Le ministre des Affaires Étrangères Edward Burns arriva au sommet du G8 un peu en retard ce matin-là. Il avait mal dormi. La mission qui lui avait été confié par le président était délicate, et celui auprès de qui il devrait la remplir était connu pour être retors au possible. Le programme de la matinée n'était pas très chargé, les discussions concernant la négociation du nouveau plan écologique censé sauver la planète ne devant commencer que l'après-midi.

Bon gré mal gré, il dut se soumettre au rituel de la traditionnelle photo de groupe qui prit deux heures, tant la symbolique des places occupées par chacun était importante. Ainsi, le ministre français et le ministre allemand voulaient être l'un à côté de l'autre, et le ministre anglais exigeait de se trouver à côté de son allié américain. Mais le représentant de la plus grande puissance économique du monde devait se trouver au centre de la photo, ce qu’exigeaient également le ministre chinois et le ministre russe. Or, l'Allemand ne souhaitait pas apparaître en retrait par rapport aux anglais qui avaient défendu le brexit.

La négociation fut longue et compliquée, et Burns n'était pas d'humeur à supporter ce genre de chamaillerie trop longtemps. Il y eu donc quelques éclats de voix, des menaces, et lorsque les huit purent enfin poser, tout sourire, pour la photo officielle, la patience du ministre américain était sensiblement altérée.

Lorsque le groupe se dispersa, une heure avant le repas, Burns tira discrètement son homologue français par la manche.

— Robert, je dois vous parler en privé d'une affaire terriblement importante.
— Quand cela ?
— Maintenant.
— C'est que je dois m'entretenir avec mon chef de cabinet…
— S'il vous plaît, Robert ; c'est une affaire capitale.

Robert Duval vit immédiatement le parti qu'il pourrait tirer d'une faveur accordée au ministre américain. Ils trouvèrent un endroit discret où s'isoler et s'installèrent dans un fauteuil l'un en face de l'autre, à égalité, ce qui n'arrivait pas si souvent.

— Bien. Je vous écoute, Edward…

Edward Burns prit une longue inspiration, puis :

— Il y a dix ans, le gouvernement américain a offert à la France une relique sainte lors de la visite de votre président. La rotule de Sainte Gertrude.
— Oui, je me souviens de ce cadeau empoisonné que vous avez fait à l'ancien président. Cela nous avait bien fait rire !
— Empoisonné ? Pourquoi donc ? Il s'agissait d'une pièce tirée de la collection Jefferson.
— Une relique sainte offerte à un type qui se prétendait le champion de la laïcité…
— C'est le problème avec vous, les Français : vous refusez obstinément de faire entrer Dieu dans votre constitution. Pour nous, il s'agissait d'un véritable cadeau.
— Allons, Edward, ne vous fichez pas de moi : vous vous êtes débarrassé d'une merde qui encombrait votre collection. Vous savez bien que ce genre de relique ne vaut rien.
— Pas pour ceux qui y croient, Robert. Mais je suis heureux finalement que vous n'y croyiez pas. L'entretien sera plus facile ainsi.
— Où voulez vous en venir ?
— Eh bien… nous voudrions que cette relique nous soit restituée.
— Rendre un cadeau ? Vous plaisantez !
— Vous venez de me dire qu'il n'avait aucune valeur à vos yeux.
— Il se pourrait que sa cote vienne de monter soudainement…
— Que voulez vous en échange ?
— Je ne sais pas, Edward… Peut-être connaître la raison de cette affaire, pour commencer.
— Évidemment, je m'y attendais. OK. Mais qu'il soit clair que l'histoire que je vais vous raconter doit rester entre nous. Puis-je au moins compter sur votre discrétion ?
— Vous avez ma parole. Racontez moi votre histoire ; nous parlerons gros sous ensuite.
— Bien. Alors voilà…


C'était l'époque de la conquête de l'Ouest. Custer venait de prendre sa branlée à Little Big Horn, et les Indiens menés par Sitting Bull avaient repris du poil de la bête. C'était également l'année de la fin de la construction de l'église Sainte Gertrude au Texas. L'évêque avait envoyé deux moines, Jack Mills et John Stanford, pour apporter là-bas la rotule de Sainte Gertrude qui devait servir à l'inauguration de l'église. Les deux hommes conversaient paisiblement sur le chemin :

—… et moi je te dis, Jack, que le pape a tort de nous interdire tout rapport charnel. Les prophètes eux-mêmes avaient des femmes.
— Tu sors ça d'où, John ? Relis donc un peu le Livre de la Sagesse, où il est expliqué que les femmes n'attirent que des ennuis. C'est quand même bien Ève qui a amené Adam à sa perte, et à cause d'une femme que David devint meurtrier. Et je te passe l'histoire de Samson dans le Livre des Juges…
— Tu les as lu ces livres, toi ?
— Moi non. Mais l'évêque me les a enseignés.
— Qu'elles attirent les ennuis est une chose, mais qu'on ne puisse pas satisfaire nos besoins naturels en est une autre. D'ailleurs, Saint Paul le dit lui-même dans l'épître à Timothée : un évêque doit être le mari d'une seule femme.
— Oui, mais tu n'es pas évêque.
— Mais enfin, Jack, pourquoi Dieu aurait-il créé la femme alors ?
— Pour servir l'Homme. Mais la femme est une créature dangereuse, et nous ne devons pas nous en approcher.
— N'empêche que j'aurais bien aimé savoir ce que ça fait… Ce n'est vraiment pas juste que nous soyons les seuls à ne pas pouvoir faire cela ; même les Juifs et les baptistes en ont le droit.
— Oui, mais eux, ils iront brûler en enfer.
— Jack, je peux te poser une question personnelle ?
— Vas-y toujours…
— Comment tu fais, toi ?
— Ben, comme tous les moines, j'imagine.
— Mais enfin, on ne peut pas se retenir tout le temps. Ou alors tu te branles ?
— Grand Dieu, non ! L'onanisme nous est interdit ; l'évêque est clair là-dessus : Onan a été maudit pour avoir jeté sa semence sur le sol.
— Alors comment tu fais ?
— Ben… Enfin, John, on ne doit pas parler de ça…
— Comment tu fais ?
— Avec les frères…
— QUOI ? Mais c'est encore pire ! Il est écrit que c'est une abomination !
— N'importe quoi… L'évêque me l'aurait dit.
— Il aurait dû te le dire ; c'est dans le Lévitique.
— Tu dis n'importe quoi, John. L'évêque m'a expliqué tout cela alors que j'avais 14 ans. Il m'a dit que c'était permis.
— Tu veux dire que l'évêque est sodomite aussi ?
— C'est quoi, un sodomite ?
— Un habitant de la ville de Sodome qui a été détruite par Dieu à cause de cela.
— John, soit tu es un ignorant, soit tu veux me faire peur ; mais sache que…
— Attends, c'est quoi, ça, là-bas ?
— Où ça ?
— Là-bas, le nuage de poussière.
— Des voyageurs qui viennent vers nous…

Hélas, ce n'était pas des voyageurs : nos deux héros tombèrent entre les mains d'une bande d'Indiens qui eurent tôt fait de les capturer et de s'emparer de la relique. Ils furent amenés devant le chef de la tribu, Aigle Noir, qui en voyant la rotule de Sainte Gertrude fut effrayé et accusa les Blancs d'être des bêtes et de manger de la chair humaine. Jack tenta bien de s'expliquer, mais cela mit Aigle Noir encore plus en fureur. Il fut immédiatement égorgé et scalpé. C'est en l'honneur de son martyre qu'il fut quelques années après canonisé et que fut construite sur les lieux de cet horrible crime la basilique Saint Jack Mills.
John passa la nuit lié à un poteau de torture à attendre son exécution.

Il était environs 4 heures du matin quand le miracle se produisit. Une ombre s'approcha du poteau et chuchota à l'oreille de John :

— Chut, pas de bruit… Tout le monde dort.

L'ombre coupa les liens, et les deux hommes sortirent discrètement du camp indien avant de monter sur un cheval à l'aide duquel ils purent s'enfuir.

— Qui que vous soyez, soyez béni ! dit John à son sauveur.
— Je suis Kit Carson, éclaireur de l'armée. Je vous ai vus de loin vous faire capturer. Désolé pour votre ami ; je ne pouvais pas intervenir seul avant que tout le monde soit endormi.
— Hélas, pauvre Jack… Et pauvre de moi !
— Vous êtes en vie, mon garçon. Croyez-moi : vous avez beaucoup de chance.
— Beaucoup de chance ? J'ai failli à la mission que l'on m'avait donnée. J'ai perdu la rotule de Sainte Gertrude, et l'église ne pourra pas être consacrée.
— La rotule de Sainte Gertrude ? Impossible : je l'ai vue de mes yeux lors d'un voyage en Angleterre.
— Il s'agissait sans doute de la deuxième rotule…
— Hum… peu probable. Écoutez, depuis toujours les saintes reliques sont l'occasion de tromperies et de trafics en tout genre. Saviez-vous qu'on a découvert huit rotules de Saint Louis, et assez de clous de la croix du Christ pour construire une caserne ?
— Peut-être… Mais si je n'apporte pas la relique, je n'aurai plus qu'à quitter les ordres.
— Ne vous inquiétez pas, je pense avoir la solution.

Au petit matin, Kit Carson amena son protégé dans un cimetière indien. Ils déterrèrent un corps et s'emparèrent d'une rotule du squelette. La relique fut apportée là où elle devait, et c'est ainsi que fut consacrée l'église Sainte Gertrude, où pendant plus d'un siècle des milliers de fidèles vinrent se prosterner devant l'autel dans l'attente de miracles qui ne manquèrent pas d'avoir parfois lieu.

L'année dernière, dans le cadre du tournage de l'émission Pawn Stars, un homme a apporté à Rick, le gérant vedette de l'émission, un journal intime datant de cette époque, signé par un certain John Stanford et qui racontait cette histoire en détail. Fidèle à sa méthode, Rick fit venir un expert qui authentifia le document. Ayant appris que la relique avait été offerte au président de la République française, Rick appela directement la Maison Blanche pour lui vendre le document. Mais la somme qu'il demandait était trop importante et l'affaire ne fut pas conclue.


— Hum, et alors ? demanda le ministre français.
— Et alors, nous sommes à la merci du premier historien venu qui voudra acheter ce document pour le rendre public. Nous serions passablement ridicules… et vous aussi par la même occasion.
— Nous moins que vous, Edward… Qu'est-ce que vous nous offrez en échange de ce bijou ?
— Le soutien inconditionnel de l'Amérique à toutes vos propositions de cet après-midi.
— Hum, cela me semble être un bon accord. Je passe quelques coups de fil et je vous tiens au courant.

Et c'est ainsi qu'un accord sur la réduction des gaz à effet de serre fut conclu au sommet du G8 et que la planète fut sauvée. Qui donc après cela osera mettre en doute l'efficacité des Saintes Reliques et la supériorité du catholicisme sur toutes les autres religions de la planète ? Quand on pense que certains arriérés en sont encore à mettre en doute l'existence même d'un dieu unique… Pfft !