéra-t-il. Or ce temps nous fait gravement défaut. Claude devra consentir à l'union de Thracius et d'Aurelia dès son retour. Nous appuierons en échange sa demande d'adoption.
— Il aura aussitôt vent de la manœuvre, argua Quintius Crassius, moins circonspect.
— Nous resterons prudemment en retrait. La motion sera présentée par d'autres, et nul ne pourra nous lier à un éventuel complot.
— Aux dernières nouvelles, souligna le sénateur Iberius, les doigts trempés dans une cuvette d'eau citronnée, l'empereur s'apprête à quitter Lugdunum. Thracius ferait bien d'arracher son consentement à Aurelia ce soir.
— Que doit-il se passer ce soir ? s'étonna le consul, peu enclin à goûter les surprises.
— Nos enfants sont conviés au palais après les jeux, rassura Claudius Genucius d'un geste de la main sur l'épaule de son beau-frère. La princesse aime s'entourer de jeunes gens de son âge. En outre, elle a promis une réponse à mon fils à la fin des festivités.

Les convives se restaurèrent un instant en silence, chacun muré dans ses priorités, conscient de jouer sa vie sur des suppositions.

— En cas de refus ? insista Quintius Crassius. Aurelia mène l'empereur à la baguette ; il ne la mariera jamais de force. De plus, la quatrième légion est au repos en Macédoine. J'ai besoin de trois à quatre jours avant d'ordonner le mouvement.

Les sénateurs se concertèrent du regard. La décision n'avait pas été facile à prendre, non à cause d'un sentimentalisme malséant en de telles circonstances, mais davantage par crainte d'un soulèvement sur l'Aventin.

— Nous la ferons disparaître, reconnut Publius Iberius à voix basse malgré l'absence de témoins, en laissant croire à un malheur naturel. Ou une guerre civile menacera les fondations mêmes de Rome.
— Tu as raison, persiffla Claudius Genucius, le visage renfrogné. La populace se remettrait sans trop de mal de la mort de l'empereur, mais elle ne pardonnerait jamais aux assassins de sa princesse. La quatrième légion pourrait même se retourner contre nous tant l'armée tient cette gamine en haute estime, Quintius Crassius. Tu serais traqué par tes propres hommes et mis à mort sans aucune pitié.

Le sénateur reprit son souffle dans une grande lampée de vin coupé d'eau claire.

— Ce mariage n'est pas le plus court chemin pour rétablir la république, reprit-il, les yeux levés au ciel ; c'est le plus sûr. Toutes les autres options mèneraient à un terrible bain de sang. Le soleil est presque à son zénith : le moment est venu de rejoindre les arènes ; notre absence serait remarquée.

Rarement la loge impériale avait connu une telle affluence. Sept jeunes hommes de haute lignée péroraient devant les amies d'Aurelia qui s'étaient réunies sur la rive du Tibre le soir de son anniversaire, amusées par des tirades pleines d'emphase empruntées à quelques poètes. Thracius Genucius, le huitième homme, se montrait d'une singulière discrétion, peu intéressé par le jeu de la séduction. Son père ne lui pardonnerait jamais un manque de discernement aussi grossier.

L'apparition de la princesse peu avant le premier combat bouleversa les ambitions de chacun ; les discussions se turent au profit de murmures enthousiastes. La maîtresse de cérémonie avait soigné son entrée.

— Enfin te voici, chère cousine… s'extasia Thracius, ébloui par la somptueuse stola de soie mauve vaporeuse sous la clarté de septembre.

Aurelia lui lança un éphémère sourire de convenance puis saisit les mains d'Ælla, la fille du légat Cervicius, célèbre pour ses exploits en Hispanie à la tête de ses légions.

— Ma tendre amie, implora la princesse, pardonne mon retard. Les affaires de Rome m'ont tenue éloignée de toi trop longtemps.
— Oublie cela, très chère ; tu es superbe ! minauda la petite blonde en baisant la joue d'Aurelia si près de la bouche que beaucoup dans la loge impériale – Thracius le premier – en restèrent confondus.

La maîtresse de cérémonie, selon l'usage, salua la foule dont l'ovation s'éternisa, puis se régala d'une coupe de vin fin au miel. Elle offrit à chacune de ses amies un baiser sur la joue, et celles-ci formèrent aussitôt un groupe comparable à un essaim d'abeilles autour de leur reine. Les jeunes femmes mimèrent l'attitude, dans la teneur des discussions comme dans la fraîcheur des rires, de jouvencelles essayant en cachette la stola de leur mère.

Lyvie, en retrait avec deux serviteurs prêts à régaler les hôtes de boissons et de fruits, assista avec plaisir à la mise en place du stratagème. Sitôt sortie du bain, Aurelia avait fait mander par des escortes ses complices au palais afin de quérir leur aide. Séduites à l'idée de se jouer de la tradition imposée, chacune tenait son rôle à la perfection.

Thracius tenta de s'approcher, aussitôt retenu par une Anisia désinvolte qui lui tendit une coupe de vin à l'arôme puissant. Il se retint avec peine de corriger l'insolente : lever la main sur une servante de son hôtesse pouvait lui coûter très cher. Il se contenta d'un sourire forcé en guise de remerciement.

Aurelia s'installa sur le siège couvert d'épais coussins qui lui était réservé au centre du premier rang. Les jeunes femmes prirent aussitôt place à ses côtés et dans son dos, à la grande surprise des hommes pris de vitesse, abandonnés au fond de la loge. L'attitude juvénile de celles dont ils espéraient les faveurs cessa de les amuser. Thracius Genucius, maintenu aussi à l'écart de la princesse, maugréa contre son manque d'attention.

Les invités avaient rejoint en cortège la domus Augustana près de l'amphithéâtre sous les regards brillants de gratitude de la foule satisfaite en fin d'après-midi. Riche en émotions diverses, le spectacle grandiose renforçait s'il en était besoin le prestige de la princesse, et le final en apothéose digne de figurer dans les tablettes des jeux romains allait occuper les esprits un long moment.

Douze gardes prétoriens éparpillés dans l'atrium gardaient un œil discret sur les huit jeunes hommes remis de leurs déboires aux arènes. Ces derniers reprenaient leur jeu de séduction avec entrain, persuadés de gagner enfin les faveurs des amies de la princesse ; ce genre de soirée pouvait fort bien se finir en débauche. Thracius tendit une coupe de vin à Aurelia.

— Je salue ton habileté, ma cousine. Avec de telles réjouissances, les dieux t'ont placée sous leur protection jusqu'à ton prochain anniversaire. Flavius Porcia t'a fait un présent estimable dont je le pensais incapable.

Depuis l'arrivée des invités au palais, le tablinum richement décoré bruissait des conversations liées au dernier combat du jour. La grâce au vaincu accordée par Aurelia ne surprenait personne ; néanmoins, que celle-ci ait demandé au lanus – le propriétaire de l'école des gladiateurs – d'affranchir le vainqueur soulevait la polémique. La libération d'un combattant auréolé de prestige représentait un manque à gagner certain.

— Il s'en remettra, se moqua la princesse, le nez dans une coupe. J'ai payé son favori comme s'il avait laissé la vie dans l'arène ; je dois ce présent à ma propre générosité.
— Tu ne devrais pas dilapider ainsi ta dot, remarqua le jeune patricien peu à son aise. Notre oncle Claude risque de s'en offusquer.

La jeune femme laissa errer son regard sur les invités comme si elle cherchait l'un d'eux en particulier, puis revint à son soupirant.

— Ma fortune a été amassée par le labeur de mes ancêtres au service de Rome depuis des générations. Rien de ce que je possède ne provient des caisses de l'empire.

Thracius maudit une fois encore sa propension à parler sans réfléchir. Si son père avait été présent, il lui en aurait sans aucun doute fait le reproche.

— Quant à ma dot, insista Aurelia, placide, il reviendra à l'empereur de la placer le moment venu. Laissons-le rentrer de Gaule.
— Je comprends, consentit-il, décidé à ne plus commettre d'erreur. Dès son retour, Claude connaîtra mes intentions envers toi ; il ne pourra rester insensible à ma demande. Alors pourquoi ne pas apprendre à nous connaître dès à présent ? Je brûle de désir !

Chez les patriciens – et davantage encore dans l'entourage proche de la famille impériale – l'union d'un homme et d'une femme répondait souvent à une manœuvre politique. La reconnaissance par la princesse Aurelia d'un quelconque sentiment amoureux pour Thracius aurait été une erreur à l'égard de l'intelligence du sénateur Genucius, une faute à ne pas commettre.

— Tu as raison : je serai certainement forcée de partager ta couche très bientôt. Je remplirai alors mon devoir sans aucun plaisir, par respect pour Rome et par amour pour ses habitants. Maintenant, permets-moi de chercher la félicité là où je suis certaine de la trouver. Je perdrai ma virginité ce soir dans d'autres bras que les tiens.
— Que veux-tu dire ? s'offusqua le jeune homme d'une voix forte, les jointures de ses mains blanchies à force de serrer la coupe de vin.
— Exactement ce que tu viens d'entendre, répondit-elle d'un calme olympien, apaisée par la proche présence de son ami le maître d'armes, attentif à la situation. Tu ne m'as pas attendue pour te livrer à la débauche ; j'ai quant à moi perdu assez de temps.

Sur un signe de Lyvie, une dizaine de danseuses originaires de différentes provinces s'élancèrent dans la salle de réception parmi les invités au son de la harpe, jouant avec une sensualité consommée des voiles de soie qui ne cachaient rien de leurs formes.

— Gracieux spectacle, s'extasia Fulvio Iberius, conquis. Tant de beauté n'inspire guère à la chasteté.

Ælla se força à sourire ; la réputation du personnage, son appétence pour les jeunes femmes, faisaient frémir jusque sur l'Aventin où il se promenait régulièrement en quête de proies faciles. On lui imputait d'ailleurs la disparition de quelques-unes d'entre elles, pas assez promptes à satisfaire ses énormes besoins de luxure.

— Excuse-moi de t'abandonner, grimaça la fille unique du légat Cervicius, peu encline à supporter les avances du jeune patricien ; j'ai moi aussi une réputation à défendre.

Il laissa s'éloigner celle dont l'art de séduire les femmes agaçait autant qu'il amusait dans la haute société romaine, l'œil attiré par le léger déhanchement suggestif sous la draperie de sa stola bleu azur brodée d'or. Certaines ne pouvaient être contraintes par la fortune, encore moins par la force. Seul le père d'Ælla aurait le pouvoir de changer cet état de fait quand il se déciderait à la marier.

Disséminées dans le tablinum, les amies de la princesse délaissèrent leurs prétendants pour se rapprocher les unes des autres. Aux sons harmonieux de la harpe, les danseuses évoquaient les démonstrations impudiques de la sensualité des Bacchanales qui trouvaient leurs origines dans les fêtes dionysiaques grecques où les jeunes filles s'adonnaient à des libations suivies d'une véritable débauche saphique.

Aurelia se laissa tendrement enlacer par Ælla sous le regard envieux de Thracius, à peine réconforté de ne pas la voir choisir un homme dans l'assistance, dont la présence ne dérangeait nullement la princesse ; la notoriété de la blonde jeune femme ne laissait aucune place au doute quant à ses intentions. La préférée de l'empereur ne s'amusait même pas à le narguer, simplement ignorante de sa présence.

— Ton attitude est un outrage, chère cousine ! proféra-t-il, incapable de ralentir les battements nerveux dans sa poitrine oppressée. Notre oncle en sera averti.
— En quoi mon désir offenserait-il Rome ? souligna la princesse, une main distraite sur la poitrine de son amante. Si Claude consent à notre union, je n'aurai d'autre choix que de satisfaire ton orgueil de mâle imbu de sa virilité. Ne sois pas hypocrite au point de vouloir faire mon malheur trop tôt et laisse-moi me divertir en paix, rassuré de ne pas me savoir à la couche d'un homme dont je pourrais savourer la présence. Il serait aussi aisé à l'empereur de me refuser à la maison Genucius au cas où un enfant serait conçu dans la précipitation. Si j'étais toi, je ne prendrais pas ce risque.

Averti des intentions d'Aurelia, Thracius choisit le repli stratégique. Son père le lui avait signifié en termes clairs : la vanité ne devait en rien menacer leur projet.

— Pardonne mon impertinence, chère cousine ; permets-moi de me joindre à vos jeux afin de participer à ton initiation. Ce sera pour moi un honneur.
— Et renoncer ainsi au plaisir que je compte tirer de ce moment particulier ? Allons, Thracius, inutile de joindre l'ignominie à l'hypocrisie : aucune de nous ne souhaite ta présence ce soir.
— Je te laisse à tes distractions, alors, concéda le jeune homme, blafard. Nous prendrons le temps d'évoquer l'avenir une autre fois.

Le départ du jeune Genucius n'avait pas signifié la fin de la fête ; les autres avaient tenté – en vain – de s'octroyer les faveurs des amies de la princesse. Ces dernières s'étaient amusées à leurs dépens d'un rapprochement exagéré avec leurs semblables jusqu'à ce que les hommes dépités aient abandonné tout espoir de parvenir à leurs fins. Les jeunes femmes, invitées à passer la nuit au palais par mesure de sécurité, avaient ensuite pris le temps de rire des victimes de leur jeu de dupe avant de se séparer.

Conviée dans la chambre d'Aurelia, Ælla ressentit l'inhabituelle nervosité de son amie. Le carenum bu en abondance laissait des traces. Les autres aussi avaient mimé les caresses et les baisers destinés à leurrer les hommes ; néanmoins, aucune comme elle n'avait poussé l'imitation aussi loin.

— Tu ne me dois rien, prévint-elle aussitôt, troublée par la profondeur du regard sombre de la princesse. Ce que nous avons fait ce soir ne doit pas nous engager, ou ce serait agir comme ceux que nous méprisons.
— Mais… répliqua la princesse, les larmes aux yeux, la virginité me pèse.
— Ton désir ne m'est pas destiné, ma douce amie ; il ne m'appartient pas d'apaiser tes sens éveillés au cours d'une simple représentation théâtrale. Elle t'attend derrière cette porte, insista Ælla en montrant du menton la séparation entre la chambre d'Aurelia et celle des serviteurs. Ce trésor qui devient un fardeau est trop précieux pour être offert à une autre.

Quatre mains complices s'ouvrirent ensemble, précédant les sourires empreints d'une légère appréhension. Seule Anisia paraissait à son aise. Elle fit glisser la tunique de la princesse. Lyvie suivit d'un œil comblé les longues jambes, les cuisses galbées, la taille mince sur les hanches rondes, les bras musclés sans excès, le cou gracile. Rien de la silhouette élancée ne lui était inconnu ; pourtant, observatrice privilégiée, elle découvrit l'inhabituelle sérénité des traits, l'éclat surnaturel du regard. Les seins fermes pas très gros en forme de poire se tendaient en une délicieuse invite. Quelques poils duveteux sous la toison pubienne taillée avec soin recouvraient le berceau de sa féminité d'un voile sombre.

— Ce n'est pas un caprice, annonça Aurelia d'une voix rauque ; je veux connaître le plaisir dans tes bras.

Lyvie resta inerte, les bras ballants, à sentir la souplesse féline de la princesse frôler sa tunique. Elle ferma les yeux, non par manque de désir, mais pour dissimuler les larmes d'une émotion intense.

La coutume ancestrale voulait qu'une servante prépare les amants à l'acte charnel afin de rendre les corps réceptifs. Anisia dénuda Lyvie dont elle apprécia les rondeurs, les seins larges aux tétons encore sages dans les aréoles claires, le ventre plat percé d'un nombril profond, la toison sombre aux poils coupés très court, les fesse hautes sur des cuisses musclées.

— Notre princesse ne saurait attendre, susurra la jeune Phrygienne à l'oreille de son amie ; embrasse sa bouche avec volupté.

Aurelia frémit de sentir des mains sur son visage, des lèvres se faire conquérantes, une langue insidieuse pénétrer sa bouche, s'enrouler autour de la sienne. La profondeur du baiser la surprit. Ælla avait vu juste : nulle autre ne méritait ce qu'elle s'apprêtait à offrir.

Lyvie l'abandonna, pressée de reprendre son souffle. La princesse se blottit dans ses bras à la recherche de son odeur, de sa bouche, de sa salive, d'un autre baiser. En signe d'encouragement, dans l'ivresse de l'inconscience, elle porta une main sur la nuque de celle qui allait devenir son amante. Anisia baisa le front brûlant de Lyvie par-dessus la poitrine de la princesse dont le corps tremblait d'un impérieux émoi.

— Fais comme moi, souffla-t-elle à son amie intimidée ; nous allons la combler.

Les mains et les bouches sur ses seins moirés de perles de sueur, les langues affriolantes sur ses tétons dressés, Aurelia s'abandonna aux délices. La présence d'Anisia exacerbait son désir. Les jeunes femmes, sans oublier les seins offerts, palpèrent le ventre tourmenté par l'attente. Lyvie, que personne n'avait préparée à ces gestes impudiques, baisa le nombril profond de son amante.

— C'est bien, l'encouragea Anisia. Notre princesse te désire : vois son empressement à s'offrir à toi. Viens entre ses jambes.

La Phrygienne se rappela la frustration de sa première fois, initiée par une maîtresse trop patiente. Aurelia voulait perdre sa virginité cette nuit, non saisir toutes les subtilités de la sensualité, et elle devait y prendre un plaisir vrai, puissant, sous peine de se fermer aux délices de la chair pour longtemps. Le reste viendrait plus tard.

Lyvie se contorsionna jusqu'à se retrouver entre les cuisses ouvertes dont la peau luisait à la lueur des torches et du bonheur pressenti. La blessure intime ressemblait à une entaille minuscule sur un abricot fermé, protégée des agressions par un ténébreux duvet.

— Embrasse-la doucement.

La jeune femme effleura de ses lèvres tremblantes la conque de la princesse. Une goutte de liqueur fleurit sa bouche, qu'Anisia s'empressa de recueillir.

— Sa saveur est délicate, tu vas l'aimer. Baise son antre maintenant comme tu as baisé sa bouche, avec le même amour.

Lyvie posa aussitôt les lèvres en corolle sur la fleur de sa maîtresse. Sans doute la voix suave de leur préceptrice l'encourageait à une audace dont elle ne se serait jamais pensée capable. Sa langue s'invita dans la fente close au parfum enivrant.

— Hummm… gémit de bonheur Aurelia.
— Entends comme elle se libère, souffla Anisia en écartant délicatement les replis intimes ; tes caresses l'ensorcellent.

Touchée par l'une et embrassée par l'autre de ses amantes, la princesse gronda de plaisir en signe d'acquiescement.

— Passe ta langue ici… c'est bien. Maintenant lèche… oui. Regarde comme sa fleur brille de désir… régale-toi de son miel.

Lyvie fouilla le calice avec volupté, savourant autant la douceur des chairs que la liqueur doucereuse et les paroles suaves. Elle glissa un doigt dans la moiteur offerte.

— Vas-y, l'encouragea Anisia après avoir surpris le geste discret. Notre princesse est offerte, prends sa virginité.

Le doigt se déplia dans la grotte et trouva sans mal l'orifice. Une légère poussée fit céder l'hymen. Aurelia savoura l'étrange sensation qu'aucune douleur ne contraria. Pris de contractions involontaires, son bassin se jeta en avant, son ventre happa les phalanges de son amante. Celle-ci, sidérée par l'appétence particulière de sa victime consentante, lui offrit un second doigt en pâture. La princesse rugit.

Anisia les laissa jouer un instant, émue par la sincérité de leur affection, puis dénicha de sa gangue de peau le petit organe sensible. Désireuse elle aussi de goûter la saveur de la princesse, elle le caressa de la pointe de la langue. Le corps pris de soubresauts s'arqua au-dessus de la couche ; un violent coup de reins l'empala sur les doigts insidieux. Les lèvres gourmandes se refermèrent sur le clitoris.

— Han ! fit entendre Aurelia, abasourdie.

La bouche ouverte sur un cri silencieux, elle suffoqua de plaisir jusqu'aux larmes. Ses amantes savourèrent ensemble sa jouissance comme le nectar des dieux.

— Quelle merveilleuse sensation… soupira Aurelia, à la recherche d'un second souffle. C'est toujours ainsi ?

Le verbiage dépouillé de la princesse montrait la sincérité de son abandon. La joue sur un sein dont la pointe défiait encore son regard, le bras en travers du ventre et la main négligemment posée sur la toison, Anisia sourit de la crédulité de sa protectrice. Elle souhaitait s'endormir ainsi et se réveiller de même, mais pas tout de suite, pas avant de les avoir entraînées l'une et l'autre au bout de leurs plaisirs.

— Cela dépendra de ceux ou de celles à qui tu accorderas tes faveurs.

Aurelia taquina les petits seins pointus de la Phrygienne d'une main et caressa la joue de Lyvie de l'autre. Cette dernière, émoustillée par la vue des corps impudiques enlacés, caressa son intimité d'un doigt distrait, comme par inadvertance. La fente laissa sourdre un peu de liqueur sur son ongle court. Elle ne put s'empêcher de comparer son humeur avec celle de la princesse.

— Ne reste pas loin de moi, ordonna celle-ci, et montre-nous ce doigt brillant de désir. N'imagine pas que nous allons te laisser dans cet état : tu te retournerais toute la nuit, me privant de sommeil.

La première servante rampa sur la couche jusqu'à se trouver prise dans une étreinte à trois. Malgré la volonté de n'en rien laisser paraître, l'humeur joyeuse exagérée, Aurelia se remettait avec peine de l'instant ; la volupté servie par des sentiments sincères n'avait rien d'une flétrissure. Quand son âme s'ouvrirait à d'autres plaisirs, elle conserverait de celui-ci une saveur particulière.

— J'ai envie de te goûter, avoua-t-elle d'une voix rendue rauque par une appétence réelle en posant la bouche sur un sein rond et ferme.

La caresse subtile offrit à Lyvie un premier frisson.

Le drap de coton froissé repoussé au pied de la couche, les jeunes femmes repues de plaisir se serrèrent les unes contre les autres ; la nuit perdit de son intensité au-dessus de la domus Augustana. Hasard ou volonté délibérée, habitude liée à la protection de la princesse sans doute, celle-ci se retrouva entre ses servantes.

Anisia laissa ses doigts vagabonder sur le corps détendu contre le sien jusqu'à se perdre dans la toison à l'orée du berceau intime, savourant une fois encore le grain de la peau tiède. Aurelia laissa faire, attendrie malgré la fatigue par l'audace de la jeune fille désireuse de connaître les limites de sa maîtresse.

Sa science amoureuse eut raison de l'apathie de sa victime ; elle lui offrit un dernier plaisir long à venir, presque douloureux, pourtant sincère. Puis la princesse s'abandonna à un sommeil salvateur, heureuse d'avoir écouté son instinct.