L'actrice était mauvaise. Bonne physiquement, mais son jeu absent.

Des cordes tombent dehors. L'ambiance est grise et poétique. Je veux me la taper : c'est pour ça que je suis là, que je perds mon temps. Le texte est simple, le scénario basique. C'est moi l'auteur, normal que je le trouve bon.

L'actrice est grimée pour la scène, installée sur le canapé ; ses yeux pétillent, rivés droit sur moi qui fais semblant d'ajuster l'objectif. Je me demande comment faire. Je ne supporte pas de filmer pour rien. Ça me fait mal au cœur de voir des acteurs bidons qui se croient bons. Il faut les appeler « acteurs » tout de même, car c'est grâce à eux qu'on reconnaît les bons. Un comédien médiocre me fait le même effet que de croiser le Roumain qui fouille ses poubelles tous les soirs, apprêté, peigné, habité par une soif intense de vivre comme tout le monde. Y a rien à faire, ça passe pas.

Elle est d'origine hispanique ; une chevelure charbon, un regard de feu. Je l'ai pêchée sur Book.fr. Sa gestuelle n'est pas mauvaise, mais dès qu'elle se met à jouer, dès que je dis « Action ! » son âme la quitte tout bonnement et il ne reste qu'une jolie carcasse vide de toute vie.

— On fait une pose, je dis.
— OK. Tu veux boire quelque chose ? elle demande.
— Un truc corsé si tu as…

L'actrice revient avec un plateau. Rhum coca, et cocaïne.

— Fais comme chez toi, elle me dit.

Je sors de mon portefeuille un billet de dix euros que j'enroule jusqu'à en faire une paille. Je me penche sur le plateau et sniffe d'un coup sec. L'actrice me regarde d'un air satisfait. Elle se contente de plonger son doigt dans la poudre et d'en imprégner ses gencives, puis elle fait passer le tout avec son verre.

— Qu'est-ce que t'en penses, franchement ? Tu crois que j'aurai le rôle ?
— Il est trop tôt pour le dire…
— Tu sais, je me suis fait refaire le nez il y a un an. Et là je viens de me refaire les seins. J'ai encore mal, c'est tout bleu autour. J'ai encore la brassière…

Elle sort de sous son chemisier une bretelle épaisse et la fait claquer.

— Il était comment ton nez, avant ?
— Il avait du caractère ; c'est ce que ma mère me disait pour me consoler quand je rentrais de l'école en pleurs.

J'imagine à quoi pouvait ressembler un nez avec du caractère… en vain. Mon esprit suspicieux essaie de décoder le message caché derrière l'aveu de ses opérations esthétiques. La coke me fait gamberger très vite. C'était un maigre sacrifice qu'elle offrait là ; elle n'était pas au courant. Certains donnent leur cul toute leur vie pour être sous la lumière, et tous les jours et plusieurs fois par jour. Et si elle savait à qui je fais allusion… les plus hautes têtes d'affiche, les plus primées, les plus du plus…

Quand je parle de cul, c'est pour moi l'équivalent de parler d'âme. Je ne vois pas de différence. Je plante ma paille à dix euros et sniffe de nouveau. « Dis-moi comment va ta rondelle, je te dirai qui tu es. » Un truc comme ça.

Pour être plus précis et plus correct avec le monde entier, disons que cette vision des choses concernait exclusivement les âmes qui s'étaient enrôlées dans le cinéma. L'amalgame était facile et je n'y échappais pas. On est tous des acteurs, après tout. À un niveau ou à un autre. Il y a forcément un auteur, un scénariste, caché sous chaque cervelle inconsciente de cette planète. Certains pensent que c'est le même auteur pour tous.

— Je peux te poser une question indiscrète ?
— Vas-y. Tu sniffes dans mon bol, on est intimes maintenant.
— Pourquoi tu veux devenir actrice ?
— Bon sang, si je le savais, je ne le voudrais plus.
— T'as bien une petite idée, non ?
— Oui, une vague impression. Mais elle me fait flipper. Comme un tas de saletés qui fait une bosse sous un beau tapis. Quand je m'interroge sur mon désir…

Elle s'interrompt, plonge son doigt dans le bol, se brosse les gencives et reprend :

— Quand j'essaie de comprendre pourquoi je veux être actrice, j'aperçois une main qui s'avance vers un coin du tapis pour le soulever… et je veux pas voir ce qu'il y en dessous.

Je vois très bien de quoi elle parle. Elle n'est pas si bête. Juste assez intelligente pour ne pas s'annihiler totalement. Moi, je suis allé jusqu'au bout. J'ai trempé ma main dans l'eau croupie d'une baignoire et j'ai tiré la bonde. Je sais ce qui se cache en dessous. Une vieille tristesse toque à la porte de mon esprit. Une amie. Je ne la laisse pas entrer. Il ne faut pas, sinon elle dénature mon objectivité, mon efficacité. Puis je me dis : « Pourquoi de l'objectivité, de l'efficacité ? Pourquoi ? Le but est atteint. Deux humains partagent un moment ensemble. Avec un peu de chance je vais la baiser. »

Une douce et lancinante émotion, prix à payer pour regarder sous le tapis. Parce que je connais ce qui ronge le cœur de chacun. Je m'y suis confronté. Sous les couches, de bonnes raisons, de puissants désirs, de saints besoins, d'importantes actions : je suis allé voir. Et je ne peux rien faire. Moi-même assujetti à ce vice de construction, j'ai beaucoup réfléchi. Où se cache la misère humaine ? Où les gens quémandent l'amour ? Il faut se trouver en première ligne afin de se goinfrer un maximum.

En passant devant un théâtre où un casting pour une téléréalité se déroulait, j'ai eu la révélation. Des centaines d'êtres faisant la queue dans le froid, traités comme du bétail, se trémoussaient, riaient, pétillaient dans l'attente d'aller montrer leur cul à un groupe de personnes qui allaient décider de leur sort, de leur sourire et de leurs larmes… On reprend la scène.

— OK, dit l'actrice.

Je fais semblant de filmer, donne des directives inutiles. Et l'actrice y croit et se donne à fond. Je tiens sa vie entre mes doigts. Je suis comme le pape au balcon se régalant de la foi des hommes. Je suis le Père Noël des enfants oubliés. Je suis la seconde chance. Le vivier est infini. J'ai fait bon sur un cambriolage facile et acheté du matos de professionnel. Pas besoin de talent, la technologie fait tout. Localiser les sites. Déposer des annonces. Pas un jour je ne suis seul. Mon téléphone sonne. Mes nuits sont courtes. Puis le rendu de ce que je filme n'est pas mauvais. Mais c'est du bonus, je m'en branle…

— Coupez !
— C'était comment ?
— Pas mal.
— Tu es sûr ? Tu n'as pas l'air satisfait. Sois franc, n'hésite pas. Dis-moi ce qui ne va pas.

J'adore quand les acteurs invoquent la franchise alors que c'est ce qu'ils ne veulent surtout pas entendre. J'ai joué la carte de la franchise une fois ou deux, et ça a failli finir en suicide. Le petit comédien, fils à papa, m'avait appelé au milieu de la nuit en me menaçant de se jeter par la fenêtre si je ne le prenais pas pour mon film. Film fantôme, bien entendu. Il n'y avait aucun projet en vérité.

— Tu pourrais y mettre plus de ferveur ? Plus de chaleur ?

Les pupilles de l'actrice roulent le temps de décoder.

— Mais la fille se fait plaquer ; comment faire pour y mettre de la chaleur ? Je pensais plutôt à de la froideur. En plus son mari la quitte pour sa mère. C'est atroce.
— Justement, si elle est chaude, ça fera un contre-pied. Les spectateurs ne s'y attendent pas ! Effet garanti.
— Je vois…
— Imaginons que le mari vienne dire à sa femme qu'il la quitte alors qu'elle est toute nue, sur le point de se masturber, parce que, justement, il ne la touche plus. Tu saisis le côté dramaturgique du personnage ? Elle est ouverte, nue, vulnérable en somme. Elle va se donner du plaisir pour garder vivant l'amour de son mari en elle, et lui, justement, vient pour la quitter… c'est poignant !

L'actrice m'écoute attentivement. Au centre de son cœur, tel un métronome, une aiguille va de gauche à droite. Je peux l'entendre. Passant du oui au non. C'est mon moment préféré.

Le tonnerre gronde dehors. Je voudrais filmer ça. L'esprit de l'actrice, à l'âge de six ans, dans un salon immense et sans bruit marche vers un tapis, la morve au nez. Elle attrape un coin et dévisage le regard qui l'observe faire, comme si elle attend des instructions. La bosse au centre du tapis bouillonne, grogne comme une bête des sables mouvants, effrayée par la menace de l'enfant.

— Alors ?

L'enfant lâche le bout de tapis, se torche à l'aide du revers de sa manche et, comme à la recherche d'une voix qui l'appelle, elle quitte le champ de la caméra.

— Je vais me déshabiller dans la salle de bain. Je reviens…