— De quoi parliez-vous avec monsieur Spassky ?
— Quand j'arrive, je lui dis « Bonjour. » ; quand je pars, je lui dis « Échec et mat. »

(Bobby Fischer)

À part pour quelques grands malades, la première fois que l'on commet un meurtre avec préméditation, on a toujours cette espèce d'étau qui nous serre la poitrine. Tous les témoignages que j'avais pu recueillir en parlaient : j'étais donc prévenu. Pour passer le temps et en attendant la cible, j'essayais de comprendre pourquoi. Parce que ma conscience, elle, était parfaitement tranquille. Le type que j'allais occire était quand même un parfait salopard, et les risques de me faire prendre étaient infinitésimales.

On prétend qu'il n'existe pas de meurtre parfait, que la police trouve toujours – ou presque – le coupable, que ses moyens d'investigation sont tellement perfectionnés que quasiment personne ne peut plus passer entre les mailles du filet. On gave le gogo avec des séries télévisées américaines à la con comme Les experts à New York, à Miami, à Palavas-les-Flots ou à Nouan-le-Fuzelier. Tu parles… Tout ça participe de la grande escroquerie destinée à maintenir l'ordre public en faisant croire aux imbéciles que l'État veille sur eux. Mais il a mieux à faire avec ses flics, l'État : surveiller les propriétés des politicards en exercice, des ex ou des futurs présidents, ficher les lanceurs d'alertes, les syndicalistes, les ultras du PSG, « nettoyer » les rues des grandes villes des réfugiés ou des sans-abri qui font peur aux touristes et à ceux qui n'ont pas encore rejoint la horde des pauvres que la machine à broyer de notre société crée chaque jour un peu plus…

Pendant ce temps-là, les flics rament comme des galériens munis de pagaies. Gilets pare-balles hors service, voitures sans essence pour les patrouilles, ordinateurs préhistoriques et Internet en rade, commissariats infestés par les rats, chauffage en panne, manque de stylos, manque de personnel, manque de sommeil… Les experts à Vierzon sont devenus des experts… de la débrouille et du bricolage, forcés de réparer eux-mêmes leurs armoires et de changer à leurs frais les ampoules électriques de leurs bureaux.

Le monde civilisé est devenu un vaste Far-West livré aux frères James ou autres Dalton, dans lequel lorsque la cavalerie arrive au secours des pauvres gens en danger, c'est soit trop tard, soit armée de sabres rouillés face à des types armés de mitrailleuses.
Franchement, je ne risquais rien…

Lorsque la cible est enfin apparue, j'ai pressé doucement la queue de détente. POC ! Le canon armé d'un silencieux étouffa parfaitement le bruit de la détonation.


— Entrez, Monsieur Scorsese ; asseyez-vous.
— Bonjour, Inspecteur. Vous désiriez me voir ?
— Oui. Je voulais vous entendre à nouveau dans le cadre de l'enquête concernant la mort de Thomas Ratelier.
— Oui… Décidément, même après sa mort il continuera de nuire, ce connard.
— Pardon ?
— Vous avez enquêté sur le bonhomme. Vous savez donc à quelle pourriture vous aviez à faire.
— C'était votre voisin.
— Ouais…
— Vous semblez ne pas le regretter. Les autres gens du quartier se sont émus de ce qui lui est arrivé.
— Ouais… Les gens sont toujours émus. Ou faux-derches… Je ne suis pas certain qu'ils le connaissaient. Moi, si. C'était une ordure, et sa mort me laisse froid.
— Moins que lui, apparemment, Monsieur Scorsese.

Ça, c'est le genre d'humour que j'aime bien. Il avait une bonne tête, l'inspecteur. La tête d'un mec épuisé par son boulot ; des valises sous les yeux, mais un esprit visiblement très vif. Et une manière de parler qui invitait à la confidence. Compréhensif ? Jusqu'à quel point ? Je décidai de lui donner des billes et de lui permettre de jouer la partie à fond. Il allait la perdre, bien sûr, mais avec honneur. Il comprendrait le « pourquoi ». Cela lui ôterait le sentiment de ne pas avoir accompli son travail correctement.

— Inspecteur, même si je détestais ce type, j'aurais bien été incapable de le tuer. Mais je vais vous éclairer sur les raisons pour lesquelles, à mon avis, il s'est fait buter.
— Je ne comprends pas ; vous entreteniez de bonnes relations avec lui, pourtant.
— Lorsque j'ai emménagé dans mon appartement, j'ai fait connaissance avec sa femme. Elle, par contre, elle était très sympa. Je l'ai ai invité à prendre l'apéro chez moi et nous nous sommes vus, en effet, à plusieurs reprises.
— Pourquoi cela, si vous le détestiez ?
— Pour elle, Monsieur l'Inspecteur. Mais vous allez comprendre. Ratelier, pour ceux qui ne le connaissaient pas, pouvait passer pour le type bien sous tout rapport. Courtois, prévenant, amusant même… Mais après un ou deux verres, il se laissait aller à la confidence. Et franchement, ce n'était pas beau.
— Expliquez-moi.
— Ce type était DRH dans une grosse boîte qui vend de l'inutile pas cher à des zozos qui n'ont besoin de rien. Il fallait voir – ou entendre – comment il se vantait de traiter le personnel de sa boîte. Faire chialer une femme sans défense (parce qu'on est sans défense quand on a besoin de sa paye) était pour lui une manière de jouir. Il s'est même auto-glorifié d'avoir poussé deux de ses employés au suicide. Il a été attaqué en justice par une des familles, mais il avait préparé un dossier en béton. Tout ce qu'il avait fait était légal, dans la forme. « Immoral, mais légal » ; c'était une de ses expressions favorites. « La moralité, c'est pour les faibles, et c'est là-dessus que les gens comme moi peuvent faire fortune. » qu'il disait. Il était écœurant… Alors franchement, qu'un type ait voulu le voir crever, ça ne m'étonne pas. Et qu'il ait réussi son coup… eh bien, ça me fait plaisir.
— Et sa femme ?
— C'est quelqu'un de chouette. Elle était étouffée par son mari. Elle est libre à présent.
— Hum… Que faisiez-vous la nuit du meurtre, Monsieur Scorsese ?
— Je vous l'ai dit : j'étais chez moi. Seul. Je regardais la télévision.
— En effet. Vous regardiez Un singe en hiver sur TF1 ; c'est ça ?
— C'est pas souvent que TF1 passe un film intelligent. Alors ça m'a marqué, en effet…
— Oui… Mais c'est là que je rencontre un problème, Monsieur Scorsese : ce soir-là, le film a été déprogrammé. Ce qui m'amène à la constatation suivante : vous avez menti.
— …
— Je vous écoute.
— Écoutez… Ce soir-là, j'étais crevé. Je me suis foutu au pieu vers 21 heures. Pas d'alibi, donc. Quand vos gars m'ont interrogé, je me suis déjà vu accusé. Alors…
— Pourquoi ?
— Hein ?
— Pourquoi vous êtes-vous « déjà vu accusé » ?
— …
— Il va falloir me raconter une autre histoire que celle-là, Monsieur. Parce que là, vous êtes mal engagé.
— OK. Ce soir-là, je n'étais pas chez moi.
— Vous étiez où ?
— J'ai passé la nuit à Amiens, à l'hôtel Carlton, juste devant la gare. Vous pouvez vérifier.
— Pourquoi ne pas l'avoir dit aux enquêteurs ?
— …
— Monsieur Scorsese ?
— Je n'étais pas seul.
— Facilement vérifiable. Avec qui ?
— Avec Anna. Anna Ratelier.
— Hum… Vous comprenez ce que cela implique ?
— Évidemment ! Écoutez, Inspecteur, ce salaud cognait sa femme. Il la torturait physiquement et moralement, en prenant soin, toujours, de ne pas lui laisser de marques au visage. Alors elle s'est tirée. Ce soir-là, elle m'a demandé de la rejoindre, ce que j'ai fait. On était à deux cents bornes d'ici, merde ! Et il a fallu que ce soit ce soir-là que cet enfoiré se fasse buter.
— Avouez que ce n'est pas de chance…
— Putain, mais si je n'étais pas là, comment voulez-vous que je sois l'assassin de ce type ?
— Vous auriez pu mettre un contrat sur sa tête.
— Ah ah ah… Mais avec quoi, Inspecteur ?
— Elle aurait pu le faire.
— Tous les comptes étaient au nom de son mari. Il la tenait financièrement. Quand elle m'a appelé pour la rejoindre, elle n'avait même pas de quoi se payer l'hôtel. C'est moi qui ai raqué.
— Et elle avait choisi le Carlton alors qu'elle n'avait pas d'argent ?
— Elle était morte de trouille. L'hôtel est juste en face de la gare.
— Nous allons vérifier tout ça, Monsieur Scorsese. En attendant, vous êtes en garde à vue, bien entendu.


Quelle belle partie d'échecs ! La défense Caro-Kann, si chère à Anatoly Karpov et qui avait failli lui permettre de prendre sa revanche à Lyon contre Kasparov. Une position défensive pleine de pièges subtils qui laisse l'attaquant libre en apparence, qui l'amène à s'installer au centre de l'échiquier avant d'être mis en déroute. Même passé de mode, Karpov a toujours été ma référence.
Ma garde à vue dura moins de 24 heures.

— Monsieur Scorsese, nous avons vérifié vos déclarations.
— Donc ?
— Vous avez de la chance : plusieurs des employés de l'hôtel vous ont clairement identifié.
— Et Anna vous a confirmé mes déclarations.
— Bien sûr. Mais vous auriez pu être complices, ça ne prouvait rien. Nous avons vérifié vos comptes bancaires également. Effectivement, la piste d'un tueur engagé par vos soins peut être écartée. Vous êtes donc libre. Mais vous savez quoi ? J'ai l'intime conviction de votre culpabilité.
— Hein ? Comment pouvez-vous…
— Allons… Innocent à ce point-là quand on a toutes les raisons du monde pour assassiner un enfoiré comme Ratelier, c'est plus que suspect, vous ne croyez pas ?
— D'où ma maladresse concernant Un singe en hiver.
— Sauf que ce n'est pas à un vieux singe qu'on apprend à faire des grimaces. Pas très moral, tout ça, mais bon… « La morale est souvent le paravent qui permet de masquer nos lâchetés. »
— Ratelier ?
— Non, Nietzsche. Allez, cassez-vous.

Balèze, l'inspecteur… mais il n'avait aucune chance. Il avait pourtant brûlé en évoquant le contrat mis sur la tête de Ratelier, mais je n'avais pas déboursé un euro là-dessus. Deux mois avant, à Cannes, la cible que j'avais touchée était un violeur multirécidiviste protégée par sa position de notable. La victime qui avait demandé ce service était ce jour-là en déplacement pour son entreprise à Clermont-Ferrand. En échange, elle avait éliminé le créancier véreux d'un patron pêcheur de Calais parti en mer avec ses gars le jour de l'exécution. Et c'est ce même patron pêcheur qui s'était occupé de Ratelier. Imparable ! Nous avions tous des alibis en béton, aucun rapport direct avec nos cibles, et nos cibles ne se connaissaient pas. Nous communiquions par un service de messagerie cryptée, et le seul lien qui aurait pu être établi était que nos « victimes » étaient des enfoirés qui avaient suffisamment d'ennemis pour être abattues par n'importe qui.

Oh, bien sûr, tout ça, ce n'est pas très moral… Mais la morale est le paravent qui permet de masquer nos lâchetés, comme disait l'inspecteur. En disant cela, il m'avait signifié clairement que pour lui, la chasse à l'homme n'était pas loin d'être terminée. Mort d'un salaud… et puis après ?

Pour les amateurs d'échecs : après sa première victoire sur Karpov, Kasparov a écrit un livre qu'il a appelé Et le fou devint roi. Quand au cours de la revanche Karpov ressortit la défense Caro-Kann de sa boîte à malices, il a cru qu'il serait obligé d'écrire une suite : Et le roi devint fou.

Aujourd'hui, le roi est nu, et c'est le monde qui est devenu fou. Les méchants passent pour des gentils, et les gentils pour des méchants. Mais pour un joueur d'échecs, le bien et le mal n'existent pas. Il y a les blancs et les noirs, un champ de bataille, et le plus fort l'emporte.
Et moi, j'ai emporté Anna qui n'est au courant de rien.

« The winner takes it all. », comme on dit.
Moralité ?