La pleine lune est montée dans ce ciel d'octobre. Les gamins sont passés, déguisés en bêtes étranges et les paquets de bonbons se sont vidés au rythme des coups de sonnette. Derrière les carreaux, j'ai vu ces monstres étranges qui défilaient avant de s'envoler en riant vers d'autres maisons.

Dans la soirée, ils ont frappé à ma porte sans que je veuille ouvrir, mais ils criaient tous comme des sauvages. Qui sont-ils ? Des gosses revenus du fond de ma mémoire ou des fantômes qui viennent pour hanter mes dernières nuits de ce mois d'automne ? Ils hurlent durant quelques minutes, des coups violents sont donnés partout dans les cloisons, ou bien ne sont-ils vraiment que dans ma tête ? Je n'ose plus fermer les yeux ! Ils sont là partout à m'épier, attendant que je dorme pour me faire je ne sais quelles misères.

Je lutte ; je reste les regards fixés au plafond, sans un mot. Je voudrais même ne plus respirer. Le Pinocchio de bois du dernier Noël reste là, à se balancer des heures durant au pied de mon lit. Son nez s'allonge et vient se frotter contre mes jambes. Elles sont si lourdes… elles sont de plomb. Je n'arrive plus à savoir s'il faut que je crie, ou bien suis-je déjà en train de le faire ? La lumière, je ne veux pas qu'elle me quitte ; il faut qu'elle reste là, qu'elle m'accompagne encore un peu, juste le temps que réapparaisse le jour.

Quand il est de nouveau clair et que le pantin ne se balance plus, je suis apaisée, mais pas sauvée, non : les voix remontent encore dans ces escaliers. Ceux de ce grenier où je vis recluse, sans échappatoire. Le cycle recommence : maman est là, un bol de bouillon à la main, qu'elle me tend de ses bras décharnés. Elle n'a pas laissé la porte entrouverte, se contentant de me passer ce récipient de soupe. Mes mains n'arrivent pas à s'allonger suffisamment pour m'en saisir. Alors les voix sont là encore et encore.

Un grand rire ; celui de ma maman ? Il ne ressemble en rien à ces mots qu'elle me susurrait, mais c'était… il y a bien longtemps. Le ciel est sombre sur un soir qui retombe, et je suis toujours allongée. Des rais de lumière sont tout autour de mon petit lit. Il tangue sur une mer déchaînée ; je me cramponne à des draps qui sont froissés, et le nez de l'enfant de Geppetto recommence un long mouvement de balancier. Il se glisse le long de mes cuisses, sans pudeur, sans que je sois en mesure d'arrêter son déplacement. C'est bizarre, cette terreur qui me serre la gorge… J'implore sa pitié, je hurle pour que ça cesse, mais rien n'y fait, et la chose froide s'enfonce toujours plus haut, entre ces jambes que je voudrais serrer.

Je suis à demi nue sans raison. Ça bouge de partout dans cette soupente aux allures de prison. J'ai des frissons de terreur. Ce nase qui rampe entre mes deux guibolles pourtant ouvertes s'étire de plus en plus. Mais peut-être que ma vision des choses se restreint au point que la truffe qui m'écartèle en devient immense. Sur la commode, Arlequin clignote de partout en ricanant, et c'est moi qui semble le faire vibrer.

Les gnomes de la Terre entière sont tous autour de mon pieu, et les dents serrées j'assiste impuissante à cette effarante, à cette monstrueuse avancée du bois ou de je ne sais quelle matière. « Oh, Geppetto pourquoi lui as-tu appris à mentir ? Je te hais ! » Mais ma gorge, au lieu de crier, se serre de plus en plus. Ma voix se perd au fond de ma propre tête. Le singe aux cymbales se met à battre de toutes ses forces ses deux disques de cuivre. Alignés, les soldats de plomb entourent de leurs armes menaçantes la couche où je gis. Ils assistent tous à la mise à mort de ce que je voudrais garder le plus longtemps possible.

L'appendice nasal touche ma culotte. Mais pourquoi suis-je presque complètement à poil alors que mon derrière reste couvert ? Et la marionnette qui se joue de ce ridicule rempart, qui le pousse sur un côté… J'ai une bouffée de chaleur alors que la bûche façonnée se love là où je voudrais garder mes mains. Pas moyen d'échapper à cet horrible destin ?

Les coups dans la porte se sont enfin tus. Le soleil est de retour sur le vasistas de ma mansarde. Avec lui, l'abominable homme de chêne bat en retraite. Une autre assiette, servie par ce squelette qui me nourrit, est là sur la minuscule table qui sert de chevet. « Maman ? Dis-moi un mot, fais-moi juste un sourire si tu ne sais plus parler. C'est moi qui ne mange plus et c'est toi qui te promènes avec une tête de déterrée. Pourquoi cries-tu aussi brutalement dans mon cerveau ? Non, je n'ai rien fait de ce que tu dis ! Tu me promets l'enfer et je sais, je le sens, que ce soir il va venir à moi. Il a les traits de cette fichue pièce de bois ciselée. »

L'obscurité n'est plus dissipée par la lampe tremblotante, et l'épine au milieu de la face blanche remonte entre mes… elle va plus vite, c'est plus rapide… mon Dieu ! Je voudrais crier ma peur, ma souffrance, mais je ne sais pas si je peux essayer seulement de le faire. La chambre est plongée dans le noir, et cette chose qui pèse sur moi… Elle y est entrée, me rejetant dans la sombre nuit d'octobre, celle des sorcières. Et pourtant ce Pinocchio, je l'ai serré contre moi, je l'ai embrassé, je lui ai dit des milliers de « je t'aime ».

Dans l'assiette, les aliments sentent mauvais. Plus rien n'a de goût et les bras de maman sont partis, remplacés par ceux de quelqu'un d'autre. La luminosité de ce matin particulier revient avec la sortie de mon sommeil agité. Mon lit a fait naufrage et ma vie aussi.

Il était couché là, près de moi, et n'avait pour toute excuse que la boisson… Oh, toi qui m'avais donné la vie, tu as gâché ma jeunesse !

Nous ne nous sommes jamais revus. Ce bonhomme de bois, cet Auguste, avait ton visage à l'aube de ce matin-là, et même ta femme ne m'a pas aidée.

Maman, ce n'était en rien ma faute. Vingt ans déjà, et j'en cauchemarde encore.
L'aigle noir, c'était… lui !