Mon maquillage fout le camp ! Il se délite sous les litres d’eau qui me tombent sur la tête. Je marche depuis une bonne heure sous un déluge venu du ciel. Et je ne sais même pas pourquoi ! Je me suis senti une incroyable envie de marcher, marcher encore, et résultat… l’orage qui me dégringole dessus avec ses rivières fraîches. Il laisse sans doute des traînées de rimmel qui glissent de mes yeux à mes joues, me donnant l’air d’une miséreuse. Quelle idiote, tout de même… Sortir sans parapluie, c’est tout bonnement con !

Mais voilà, au détour d’un étal, au marché ce matin, mon cœur dans ma poitrine a fait un bond. Devant moi, le type que je scrute fixement, on dirait… mais oui : on dirait Eddy ! Une résurgence de mon passé, pas si lointain en fait. Cet homme regarde vers moi et je sens son regard, un regard qui me transperce, qui me cloue sur place, qui me crucifie et finit par me traverser. Alors ces yeux qui passent à autre chose, c’est difficile ! Et dans sa cage, mon horloge qui cogne à tout rompre…

Je replonge dans ma jeunesse, dans un monde que je voudrais n’avoir jamais quitté, un cocon doux qui me manque tellement… Eddy ! Mon Dieu, ai-je donc tant changé pour que ses yeux ne se soient pas seulement arrêtés une fraction de seconde sur mon visage ? Et puis le voir, le revoir me rend folle. Alors j’ai tourné en rond dans ma maison le reste de la matinée, et sans réfléchir je suis partie, sans but, juste pour que mon esprit se libère de l’énorme pression engendrée par cette rencontre inattendue.


Le vendredi soir, je rentre à la maison. Mes parents m’attendent toujours à la gare ; mais quand je descends du train, seule maman est là.

— Papa n’est donc pas venu ? Il n’est pas malade, au moins ?
— Non, non, ma chérie. Figure-toi qu’un de ses amis est à la maison.
— Chez nous ? Un ami de papa ? Eh bien, c’est à marquer d’une pierre blanche ! Il en a si peu.
— Oui, mais celui-ci, c’est un vrai ; un de ceux avec qui il a fait l’Algérie.
— Je vois… Les guerriers qui refont le monde ; celui d’avant, celui qui – à les écouter, à les entendre – était meilleur que le nôtre. Et pourtant, il y avait si souvent des batailles !
— Oui. Mais ils n’y sont pas tous allés par plaisir. Enfin, tu verras bien. C’est un type relativement sympa.

J’ai écouté maman, et surtout je l’ai regardé. Pour qu’elle parle comme ça d’un autre mec que mon père, c’est qu’il lui a sacrément tapé dans l’œil : je ne l’ai jamais vue comme ça. Nous roulons dans notre Renault Dauphine qui nous ramène vers notre petite maison. Oh, la maison, elle ne nous appartient pas vraiment, non plus. Gabriel (oui, mon père se prénomme Gabriel), c’est le contremaître du tissage du village. Et il a toujours travaillé dans cette usine. Donc le logement va avec la fonction, et le nôtre reste le plus beau… à mes yeux.

Moi ? Claude, dix-neuf ans depuis le dernier automne. Je fais des études de droit ; ils en sont si fiers, mes parents ! Il faut dire aussi que mon père besogne dur pour payer mes études et que je ne veux surtout pas le décevoir. Maman – Arlette – elle, c’est une femme au foyer. Ça veut dire qu’elle s’occupe de la maison, du jardin et d’un tas de choses que je ne connais qu’imparfaitement. Mais elle fait aussi le catéchisme aux jeunes en âge de passer leur communion ; c’est dire que sa croix, elle la porte aussi en elle.

Alors ce fameux vendredi soir, deux hommes me voient rentrer pour cette fin de semaine. Papa me couve des yeux et je sens, quand il me présente à son ami, que sa voix chevrote un peu. Maman, à mes côtés, semble heureuse de voir sa famille ainsi réunie. Elle était plutôt réticente, au début, de me voir partir à « la grande ville » pour la faculté de droit. Bon, elle a fait contre mauvaise fortune bon cœur.

— Eddy, voici l’amour de notre vie à Arlette et moi !
— Une belle jeune femme ! Elle a de beaux yeux, tu ne peux pas la renier, Arlette. Remarque, toi non plus, Gaby : c’est un mélange de vous deux.
— Oui… En plus, elle est bien plus intelligente que nous. Un jour, elle sera quelqu’un, notre Claude ; hein, Maman ?
— Vous êtes fous, vous deux, de parler de moi comme ça avec un étranger.
— Un étranger ? Mais ton père et moi, nous sommes comme les doigts de la main, ma belle. Sans lui, je ne serais pas revenu du djebel, alors c’est comme mon frère. Viens ici, ma nièce, viens que je t’embrasse.

Puis les deux hommes trinquent à nouveau. Et pour la première fois de ma vie, je vois mon père avec un petit coup dans le nez. Ça lui est déjà sûrement arrivé auparavant, mais je ne l’ai jamais vu dans cet état. Et bizarrement, je sens ce soir que quelque chose se passe en moi. Quoi ? Je ne saurais pas bien le définir, mais mon cœur frappe fort dans ma poitrine, et je sens mes jambes trembler, ces gambettes qui ne me portent plus. Sans doute aussi que le sang s’est retiré de mon visage. Seule maman a sans doute décelé mon trouble passager.


J’ai donc dix-neuf ans depuis quelques mois, et mon père vingt de plus que moi. Cet Eddy est de la même classe, et de ce fait doit donc avoir lui aussi trente-neuf balais. Mais il possède des yeux comme je n’en ai jamais vus, des muscles qui bougent sous le coton d’une chemise à carreaux. Et son rire… comme un soleil, tout droit sorti du fond de sa gorge, un soleil en mille éclats qui me brûle. Je n’arrive plus à détacher mes regards de ce gaillard qui tutoie tout le monde à la maison. Et un moment, j’ai la nette impression qu’un sorcier a débarqué chez nous.

Dans ma petite chambre, mes cahiers ouverts sur mon bureau, mais il m’est impossible de me concentrer. La voix de cet Eddy me remonte dans les oreilles, s’infiltrant partout en moi, gardant sans cesse mon cerveau sur le sourire de ce type. Je ne comprends rien de ce qui m’arrive. Pour lui, je ne suis rien d’autre qu’une gamine, et la fille de son copain, un handicap supplémentaire. Et mes idées se bousculent sous la nappe brune de ma tignasse. Mais qu’est-ce qui m’arrive ? J’en parlerais bien à maman, mais… bizarrement, quelque chose me retient de le faire.

J’écoute sa voix, je bois ses paroles, je suis en extase. Je minaude aussi sous les yeux médusés de ma mère ; mon père, lui, ne s’aperçoit de rien. Il continue sur sa lancée. Les petits verres font les grandes ivresses. Papa est le plus saoul quand je vais me coucher, mais je sais que cet Eddy va, lui, dormir dans la chambre d’amis. J’en serais presque heureuse. Je cherche son regard, ne le trouve jamais, mais, mon Dieu, j’en suis déçue. Il aide maman à coucher mon père.

Seule dans ma chambre, je ferme mes livres, oublie mes devoirs. Aux oubliettes, les révisions que j’ai prévues pour ce week-end ! Je ne suis plus concentrée. Alors je me glisse dans mes draps en rêvassant à ces yeux étrangers. Je me dis que ça doit être cela, l’amour. Je finis par somnoler ; la maison est plus calme. Qu’est-ce qui m’a réveillée ? Je ne sais pas vraiment si c’est un bruit ou mon esprit qui me fait sursauter. Et puis cette envie de me rendre aux toilettes… pressante, urgente. Je dois me lever !

Le couloir, sans lumière, j’en connais toutes les lames du parquet et évite celles qui grincent. Dans la chambre de mes parents, Gabriel ronfle. L’alcool, sans doute, pris à trop haute dose. Un moment je me demande comment maman peut dormir avec ce vacarme : un vrai tracteur, un soufflet de forge ! Je ne veux pas m’éterniser davantage dans ce lieu, d’autant que mon besoin se fait plus impératif. Les toilettes sont là. Quel bonheur, quel soulagement ! Je prends mon temps, ça fait du bien.

L’idée de prendre un verre d’eau avant de retourner me coucher, je la maudirai longtemps. Pour la cuisine, je dois passer devant le salon. Celui-ci est encore éclairé. Maman a sans doute oublié d’éteindre la lampe. Mais plus j’approche, plus ça me semble étrange. Surtout ces petits rires étouffés, comme si… Je ne veux pas vraiment croire ce que j’entends. Ce n’est pas possible, je dois me tromper. J’avance encore d’un pas, sans me mettre dans le rayon de lumière qui atteint presque l’endroit où je me trouve.

Elle est assise, et cet Eddy la tient dans ses bras. Je ne peux pas, plus bouger. Je suis scotchée par ce que mes yeux suivent. Elle, c’est elle qui embrasse ce type, ce fameux copain de mon père ! On ne peut pas avoir de meilleurs amis, quoi… Ils s’embrassent, et je vois tout cela comme dans un mauvais rêve. Le cauchemar dure un long, très long moment. Les mains de ma mère qui agrippent la caboche de ce… salaud. Et moi, cruche de chez cruche qui ne bronche pas. J’ai honte ! Ce n’est pas vrai, pas possible !

Cette bassesse qui se déroule comme un film devant moi, ce n’est pas cela qui me fait déshonneur, c’est juste que… je l’envie. Je la jalouse presque de la voir se faire ainsi toucher, et j’aimerais… sa place. Monstrueuse, je dois être monstrueuse : ce n’est pas permis de réagir de la sorte ! Mon ventre fait d’horribles gargouillis, et une fraction de seconde je me dis qu’ils vont entendre ce raffut. C’est dingue ! Ce que je reluque sort des convenances, sort et m’éloigne de tout ce que j’aurais pu imaginer.

Je n’ai jamais rien vu de tel. Le chemisier de maman, que l’homme déboutonne puis qu’il retire, et ses seins, à l’air, qui me paraissent tellement… gros, tellement énormes. Mais le bonhomme ne s’arrête pas en si bon chemin. Non, cette fois c’est la jupe qui quitte le corps de… la femme qui à cet instant n’est plus totalement ma mère. Et j’imagine plus que je ne la vois, cette main qui doit se glisser dans sa culotte. Pourquoi n’est-ce pas moi qui suis à cette place ? Je m’en mords les lèvres.

L’autre, là, chuchote des mots à l’oreille de… d’Arlette. Je n’en peux plus. Je me recule ; c’est plus que je n’en peux supporter. Pourquoi ne suis-je pas sur ce canapé ? C’est fou, c’est nul, c’est… affreux. Dans le couloir, les ronflements, je les réentends. Encore une pause devant la porte de la chambre à coucher de mes… non, de mon père. Alors pourquoi ai-je refait le chemin en sens inverse ? Seulement pour me faire mal ! Ils sont toujours l’un près de l’autre, mais les fesses que j’entraperçois n’ont plus rien de féminines. Il est aussi nu qu’un ver, un ver tout blanc.

À genoux, le visage tourné vers le corps de cette femme que je me refuse à appeler encore maman, il est fort occupé. Ce qu’il fait n’est pas une prière, ou alors à un Dieu qui m’est encore inconnu. Et elle lui cramponne les cheveux, de peur sans doute qu’il ne quitte la niche douillette où il doit se sentir à l’aise. J’en bave derrière cette porte. Si au moins ils fermaient la lumière… Mais non ! Et je suis là, tremblante, à suivre l’évolution de cette trahison. Alors, comme les soirs où je suis trop contractée pour faire quoi que ce soit et ne peux plus lire, étudier… mais je n’ai pas ici besoin du renfort d’images que mon cerveau crée. Le spectacle qui s’affiche là est mille fois plus éloquent.

Je suis là à attendre un final, mais ils n’en sont qu’aux simples prémices. Je suis mal, mal dans ma peau. Les cris qui jaillissent de la bouche de cette mère indigne, je les prends comme un affront, une blessure qui s’ouvre sans que je sache pourquoi. Mon esprit tente de faire le ménage et la part des choses ; il me hurle dans la tête qu’elle est aussi une femme, que je ne peux pas comprendre ça.

Et je la devine qui bouge, qui se déhanche, qui remue son bassin. Lui… l’autre, là, il accomplit des gestes que seul mon père devrait faire avec elle. Mais… pourquoi est-elle si enjouée ? Et ses gémissements, elle n’a pas peur que papa arrive ? Bizarre, cette situation ! Mes doigts aussi se frayent des passages qui me font me pincer les lèvres. Ces deux-là m’excitent et j’en suis honteuse, une fois de plus. Cette bouche qui avance, elle va vers ce que je n’ai jamais vu : un sexe, un sexe d’homme tellement gros que… c’en est incroyable.

Ce qu’elle fait me sidère. Impensable que mes parents puissent faire de pareilles cochonneries ! C’est peut-être pour cela que les amants existent, alors… Elle a d’abord pris la queue tendue entre ses lèvres, et je la vois qui joue du bout de la langue sur le mandrin. Puis il lui met une main sur la nuque et il attire son visage vers son ventre. Bien entendu, ça fait glisser l’objet dans la gorge maternelle. Je n’en reviens pas : comment un engin comme celui-là peut-il entrer pratiquement dans sa totalité dans la bouche qui m’embrasse si souvent ? Et je n’arrive pas à imaginer mon père, Gabriel faisant ce que j’épie.


Au bout de ce qui ressemble pour moi à une éternité, je le vois qui repousse la tête qui le suce. Il lui dit des mots que je ne saisis pas complètement. Il me semble pourtant entendre « belle salope ». Puis il s’assoit sur la couche du canapé et elle monte sur lui. Je suis de côté, et je les vois qui commencent une autre danse. Elle se lève pour retomber avec des feulements de chatte. Lui la cramponne par les fesses, dirigeant la manœuvre. Et je me sens toute moite ! Mon ventre se crispe et je jouis, je jouis très violemment. Un cri m’échappe ; alors je file sur la pointe de pieds vers ma chambre. Les vrombissements n’ont toujours pas cessé dans la pièce où dort papa.

Sur mon lit, quelques larmes s’échappent de mes yeux. J’en ai une peine immense ! Pas parce que ma mère trompe mon père, non : parce que ce type, je l’aurais voulu pour moi, que ce soit moi sur ce divan. Elle m’a volé une part de ma jeunesse, la félonne qui ment éhontément à celui qu’elle appelle « l’homme de sa vie ». Oui ! De quelle vie ? De celle bien sage, de cette figure qu’elle montre à tous la journée ? Certainement pas celle de la grenouille de bénitier qui exhorte les jeunes à rester sur le chemin de l’église. Pauvre papa… Quelle chance que ton sommeil !

J’entends aussi un autre frottement sur le parquet. Le saligaud va sans doute se coucher après s’être occupé de l’hôtesse. Il peut avoir sommeil. Mais je suis tendue, remontée comme une pendule. J’écoute les bruits divers qui me reviennent, et mue par quelque curiosité malsaine, je retourne sur le lieu du crime. La lumière n’est toujours pas éteinte, et les cris de maman sont de longues plaintes qui font remonter l’envie dans mon corps. Mais cette fois encore je n’y comprends plus rien. Encore moins qu’à mon premier passage.

Ce ne sont plus deux, mais trois corps qui s’enlacent. Il est là lui aussi et, je n’en reviens pas, aussi à poil que les deux autres. La bouche de maman tient toujours un dard raide en elle, mais c’est bien celui de… Gaby, et elle râle alors qu’à quatre pattes elle est abordée par Eddy. La scène dépasse mon entendement. Comment, pourquoi ? Je ne sais plus rien, ne comprends pas, et ma raison vacille sans nul doute. Ce que je regarde ne peut pas être, pas exister. Je dois faire un vrai cauchemar. Je me frotte les quinquets alors que les deux mâles changent de place.

Cette fois c’est mon père qui passe au fil d’une épée aussi digne que celle d’Eddy une Arlette qui crie avec peu de retenue. Elle n’arrive même plus à lécher la queue de l’invité. Lui aussi a tourné la tête vers ce ballet qui se joue en cadence. Je soupire d’un coup, et si les deux amants n’ont pas bronché, j’ai juste le temps d’apercevoir le visage de l’hôte qui se tourne vers la porte. M’a-t-il aperçue ? Je n’en sais rien, mais je me replie sur ma chambre… étonnée, et complètement bouleversée par ce trio inouï. Comment expliquer cela ?


L’eau me coule toujours dans les yeux. Je hoquette, suffoque sous le déluge qui continue de s’abattre sur moi. Eddy ! C’était bien lui, j’en suis certaine. Une barbe de trois jours, pas vraiment mal rasé, mais je l’aurais reconnu entre mille. Qu’est-ce qu’il peut bien faire ici ? Et il ne m’a pas reconnue. Et revoilà le tocsin qui me secoue la poitrine. D’un coup, j’ai conscience que les autres passants me dévisagent plus que la normale. Mon chemisier blanc est trempé et mes seins sans support sont comme deux phares qui illuminent les yeux des types ou des femmes que je croise. Le tissu me colle à la peau, mes cheveux dégoulinent, et j’en m’en contrefiche !

Ma jupe aussi est à tordre. L’eau coule le long de mes jambes, remplissant les escarpins que je porte, et mes pieds glissent dans ceux-ci, rendus périlleux par cette marée délivrée par les cieux. Ils m’en veulent ou quoi ? Eddy… pourquoi ne m’a-t-il même pas regardée ? Dire que les choses se sont passées si vite aussi… J’ai changé tant que cela ? Je suis devenue si vieille ou si laide ? J’ai tout juste l’âge qu’il avait ce fameux soir… Bon, c’est vrai aussi que côté lumière… ce n’était pas ça. Me voici repartie là-bas.


Je me suis enfin endormie. La maison est calme et je me surprends à croire que j’ai rêvé tout cela. Quelle heure est-il ? Je n’en sais rien. Et ce craquement ? Un de mes deux parents qui va au petit coin, sans doute… Après ce que je sais, pas étonnant. Je me retourne sur le côté, mon oreiller sur la tête pour ne plus penser à rien. Mon seul but, seul objectif : me rendormir pour ne plus penser. Demain il fera jour et je verrai bien si mes yeux et mon cerveau m’ont menti. Les images qui défilent sont, elles, terriblement excitantes pourtant. Je repousse la couverture de mon lit.

Ma tunique de nuit – une combinaison à fines bretelles – suffit à me garder une chaleur trop envahissante. Je me tourne, retourne et plonge à nouveau dans un semi-coma. Et pourquoi ai-je l’impression que la main qui me touche n’est pas vraiment la mienne ? Elle me fait un bien fou ; c’est trop agréable. Je me laisse aller et me mets à soupirer, puis mon sommeil se fait plus léger. Mon sommeil ? Mais je ne dors pas, plus depuis… je ne sais pas, longtemps ou non : la notion du temps n’est pas possible dans cette obscurité.

Mes cheveux, pourquoi ai-je la sensation que quelque chose d’aérien, de doux me masse la chevelure ? Et ce qui se pose sur ma nuque, quel beau cauchemar ! Je ne comprends pas, mais que c’est bon ! Et qu’il est beau, ce rêve qui me fait ressentir aussi sûrement que si elle existait cette main qui me caresse les seins. J’adore et ronronne. Je ne veux plus bouger, plus faire un geste, et surtout, surtout, ne pas ouvrir les yeux. Bien trop peur de sortir de cette torpeur qui me donne des frissons. J’exulte pour de bon et mon ventre se creuse.

Mon Dieu ! C’est trop bien, cet espace où je ne suis ni éveillée ni endormie. Entre chien et loup, et l’impression qu’une vraie patte me caresse. Qu’elle passe et repasse sur mes fesses, sur la naissance de mon dos. Et puis il y a ce souffle, celui qui me court sur la nuque, sur la joue, sur le front. Comme c’est beau, ce foutu rêve et mon envie qui me noue les tripes ! J’écarte insensiblement les cuisses et je veux y plonger ma propre main. J’ai besoin d’encore me toucher.

Cette main qui pour le moment reste calée sur mon oreiller, qui le maintient de toutes mes forces alors que les caresses sont d’une incroyable précision… Et je me raccroche aux draps, les froisse, raclant mes ongles sur leur satin. Puis un pont se fait jour dans mon esprit : je ne suis pas autrement faite que les autres femmes, donc je ne peux avoir que deux mains, une sur le lit qui s’y accroche et l’autre qui serre si fort le coussin où je repose ma tête. Je sens que quelque chose ne va pas.

Je ne veux pas crier, seulement me rendre compte de ce qui se passe. Je lance mes doigts qui quittent la literie et je vais à la rencontre de… l’intruse. Elle est là ! Chaude, douce, étrangère. Mais les lèvres qui me courent sur la peau sont tellement… divines. Je sombre une fois encore dans le délire de cet instant. Et c’est moi qui désormais appuie sur la patte qui me chatouille le bas du dos. Je l’aime, je l’adore, et peu importe à qui elle est. Mais j’en ai une vague idée…


J’ai froid ! Mes dents jouent des castagnettes alors que je déambule dans la ville sans but. Les éclairs accompagnent le tonnerre et sont si rapprochés que j’ai l’impression qu’ils me poursuivent où que j’aille. Les derniers passants qui trottent encore dans les rues ont tous des parapluies ou des cirés. Je suis nulle ! Me mettre dans des états pareils juste pour cette rencontre… Je m’abrite comme je peux sous un arrêt de bus, et malgré l’été, je gèle. Il faut dire que je ne suis pas vêtue pour me promener.

Une autre femme est là. Elle attend le car ou se protège aussi de la flotte ? Une petite dame qui me sourit, mais je me sens si mal que, pour lui répondre, c’est un véritable effort. Mon visage… je dois ressembler à un épouvantail évadé de son champ. Je baisse la tête, et le triste spectacle que je dois offrir semble pitoyable. Qu’est-ce qu’il fichait là ? Mes tripes remuent ! Mon Dieu… Je me surprends à rêver. Et si c’était… pour moi, ce retour ?

Quelles raisons l’auraient poussé à revenir dans notre bourg ? Pas celle de revoir mes parents, bien entendu. Ceux-ci sont partis. Un banal accident sur un passage clouté, et la vie s’est arrêtée pour eux deux. Mais lui n’était pas même aux obsèques ; alors j’ai toujours pensé qu’il ne l’avait pas su. Je n’avais et n’ai toujours pas son adresse. Et pas son nom de famille non plus, sinon… il y a belle lurette que je l’aurais cherché.

Ah, voilà ! L’orage s’éloigne et la pluie se calme. Je dois rentrer, je dois rester… présentable, si jamais il venait sonner à la porte. Il me faut remonter la rue, mais cette fois sans me mouiller plus que je ne le suis. Mes pensées se perdent dans des moments lointains. Des moments ? Plutôt devrais-je dire… dans un court instant, fragile, éphémère, rêvé peut-être ? Je ne sais plus, et ma mémoire me fait défaut. Alors je cours, juste assez vite pour ne pas casser un talon.


Les effleurements, je le ressens, si réels, si… tellement tendres. La bouche qui embrasse mon cou embrase aussi mes sens. Mes parents, qui dans le salon… c’était donc un rêve ? Alors qui est là, dans mon lit, contre moi ? Oh, Eddy ! Eddy, j’aime tes caresses. Tu es sublime, et je laisse mon corps s’ouvrir au désir que tu lui insuffles. Tu sais ce que je voudrais, là ? Que tu m’embrasses, plus comme une petite fille, pas comme celle que tu imagines, non ! Comme une femme, pour que tu me laisses encore croire une seconde… Que je sois embrassée de la même manière que tu embrassais maman, un baiser de femme, donné par un homme.

Mes doigts désormais se crispent sur un mât. Je n’ai jamais rien senti de pareil. Le corps se tend, le sien ; le mien aussi, finalement. Et enfin c’est en lieu et place de ses mains deux lèvres qui aspirent un de mes tétons. La sensation est très mitigée, entre peur, douleur et appréhension, mais je fonds, oui. C’est le bon mot : je me liquéfie. Les lippes sont maintenant bien ancrées sur des promontoires bien moins développés que ceux qu’elles ont sucés plus tôt dans la soirée. Quelle importance ? Ces baisers différents m’enivrent d’une attente impatiente. Et si les dents mordillent, c’est pour mieux me faire glousser.

Puis les doigts eux, se sont éloignés de mon visage ; ils sont en route pour une destination… vierge de toute intrusion… encore. Elles ont ouvert une route vers mon nombril, lentement, sans cesser d’être très douces, et je berce ma tête sur l’oreiller. Celle-là est pleine de ces images qui tournent en boucle, de corps emmêlés, et mes soupirs sont plus profonds.

Sur la plage de mon ombilic, un court instant, un index téméraire vient rouler au bord du cratère bien dessiné ; ce n’est que pour s’enhardir et continuer sa route en joyeuse compagnie de ses inséparables frères. Cette fois, ce n’est pas le sombre buisson qui va stopper un élan pris depuis si loin ! Et soudain, seuls le haut de mon crâne et mes talons touchent encore le lit ; le reste de mon corps n’est plus qu’un immense pont. « Eddy… n’arrête pas, surtout n’arrête pas ! »

Si ma prière est muette, mon ventre, lui, réclame sans que j’en saisisse vraiment le mécanisme. Il est trop tôt ? Trop tard ? Je ne veux pas, mais je suis prête ! Je refuse dans ma tête ce que mon ventre, lui, a déjà accepté. Les câlins se prolongent, les va-et-vient d’un lutin ouvrent une voie royale à cet Eddy, et j’ai le sentiment que l’humidité des lieux lui donne un regain d’énergie ; à moins que ce ne soit de cette passivité toute relative que je fais preuve.

Un mot stopperait sans doute le cheminement délicat de ce fureteur qui écarte les pans que jusque-là ma seule menotte a touchés. C’est affreux, c’est immonde, mais je me raccroche à ce type qui me tripote, et j’avoue que je me demande si mes reptations sont-elles pour échapper à ces doigts qui se frayent un sentier en moi, ou pour plus aisément lui en faciliter l’accès ? Toutes les hypothèses sont à étudier ; oui, mais pas maintenant. Il sera temps de voir cela… après !

« Après ? Après, ma fille, tu seras une femme, et le retour en arrière impossible. Irréversible, ce premier voyage dans l’inconnu. » Douloureux ? Je n’en sais rien, mais mon cerveau fabrique de quoi me faire, sans doute, oublier la douleur passagère. Comment penser qu’elle sera juste momentanée ? Tout s’embrouille dans cette caboche, et mon ventre, pour l’heure, n’en fait qu’à sa tête. Il a pris le contrepied de mes peurs, il frémit de son bonheur, surtout lorsque mes seins sont abandonnés au profit de cet endroit où une main reste ancrée.

La langue prend part à cette fête nouvelle. Elle tourne d’abord sur l’ensemble sans pour autant chasser le promeneur insolite qui a élu domicile à l’entrée d’une grotte, d’une caverne où l’eau bénite coule sans relâche depuis… le début de la visite. Puis, non contente de tourner, elle lèche les parois internes des grandes lèvres ouvertes par le reste de la famille de ce frère qui navigue en eau claire.

Je ne trouve plus les vocables pour argumenter de ce que je ressens. Dans ce lot de perceptions inédites, je me sens emportée par une marée aux vagues profondes. Noyée dans un courant si violent que rien ne saurait désormais calmer le séisme qui m’enveloppe de la tête aux pieds. Pantelante, mais heureuse, je me serre contre cet autre qui fait monter en moi un plaisir communicatif et je me laisse submerger par des couleurs, des odeurs particulières et nouvelles, petit bouchon à la recherche d’un second souffle.

La position de l’homme qui me cajole est telle que son sexe se love contre mes joues, glissant, rampant contre mon visage. Quand et pourquoi moi aussi ai-je entrouvert mes babines ? Oh, juste un peu, mais suffisamment pour que le serpent trouve l’entrée. Et cette chose monstrueuse que j’ai aperçue entre les lippes de maman, c’est au tour des miennes de la goûter. Et je comprends, je sais pourquoi elle faisait cela ! La tige est d’une incroyable texture, chaude, vibrante ; impossible de l’ignorer.


S’il ne pleut plus, mes pieds n’ont pas pour cela totalement séché, et je me tords les chevilles. Alors je coupe mon élan et prends en main ces escarpins qui ont bougrement souffert de cette manne céleste. Je repars sans chaussures, oubliant les graviers du trottoir, sous des regards amusés de passants ressurgis de nulle part. Je dois avoir une allure de folle. Et c’est bien ce que je suis, d’être sortie sans protection alors que l’orage menaçait. Et je n’ai pas d’excuses : je les connais, ceux de ces montagnes où je vis.

Je fouille dans cette mémoire qui, par bribes, me distille des flashs du seul moment qui m’a paru important dans ma vie. Depuis, je n’ai fait qu’errer, à la recherche d’une chimère. Cet amour dont tous disent le plus grand bien, c’est lui mon Graal. Et au détour de l’étal d’un marchand de légumes, il a fait bondir une seconde fois ce palpitant qui saute comme un cabri sous mon sein. Et ces promeneurs qui se retournent sur mon passage, qui me scrutent comme si je venais d’une autre planète, comme je m’en fiche !

J’ai envie de rire, de pleurer. J’ai envie… de quoi, de qui ? De ce fantôme de retour d’un passé si plat ? Je ne commande plus rien à ce cerveau qui n’en peut plus de me faire faire n’importe quoi. Le rimmel sèche sous mes yeux ; il tend la peau de mon visage et celle de mes joues. Je dois être affreuse. Une sorcière qui marche, une paire d’échasses à la main et les orteils griffés par les graviers. Et mes seins aussi visibles que si j’étais nue, mais je ne peux rien faire d’autre qu’avancer.

« Ma fille, tu es siphonnée d’être allée comme ça à la recherche des heures perdues ! » Et puis le soleil, le revoilà celui-là, qui éclaire d’un air moche la femme misérable qui traîne sur le chemin du retour. J’en ai mal aux tripes. Pourquoi ce type est-il revenu après toutes ces années ? Mais aussi, pourquoi sa vision m’a-t-elle plongée dans un tel désarroi ? Et finalement tout s’illumine, le voile se lève : je voudrais… oui, c’est net, c’est bien cela !


Les doigts, la langue, tout concourt à me mettre dans un étant second. Mais que c’est agréable, bon, trop presque, et je crois que je vais être déçue si j’ouvre les paupières. Cette peur de sortir de ce rêve trop beau me crispe les nerfs, et mes hanches remuent plus vite ; pour retenir quoi ? Pour qu’il continue ses caresses ? Oui, j’ai envie de ce qu’il me donne ! Plus, même : j’en réclame davantage, et je m’emmure dans cette nuit qui m’offre un présent si parfait. Je ne cherche pas à me dégager. Et me voilà comblée.

La bouche qui se démène sur l’unique endroit qu’elle seule a découvert vient à la rencontre de la mienne. Ce baiser, c’est… comment le décrire tant il est exquis ? La première fois que mon palais est investi de telle façon que j’en ai le souffle coupé. Et Eddy sur moi, qui se frotte de tout son long. « Non ! Ne reprends pas tes lèvres ; laisse-moi encore boire ce palot que je voudrais sans fin : c’est… mon Dieu, sublime d’être embrassée de la sorte ! »

Et ce qui se frotte contre ma cuisse, ce qui tente vainement de retrouver la piste désertée par la bouche et la main, ça ne fonctionne pas comme je le voudrais. Il bouge, se démène, pèse de tout son poids, ce rêve si lourd d’un coup. Mes jambes sont largement écartées, mais ce sucre d’orge que j’ai si bien suçoté ne se fraye pas du tout la voie escomptée. Non, il n’a pas gardé la fière allure du début et il glisse, relativement mou, sur le bas de mon ventre. J’aimerais envoyer mes mains pour l’aider, pour lui montrer que je suis prête, que je l’espère, mais Eddy me tient par les poignets, sans vraiment me faire mal, juste pour que je ne rue pas dans un désordre orchestré par mes envies. Il se frotte longuement sur moi et… comme si le sort m’était contraire, un liquide chaud s’étale sur mon buisson, coule doucement sur mon sexe pourtant frémissant. Et ce grognement de contentement que pousse l’homme…

Désolant ! Il s’est vite remis sur le côté avant de se glisser hors de ma couche. Je n’ouvre les paupières que lorsque je suis complètement sûre d’être seule. Plus un bruit dans la maison. J’ai dû rêver tout cela, et la fine sueur qui me couvre le front me donne froid partout. Je tire le drap sur moi, et mes doigts sentent – oui, ce bien cela – sentent un fluide poisseux qui stagne sur mon bas-ventre. Il est donc bien venu ! Je ne comprends plus rien, et surtout pas ce départ incompréhensible. Je suis vide…

La maison est calme. La table du petit déjeuner est mise et la bonne odeur de café qui flotte se marie avec celle du pain grillé. Le sourire de maman est radieux. Papa, lui, est déjà plongé dans son canard : même le dimanche, il lit son sacro-saint journal. Il lève les yeux vers moi ; je scrute son visage : il est normal. Pas de trace de cet alcool ingurgité en trop grande quantité hier soir. Non, ce sont mes parents… ordinaires, quoi.

— Bonjour, ma chérie. Tu as bien dormi ?
— Bonjour maman. Oui ; enfin, j’ai entendu papa qui ronflait fort.
— Oh, je m’y suis faite, tu sais, mais ça ne lui arrive pas si souvent non plus ; alors…
— Et ton ami, papa ? Eddy n’est pas encore levé ?
— Eddy ? Si, si, il est même déjà parti. Il a juste pris un café et s’en est allé. Tu sais, il va et vient sans trop s’attacher à quiconque ni à un endroit quelconque. C’est un voyageur.
— Ah ? Et il vient de quel coin ?
— De quel coin ? C’est un Auvergnat, mais il vit ici ou là, un peu instable, vivotant de petits boulots.
— Tu veux dire un vagabond ?
— Mais non : c’est juste que la guerre l’a laissé un peu… déboussolé, mais il travaille. Il loue ses services dans les fermes, fait les saisons, vit chez l’habitant.
— Pourquoi tu ne m’en avais jamais parlé avant hier, de cet ami ?
— Sans doute parce que la guerre d’Algérie n’est pas une chose dont on doit être fier. Et puis je ne sais pas trop… nous ne le reverrons peut-être plus jamais.
— Tu crois ? Il est donc parti pour de bon ?

Mon père ne répond pas. Alors pourquoi ai-je cette nette impression que ça le rend triste, cette phrase qu’il vient d’asséner comme un coup de poing à la vie ? Je me sens soudain comme plus proche de lui, aussi affligée par ce départ précipité. En serais-je la cause ? Possible, mais c’est bête : j’en suis amoureuse, moi, de ce type, et il n’est plus là. J’enrage de cette nouvelle. Sa fuite – c’en est bien une – me fait un mal de chien. Dans les yeux de maman passe également une étrange lueur ; je jurerais que c’est… de la mélancolie.


Mes mains tremblent, et j’ai un mal de chien pour ouvrir cette fichue serrure. La porte qui s’ouvre me happe et je cours vers la salle de bain. Ma jupe est la première jetée sur les carreaux du sol. Je dégrafe difficilement les boutons de mon chemisier. Il n’est plus agréable à porter, bon lui aussi à essorer. Mon torse est nu, et ma culotte file rejoindre le tas de nippes trempées. Je retrouve avec plaisir ma douche. Mais auparavant, un coup d’œil dans la glace au mur : la sorcière que j’entrevois n’a rien de la femme qui d’ordinaire se mire là.

C’est encore pire que ce je croyais ! Les traînées noires vont de mes yeux à mon menton, mes cheveux mi-longs bruns tombent en quenouille sur l’arrière de mon crâne. Non, rien à voir avec la Claude sophistiquée qui vit dans cette demeure. Je ne m’aime pas, plus. Et la cause de ce naufrage est en ville. Je dois bien m’avouer que c’est bien lui que je suis allée rechercher ; et retrouver une aiguille dans une botte de foin, c’est un peu mon dilemme. Alors le coton imbibé de démaquillant me ravale la façade.

Je veux redevenir belle, être la femme qui l’attend depuis… si longtemps ! Je veux qu’il voie en moi celle que lui aussi espère, du moins je veux le croire. Et le seul endroit où j’ai encore une chance de le revoir, je sais exactement où il se trouve. Je me doute bien que cette amitié entre mon père et lui ne s’est pas démentie. Alors, en prenant ma douche, je chantonne.

C’est bien la première fois que je vais me rendre au cimetière avec autant de joie !