— C'est l'heure, mon chéri, faut se lever…

Comme chaque matin, la voix d'Andréa susurrait à mon oreille. Je ressentais presque la chaleur de son corps près du mien, l'odeur de sa peau, le léger gauchissement du matelas à ma droite, là où elle se lovait après nos nuits d'amour ou nos longues soirées de filatures à deux, dans les rues glauques de New-Paris. En réalité, sa présence me semblait aussi concrète (et largement plus avenante) que le fumet nauséabond du cendrier qui encombrait ma table de nuit, côtoyant le cadavre d'une bouteille carrée, mauvaise imitation nord-coréenne d'un célèbre whisky.

Bien que ma « nuit » ait compté moins d'heures que de doigts sur une main, j'avais eu la chance de rêver d'Andréa et de nos moments de tendresse. Dans mes songes, ma femme était là, à mes côtés, et aux simples souvenirs de la vie quotidienne se mêlaient ceux de nos folles étreintes. Comme elle me manquait ! Que n'aurais-je donné pour pouvoir l'enlacer, éprouver la douceur de ses lèvres, la chaleur de son corps sous mes mains enfiévrées…

— Allez, gros flemmard, on a du pain sur la planche !
— Laisse-moi roupiller… juste le temps que le kawa soit prêt…
— Ça fait déjà cinquante-trois secondes que la cafetière a fini de le préparer, chéri. Il est 8 h 22 ; ton premier rendez-vous est dans 38 minutes et tu vas encore m'engueuler parce que je ne t'ai pas réveillé assez tôt…

J'aurais bien voulu lui balancer mon oreiller pour la faire taire. Je ne pouvais pas. D'une part, elle avait raison : j'étais à la bourre. D'autre part… il n'y avait aucun endroit particulier où viser.

Quelqu'un tira soudain sur la couette, exposant ma peau frissonnante à la température sibérienne de notre appart sous-chauffé. J'étais nu dans le lit, et mon érection matinale se dressait dans l'air glacé de la « suite parentale » (un brin élogieux pour ce cagibi de 8 mètres carrés, comportant un cercueil vertical en guise de douche et de lavabo, et une série d'étagères qu'un commercial sans vergogne avait baptisé « dressing »).

— Eh bien ! T'es en forme ce matin ! C'est la perspective de ton entrevue avec miss Templetown ?
— Oh putain, pas la chieuse…! Vraiment pas besoin de ça pour démarrer la semaine ! ronchonnai-je en tentant de récupérer l'édredon.
— Jayen Templetown, ta première et unique cliente de la journée, en cet auguste lundi de novembre 2048 ; celle-là même que tu dois recevoir dans ton splendide bureau dans… 35 minutes et 14 secondes, à présent. Tu veux un refresh ?

Le portrait d'une jeune femme rousse aux grands yeux verts s'imposa au centre de mon champ de vision. Les détails de son dossier commencèrent à défiler en lettres blanches sur le fond noir de mes paupières rageusement closes.

Andréa n'avait pas entièrement tort. D'une, c'était un beau brin de fille. Et de deux, je ne pouvais pas me permettre de faire attendre notre unique cliente. Ces derniers mois, nos affaires n'étaient pas des plus florissantes (grinçant euphémisme) ; cela faisait déjà presque un an que le bouche-à-oreille concernant le cabinet de détectives Phil & Andréa Jurgensen avait cessé d'être flatteur pour devenir passablement méprisant. En fait, depuis que j'avais recommencé à boire et à négliger un peu trop certains détails dans des affaires sans difficultés. Pas très longtemps après qu'Andréa…

Sur mes iris douloureux, une séquence vidéo remplaça le contenu du dossier Templetown. Ma complice de toujours, nue comme au jour de sa naissance, m'envoyant un baiser en soufflant sur sa paume ouverte.

Une larmichette se forma au coin de mes yeux rougis. Aussitôt, la couette me fut arrachée des mains. Encore un coup de Pentao, le bras armé d'Andréa ! Ses chenillettes cliquetaient sur le plancher en plastique tandis qu'il reculait prudemment hors de portée de mon poing vengeur, un coin de l'édredon entre les pinces.

— Si vous vous y mettez à deux, je peux plus lutter. Je me rends !

Quatorze mois avaient passé, et je n'arrivais toujours pas à me remettre de la disparition de mon épouse.

— Arrête, tu te fais du mal, me reprocha-t-elle, mi-attristée, mi-agacée.
— Tu me manques, que veux-tu.
— Toi aussi, tu me manques…

Je ne devais pas être beau à voir après ma cuite du week-end, pour qu'Andréa me fasse ce genre de déclaration. D'habitude, quand je m'apitoyais sur mon sort, ma femme me flanquait plutôt un bon coup de pied au cul. Virtuellement parlant, bien sûr.


Dès 9 h 02, dans ma petite officine chichement agencée de la rue Michel Berger, Jayen Templetown, assise face à moi, me détaillait d'un air circonspect.

Je n'avais pas ma mine des meilleurs jours… Pas rasé, encore hagard malgré une douche aussi glacée que rapide, l'haleine puant l'alcool, je flottais dans mon complet-veston froissé et ma chemise blanche franchement douteuse. En fait, sans ma réserve d'hydroxykon (en sérieuse baisse), je me serais probablement tapé une gueule de bois carabinée. Ce qui m'aurait peut-être privé du spectacle de ces jolis yeux émeraude, en train de me jauger sans aménité.

— J'aimerais me dire que je n'ai pas fait une erreur en vous confiant l'enquête sur la mort de mon paternel. Mais sincèrement, je me demande si j'ai bien fait… Regardez-vous ! Vous n'êtes que l'ombre de vos holo-cartes !
— Madame, intervint la voix acerbe d'Andréa, mon mari a beau être déprimé ces temps-ci, il n'en reste pas moins un excellent enquêteur. Notre cabinet n'a pas chômé depuis votre dernière visite ; nous sommes sur une piste sérieuse, et nous ne devrions plus tarder à savoir qui a commandité l'assassinat de votre père.

Ma cliente se figea instantanément. Seuls ses yeux bougeaient, cherchant l'origine de l'intervention sépulcrale de ma défunte épouse. Une sainte frousse avait l'air de s'être abattue sur la riche héritière. Encore une cul-coincé ne supportant pas les cyber-incarnations…

— Vous pourriez demander à… cet artefact… d'arrêter de m'adresser la parole !?
— T'as entendu, chérie ? Notre cliente n'a pas l'air d'apprécier que les « viandes froides » interviennent dans la conversation des grandes personnes…

Andréa ne répondit pas. Obéissant à l'une de nos nombreuses phrases-code, elle avait changé de canal pour communiquer avec moi en liaison intracrânienne.

— Je peux plus la blairer ! émit-elle à mon intention. Faut vraiment qu'on soit dans la merde pour accepter le fric de cette salope !
— Ma chérie, le fric de cette salope, comme tu dis, est la seule chose qui nous maintienne encore à flot.
— Ah oui ? Mais à quoi ça sert de financer le temps processeur qui me permet de continuer d'exister ? À te voir te suicider à petit feu, avec tout le whisky frelaté que tu t'envoies ?

Face à moi, les lèvres charnues et parfaitement dessinées de Jayen la hyène formaient des mots tranchants tels des rasoirs, mais heureusement inaudibles dans mon état présent.

Okay. Je devais arrêter de déconner si je voulais financer mon prochain foie synthétique et le pauvre simulacre de vie d'Andréa. Il était temps de bosser un peu.

— … qui me demande des comptes. Bougez-vous le cul, Jurgensen ! Si le meurtrier de mon vieux n'est pas refroidi avant la fin de la semaine, c'est vous que je fais descendre !
— Je comprends, chère Madame. Je vais immédiatement remonter notre nouvelle piste. Dès que je trouve ce salopard, je lui fais cracher sa confession avant que, par le plus grand des hasards, il n'avale une balle.
— Faites ça et je double vos honoraires. D'ailleurs, je vais vous envoyer un de mes meilleurs bodyguards pour vous seconder dans cette mission.
— Attendez ! Je ne fais jamais équipe avec pers…
— Vous ferez une exception, Jurgensen. Haruko est une fine lame. Je serais désolée que l'on retrouve votre corps découpé en morceaux… Alors, épargnez-vous une démonstration de son art !


Je n'avais pas attendu que le porte-flingue de cette hyène rousse se pointe ; à peine la Templetown hors de vue, j'étais reparti me pieuter quelques heures. Une fois d'équerre ou à peu prés, j'ai sauté dans ma bonne vieille Tesla modèle Z, qui filait à présent sur l'autoroute en thermo-béton, louvoyant entre les semi-remorques automatiques de moins en moins nombreux à l'approche des quartiers louches d'Auber-City.

C'était Andréa qui pilotait – ma douce avait toujours aimé conduire –, et les courbes de la voiture (futuristes il y a une bonne trentaine d'années) se prêtaient assez bien à quelques accélérations jouissives… Des bagnoles comme ça, on n'en faisait plus depuis longtemps !

Je zieutais avec mélancolie les friches industrielles témoignant de la désertification de la banlieue parisienne, convertie en no man's land où plus aucune créature douée de raison n'osait s'aventurer sans une sérieuse escorte. Le centre de New-Paris était encore vivable, mais plus on s'éloignait des compagnies privées garantissant la sécurité des citoyens de première classe, plus la jungle urbaine retrouvait ses droits.

Auber, quant à elle, était une de ces nombreuses cités franches ou les barons de la drogue avaient récupéré les manettes de la gestion municipale ; ce n'était plus qu'un township peuplé de junkies dégénérés, prêts à vendre leur corps et celui de leurs gosses contre quelques grammes de cristal.

— Que nous vaut la joie de nous rendre dans ces pimpantes contrées, ma douce ? demandai-je en me servant un second verre.

Le mini-bar n'était pas mieux achalandé que les placards de mon appart : toujours le même jus de pisse asiatique. Mais au moins il titrait ses 40 degrés de pur lubrifiant de cerveau.

— Ne va pas me dire que t'as rien retenu de mon briefing ! rugit la hi-fi du bord.
— Tu sais ce que c'est, la tête dans le cul… Non, j'oubliais : Madame ne prend jamais de cuites.
— Si tu ne passais pas ton temps à picoler, j'aurais moins besoin de me répéter, rétorqua ma chère et tendre.
— Aïe ! Un coup bas, ou je ne m'y connais pas…
— Cause toujours, ivrogne. Si je ne me tapais pas tout le boulot, nous serions tous les deux morts et enterrés.
— T'as toujours eu tendance à exagérer, jolie blonde. Et l'uploadProcédure d'urgence permettant de copier l'esprit d'un mourant afin de le transférer dans le cybermonde. de ta conscience n'a pas arrangé les choses.

Andréa soupira, rengainant temporairement sa rage synthétique pour me relater le résultat de ses dernières recherches.

Nous savions qu'Alfredo Templetown avait bâti la plus grande partie de sa fortune en réalisant des opérations immobilières louches, rachetant à vil prix des quartiers entiers où l'ancienne classe moyenne avait irrémédiablement sombré depuis la crise économique massive des années 30.

Son plan était ultra-simple : il lui suffisait de faire main basse sur les propriétés en carton de ces pauvres hères, anciens cadres de l'industrie, architectes, banquiers ou ingénieurs. Privés de boulot par le déferlement tout azimut de l'intelligence artificielle, incapables de se reconvertir, ils n'avaient d'autres choix que de céder leurs biens et déguerpir. Une fois les baraques acquises, ce bon vieux Templetown les rasait afin d'annexer toujours plus de territoire. Il ajoutait alors de nouvelles unités au maillage de résidences de haut standing ultra-sécuritaires qui constituaient son empire. En périphérie de ces zones concentrant calme, opulence et sécurité patrouillaient en permanence des drones militaires lourdement armés, autorisés à faire feu dès la seconde sommation. Et tant pis pour les sauvageons assez débiles pour tenter de franchir les corridors barbelés ceinturant ces palaces.

Templetown n'était pas le seul à profiter de ce juteux marché. Toute une mafia d'hommes d'affaires sans scrupules et d'entrepreneurs véreux avaient investi ce nouveau créneau, rendu des plus rentables par la massification de la pauvreté et de la déchéance sociale. Une belle brochette de partenaires trop gourmands ou de concurrents véreux qui auraient tous pu planifier son assassinat.

Cette tendance à défourailler à tout-va ne touchait pas que le monde du bâtiment. La concentration des moyens de production automatisés entre les mains d'une frange d'ultra-riches favorisait les guerres sans merci. En particulier celles visant à régner sur la nouvelle économie de l'intelligence artificielle.

— Je t'ai déjà dit que je déteste les I.A. ?
— Techniquement parlant, je ne suis pas loin d'en être une, rétorqua Andréa.
— Faux, répliquai-je. Tu es mon épouse.
— Une simple version numérisée de feu madame Jurgensen ; la copie hâtive de ses neurones et connexions synaptiques avant que son corps ne défaille pour de bon.
— Arrête de parler de toi comme ça ! Tu sais que ça me fout le blues…
— Si tu veux, Phil. Mais pour la majorité des citoyens de cette planète, je ne suis qu'une simulation, une aberration prétendant incarner ta partenaire.
— Bon Dieu, Andréa ! Tu es…
— Un putain de fantôme ! Qui ne compte d'ailleurs plus pour quiconque. À part toi, peut-être… Et encore, j'ai des doutes !
— Tsss… Humaine tu as été, humaine tu resteras ! La preuve, tu m'aimes encore.
— Ça, c'est ce que tu veux bien croire…
— Comment pourrait-il en être autrement ? ricanai-je. Je suis irrésistible !
— Oh, toi ! T'es vraiment le type le plus immodeste que je…

Andréa ne termina pas sa phrase. À moins que le bruit de l'explosion n'ait couvert sa voix, quelques millisecondes après l'embardée géante qui avait jeté la Tesla sur la voie la plus à droite de cette portion d'autoroute. La violence de cette esquive m'avait coupé le souffle, projetant du whisky partout dans la bagnole.

Alors que mes oreilles bourdonnaient telles les pales d'un hélico et que mes côtes me donnaient l'impression d'avoir été piétinées par un troupeau de brontosaures, Andréa entama son rapport, sa voix calme résonnant directement dans ma tête.

— Missile sol-sol tiré depuis le toit d'un des immeubles. Désolée pour la manœuvre un peu rude, c'était le seul moyen de ne pas finir pulvérisés.
— T'es sûre que je vais m'en sortir ? Mon cerveau est répandu aux quatre coins de mon crâne !
— Tu feras de l'humour plus tard, chéri. Là, on se fait canarder. Planque-toi !

En effet, les balles résonnaient sur la carrosserie de la bagnole comme une pluie de grêlons sur une vieille boîte de conserve. Je détachai ma ceinture et me glissai au sol juste avant que la vitre avant gauche n'explose, me couvrant d'éclats de verre. Une autre déflagration à l'avant, suivie d'un bruit de métal frottant rageusement sur la chaussée… ces salauds venaient de déchiqueter un des pneus !

— On dirait bien que mon tuyau était percé, déplora Andréa.

Dans un hurlement de jante à nu, la Tesla se traîna sur les cent derniers mètres de la sortie d'autoroute. Je n'entendais plus les impacts de balles sur l'acier renforcé du toit… Cela voulait-il dire qu'ils renonçaient ? (qui que soient ces « ils » ?) Les secondes écoulées depuis le déluge de plomb s'étiraient en heures, comme si nous ne devions jamais retrouver le couvert des immeubles délabrés derrière cette foutue voie rapide.

— Barrons-nous avant qu'ils reviennent finir le travail ! hurlai-je à Andréa.
— On n'ira pas plus loin : la propulsion est morte, constata calmement ma moitié numérique. Et on a déjà de la visite…

En effet. Une moto de forte cylindrée venait de piler devant la calandre perforée. Et, tout en ôtant son casque, une sorte d'amazone des temps modernes avait mis pied à terre. Je ne pouvais m'empêcher de fixer le pistolet mitrailleur qui battait le flanc de sa combinaison, noire comme la nuit.

J'ouvris la boite à gants, mais mon flingue n'y était plus. J'étais cuit !


[Deux heures plus tôt, au domicile de Jayen Templetown.]

La sévère héritière de l'empire immobilier Templetown passait le plus clair de son temps à gérer des transactions louches et à engueuler des intermédiaires obséquieux. Officiellement, cela ne faisait que trois mois qu'elle avait repris les affaires de son père, mais en réalité elle baignait dedans depuis toujours.

Jayen avait été son bras droit depuis une dizaine d'années, son « ambassadrice de charme », comme il disait. Et de son charme, elle en avait usé et abusé à la demande de son paternel. Depuis la fin de son adolescence, Alfredo n'avait jamais hésité à se servir d'elle pour obtenir des faveurs politiques ou attendrir tel ou tel banquier. Elle avait parfois l'impression d'être plus sa pute que sa fille ; la seule différence avec un mac, c'est que lui-même ne la baisait pas. Non que l'envie ne lui ait pas traversé la tête, elle en était sûre : « Salopard un jour, salopard toujours ! » Mais à l'instant présent, Jayen ne pensait absolument pas au travail ou aux affaires. Toute sa concentration se focalisait sur les sensations que lui procurait la jolie brune installée entre ses cuisses.

Bien qu'elle ne l'eût jamais avoué à quiconque, cette visite chez ce minable détective et son assistante, aussi glaçante que virtuelle, l'avait éprouvée. Non que cet imbécile risque un jour d'apprendre la vérité sur le décès d'Alfredo le cynique. Toutefois, il arrive que même les idiots aient leur jour de chance. Pour éviter que cela ne se produise, tout devait continuer à se dérouler selon ses plans. L'idée qu'il puisse en aller autrement lui donnait des sueurs froides ; et quand Jayen avait des angoisses, le meilleur traitement qu'elle connaisse était de s'envoyer en l'air. Ce à quoi elle s'employait de son mieux, à présent.

Après l'avoir déshabillée entièrement, sa partenaire avait lié ses poignets aux montants du lit avec des attaches en satin, puis elle lui avait bandé les yeux avant de clore ses lèvres d'un fougueux baiser, laissant la jolie rousse pantelante sous l'action experte de ses doigts délicats.

Des doigts qui avaient caressé sa poitrine avant de s'emparer de la pointe de ses seins pour les tordre, les faisant s'ériger jusqu'à ce que la douleur prenne le pas sur le plaisir. Elle n'avait pas eu le temps de crier : Haruko, qui connaissait par cœur les tendances légèrement masochistes de sa patronne, avait apaisé de ses lèvres suaves le feu qui brûlait dans ses tétons après ces torsions inconsidérées.

Ses mains avaient continué leur lente descente sur le corps sculptural de Jayen tandis que sa bouche embrassait et mordillait les pointes bandées qui se pressaient contre son visage. Alors qu'elle flattait les cuisses de sa compagne, aussi écartées qu'impatientes, Haruko finit de tracer de sa langue un chemin humide qui s'incurvait de la pointe boursouflée des nichons au creux fébrile de ce ventre tendu vers elle.

La fleur charnelle à la jointure de ses jambes, d'habitude discrète, était largement épanouie et particulièrement odorante. La brune prit grand soin de ne pas y poser tout de suite les doigts ou la bouche, préférant souffler doucement sur les replis intimes de cette large entaille rose, suintante de désir.

Bouillant d'impatience, Jayen tirait sur ses liens, haussait son mont de Vénus, lâchait des jurons et des paroles salaces, cherchant par tous les moyens à encourager sa partenaire à plonger tête la première sur son sexe ruisselant. Alors qu'elle pensait devenir folle, la bouche nerveuse et avide d'Haruko établit enfin le contact avec les plis et replis de sa fente en manque d'amour.

La langue de la jeune Asiatique s'agitait en elle sur un merveilleux tempo, faisant jaillir de son clito des sensations délirantes avec la maestria d'une violoncelliste s'escrimant sur son archet. Bientôt Jayen n'y tint plus, saluant par des cris rauques la survenue inéluctable d'un puissant orgasme. Avant qu'elle n'ait à nouveau touché terre, la bodyguard l'avait délivrée de ses liens.

— Tu es vraiment la meilleure, ma chère Haruko, à tous points de vue !

D'un revers de main, l'Asiatique essuya ses lèvres maculées de la liqueur intime de sa patronne. Elle n'était pas peu fière de sa connaissance parfaite des ressorts du plaisir féminin en général, et de celui de Jayen en particulier. Haruko fut néanmoins surprise quand la rouquine l'attira à elle pour l'embrasser à pleine bouche, partageant avec elle le goût de sa liqueur. C'était très inhabituel de sa part !

— Je t'ai déjà parlé de Jurgensen et de son enquête sur la mort de mon père ?
— Le cabinet d'investigation Phil & Andréa Jurgensen ? Si c'est le cas, vous avez bien choisi : ces deux-là sont imbattables.
Étaient imbattables : madame Jurgensen est malheureusement décédée l'an dernier, poignardée par un psychopathe. Sept coups dans l'abdomen, m'a-t-on dit. Une agonie horriblement douloureuse… Le fait qu'elle ait été en charge d'un travail pour le compte d'un concurrent n'atténue pas la tristesse de ce funeste destin.

Tout en parlant, la jeune femme jouait avec une discrète télécommande.

— Je ne savais pas, répondit Haruko. Et donc, vous pensez que Jurgensen pourrait découvrir qui a tué votre père ?
— Non, j'en doute. Après tout, l'assassin de sa femme court toujours. Il n'a même pas été capable de démasquer le commanditaire d'un crime qui le touche au premier chef…
— Alors pourquoi l'avoir embauché si vous le croyez fini ?
— C'était une demande du conseil d'administration. Jurgensen semble inspirer confiance à certains de nos actionnaires. Bref… Ce matin, cet idiot m'a parlé d'une nouvelle piste, pointant tout droit vers le gang « Manos de sangre », à Auber-city.
— Pas vraiment des tendres. Voulez-vous que j'assure sa sécurité, au cas où ses investigations tourneraient mal ?
— Je lui ai promis du renfort, effectivement. Mais il y a certaines données de ta mission qui doivent rester secrètes… même pour toi.

Au moment où elle prononçait ces mots, Jayen enfonça un bouton orangé sur la télécommande. Aussitôt, l'expression de Haruko se figea, comme celle d'un mannequin de cire. La rousse passa une main devant ses yeux. Aucune réaction, pas même un battement de cils.

— Ma pauvre Haruko, qui croit être une humaine comme les autres… Ne t'inquiète pas, je vais te dire exactement ce que tu devras faire quand tu te retrouveras devant El Cuchillo avec le sieur Jurgensen…


La mort avait un visage. Celui d'une jeune Japonaise en combinaison de cuir noir. Et elle s'avançait vers moi. Bientôt elle lèverait le bras tenant son pistolet mitrailleur, appuierait sur la détente et ferait tressauter mon corps sous les impacts de ses balles. Une fin sanglante et sans retour : impossible de scanner le cerveau d'un macchabé.

Mon esprit affolé commandait à mes jambes de se détendre et me propulser loin de ce cauchemar ambulant. Mais je ne fuirais pas. Je préférais voir la mort en face que de prendre une rafale dans le dos. S'il était temps de tirer ma révérence, alors ce serait avec panache. Et sobriété, pour une fois.

— Monsieur Jurgensen ? demanda l'apparition.

Aucune arme automatique pointée sur moi. Le plus incroyable, c'est que la jeune femme souriait. L'exécution était-elle remise à plus tard ?

— Euh… oui ? fis-je, d'une voix étranglée. Qui êtes-vous ?
— C'est madame Templetown qui m'envoie. Je dois assurer votre garde rapprochée.
— Haruko ?
— Exactement. Je suis très heureuse que vous soyez encore en vie. Je m'en serais voulu de vous avoir retrouvé trop tard.
— Et moi donc !

Sans plus de cérémonies, la Japonaise ouvrit la portière défoncée de ma Tesla et m'incita à sortir de mon abri de fortune.

— Je n'avais pas compris que vous étiez…
— Là pour vous sauver la vie ?
— Non, une femme… Miss Templetown parlait d'un garde du corps…
— Je sais être efficace, si c'est ce qui vous inquiète.

Alors que je m'imaginais sauter en selle derrière elle pour nous échapper de cet enfer dans un hurlement de pneus, Haruko délaissa son bolide pour s'avancer vers la gueule calcinée d'un immeuble. Qui justement se trouvait être la planque de ceux qui nous avaient tiré dessus !

— Qu'est-ce que vous foutez !? Faut se barrer d'ici avant que ces enfoirés nous tombent dessus !
— Raison de plus pour profiter de l'élément de surprise, répondit Haruko sans se retourner.
— Mais quelle surprise, bordel !?
— Moi, évidemment. Ils ne s'attendent pas à trouver quelqu'un sur leur passage. Et encore moins une femme.

Sans se démonter, la petite Japonaise se glissa vaillamment dans la gueule du loup et disparut de ma vue.

— Mon chéri, suis la dame. Mon instinct me dit qu'elle sait ce qu'elle fait.
— Elle va surtout nous faire tuer ! Se pointer là-dedans sans repérage ni le moindre début d'un plan, c'est de la folie !
— Ou peut-être une occasion en or de boucler plus vite que prévu notre enquête.
— Mais qu'est-ce que tu racontes ?!
— D'après les infos que j'ai dénichées la nuit dernière, le chef du gang qui occupe cet immeuble est justement le tueur qui a exécuté Alfredo Templetown.

— Bordel ! Tu comptais me dire ça quand !?

Dans ma fureur, j'avais parlé à haute voix, oubliant qu'Andréa lisait dans mes pensées. Répondant à cette interrogation rageuse, une ribambelle de « TAC-TAC-TAC… » se fit entendre en provenance de la cage d'escalier. Haruko, ou bien les enfants de salaud qui avaient voulu transformer ma bagnole en cercueil ?
Quelques secondes plus tard, ma nouvelle amie au visage impassible réapparut dans le hall de l'immeuble.

— Vous prenez racine ou quoi, Monsieur Jurgensen ?
— J'étais en train de m'interroger sur le plus sûr moyen de rester en vie… Attaquer à nous deux tout un gang de tueurs, ou faire seul et sans arme une virée dans le quartier. J'avoue que j'hésite…
— Grouillez-vous, le reste de la bande ne va pas tarder.
— Bon, vu que vous avez l'air de savoir vous servir d'un flingue, je fais équipe avec vous !

Haruko tenait un sabre sanguinolent dans la main droite et son méchant petit pistolet mitrailleur dans la gauche. Elle avait ouvert un sillage de tripes et de sang dans l'escalier, jonché de corps décapités, ouverts en deux du sternum au bassin, démembrés par sa lame ou simplement truffés de balles. Je n'avais jamais vu un spectacle aussi gore, même sur ma pire scène de crime…
Cette gonzesse-là, valait mieux l'avoir avec soi !

Des pas bruyants se firent entendre juste au-dessus. Un véritable commando fonçait droit vers nous. Et dire que je n'avais même pas eu la présence d'esprit de ramasser un flingue…

— Pas un bruit, m'intima Haruko dans le creux de l'oreille.

Puis, aussi silencieuse qu'une ombre, la jeune femme ouvrit une porte coupe-feu. La touffeur d'un étage plongé dans l'obscurité nous avala aussitôt. Mes implants rétiniens ne détectaient pas la moindre trace de chaleur corporelle : personne à l'horizon.

Je commençais à peine à souffler, me disant que mon trépas était peut-être repoussé de quelques minutes, quand, d'un mouvement ample, ma fière guerrière dégoupilla une poignée de grenades à fragmentation. Durant quelques mortelles secondes elle les tint contre elle sans rien faire. Alors que j'essayais de comprendre pourquoi elle voulait nous faire sauter, ma kunoichiKunoichi : femme ninja. préférée balança enfin sa récolte explosive dans la cage d'escalier.

— Bouchez-vous les oreilles !

Avant que je n'aie le temps de répliquer, la porte en contreplaqué, arrachée de ses gonds, me projeta contre le mur. Un silence assourdissant s'était abattu sur la scène. Il me fallut quelques instants pour comprendre qu'en réalité je n'entendais plus rien !

À peine m'étais-je relevé que Haruko se remettait en mouvement. Me prenant par la main, elle me tira à sa suite vers les étages supérieurs, grimpant quatre à quatre des marches recouvertes de confettis sanglants. Je n'osais imaginer le spectacle de cette troupe de mercenaires réduits en charpie quelques mètres plus bas…

Quand nous franchîmes enfin le seuil du septième et dernier palier, j'étais complètement essoufflé, au bord de l'asphyxie, et peut-être même de la crise cardiaque. Seul point positif, mon audition revenait lentement. C'était déjà ça !

Nous avions tout juste mis le pied sur ce qui ressemblait à un hall immense qu'une batterie de flashs énormes nous aveugla. Plusieurs rangées de projecteurs venaient de s'allumer, baignant d'une lumière crue l'espace vide et nu qui s'étendait sur tout l'étage.

— J'ai une bonne et une mauvaise nouvelle. me transmit Andréa.
— Commence par la mauvaise.
— El Cuchillo et ses sbires vous tiennent en joue.
— Merde ! Je savais bien que c'était du suicide ! Bon, et la bonne nouvelle ?
— Ces crétins ont mis en place des tourelles de calibre 50 automatiques reliées au net !
— Tu peux les désactiver ?
— Mieux que ça ! Donne-moi juste cinq minutes pour défoncer leur pare-feu.

Cinq minutes ? Mais nous n'avions pas cinq minutes ! Tout au plus quelques secondes ! Ma seule chance, gagner du temps.

— Eh bien, dis-je d'une voix que je tentais de rendre confiante et assurée, vous attendiez notre visite, on dirait.

Personne ne répondit. Sur mon torse se baladaient les visées laser de plusieurs flingues.

— J'aimerais discuter avec votre chef. Si vous pouviez baisser un peu l'intensité des spots, ce serait plus facile.
— Débarrassez-vous de vos armes, lança alors une voix. À moins que vous préfériez qu'on vous descende immédiatement ?
— Non, non ! Sans façon !

Je fis signe à Haruko d'obéir. Avec un soupir, la jeune Asiatique posa au sol son pistolet mitrailleur et son katana. D'un coup de pied rageur, elle les envoya balader au loin. Quant à moi, je levai mes mains en l'air, faisant voir qu'elles étaient vides.

— Voilà, nous ne représentons plus aucun danger…

Des pas lourds se firent entendre. Un géant hirsute venait vers nous, sa silhouette massive découpée en ombre chinoise par les flashs toujours aussi aveuglants. D'autres gadjos tout aussi destroy s'approchaient, formant un arc de cercle quelques pas derrière lui.

— Qu'est-ce que tu crois, espèce de privé de merde ? Il y a un an, j'ai planté ta jolie petite pute blonde. Et aujourd'hui je vais me farcir cette salope de Jap' avant de la vider comme un poulet… Ensuite, ce sera ton tour !

J'étais tétanisé. Ce monstre se vantait d'avoir tué Andréa ! Et il était juste là devant moi, à visage découvert ! Un goût métallique dans la bouche, je me préparai à lui sauter à la gorge pour l'étrangler, même si ce devait être l'ultime connerie de ma vie !

— Du calme, chéri. Il cherche simplement à te provoquer, et on dirait bien que ça marche.
— Ce salaud t'a poignardée ! Je veux qu'il crève !
— Idem pour moi. Mais si tu as encore un peu de bon sens, sers-toi de ta langue, pas de tes poings !

D'accord… Il était temps de mettre mon cerveau à contribution. Ce mec avait quelques lacunes concernant Haruko, preuve qu'il n'avait pas toutes les cartes en main. En attendant qu'Andréa nous sorte de là, je devais l'amener à dévoiler son jeu.

— Vous savez qui je suis, dis-je avec un calme feint. Mais peut-être pas pourquoi je suis-là.
— T'es chargé de trouver le mec qui a buté cet enfoiré de Templetown. Et y s'trouve que ce mec, c'est moi !

Un frisson d'excitation parcourut l'assemblée. Les types s'attendaient à ce que leur chef m'humilie avant de me tuer. Ils voulaient du spectacle ? Ils allaient être servis.

— Vous avez pris la vie de mon épouse et celle du père de ma cliente. Drôle de coïncidence, non ?
— Pas vraiment, pauvre con. C'était le même commanditaire…
— Vous m'en direz tant. Et de qui s'agit-il ?

Aussi incroyable que ça puisse paraître, le gars au couteau me lança un regard où surnageait un éclair de pitié. Puis un large sourire fendit sa gueule de brute.

— T'as pas encore deviné, détective de mes deux ?
— Eh ben non, dis-je en croisant les bras. Mais quelque chose me dit que je vais bientôt en savoir plus…
— J'hésite, fit le monstre, avec un rictus un brin dérangé. Soit te tuer sans te dire qui a payé pour que je crève ta femme… soit voir ta réaction quand je vais te l'annoncer !
—Allez-y, répondis-je stoïquement, je suis dur au mal.
— T'auras intérêt de t'en souvenir quand ma lame te déchirera le foie !

El Cuchillo partit d'un grand rire, dévoilant ses chicots noirâtres. Derrière lui, ses hommes se bidonnaient de bon cœur.

— Andréa, t'en es où avec les pare-feu ? J'ai hâte de voir ces salauds mordre la poussière.
— Pas simple, mais j'y travaille. Tu peux encore tenir deux ou trois minutes ?

— Silence, vous tous ! gueula soudain le chef de la bande.

Les gloussements s'arrêtèrent nets. Une douzaine de paires d'yeux me fixaient avec une méchanceté rare.

— Et si je te disais, cabrón, que celle qui est derrière la mort de ta nana et de Templetown, eh ben… c'est justement la fille de ce bon vieil Alfredo ?

Jayen ? Je n'arrivais pas à le croire ! Pourquoi me confier l'enquête si elle était impliquée dans le meurtre ? Au fur et à mesure que j'accusais le choc, le puzzle commençait néanmoins à s'assembler dans mon esprit.

C'était tellement sordide, et en même temps d'une logique si perverse… ! Le conseil d'administration de Templetown Industries lui collant un peu trop au cul, Jayen n'avait eu d'autre choix que de lancer une enquête privée sur la mort de son père. Et pour ça, elle avait embauché le détective le plus minable qui soit, c'est à dire moi. Celui-là même dont elle avait fait buter la nana… Écœurant, mais probablement vrai.

— Cette connasse a cru qu'il suffisait de passer par des intermédiaires pour échapper à mon radar. Mais j'ai vite compris qui était derrière… alors j'ai décidé d'en profiter un peu. Le bon vieux Cuchillo n'est pas né de la dernière pluie, tu vois.
— Vous la faites chanter…
— On peut rien te cacher, amigo. Pas étonnant que cette vipère veuille ma mort. Alors, au cas où, je fais surveiller ses communications… Et c'est comme ça que j'ai appris qu'on t'avait balancé l'info sur moi, mon gang, et l'emplacement de ma planque. Cette salope doit commencer à perdre patience !

— Tu crois qu'il dit vrai, Andréa ?
— Mon informateur n'a pas voulu donner sa source. Possible que Jayen soit à l'origine de cette fuite. En tout cas, ce pourri savait qu'on allait se pointer dans le secteur. Et ça, ça colle drôlement bien avec tout ce qu'il nous raconte !

— Okay, admettons que Jayen veuille se débarrasser de vous. En me mettant sur votre piste, elle se doutait bien que j'allais apprendre la vérité. Tout ça ne rime à rien !
— Sauf que cette poufiasse est certaine que je vais te buter, mon pote, ricana-t-il. T'es là juste pour faire croire aux huiles de sa boîte que t'as réussi à retrouver ma trace tout seul, comme un grand… et au passage, nous ramener ta salope d'Asiate.

Haruko ! Mais oui, elle avait forcément un rôle à jouer dans cette affaire !

— Alors maintenant, tu vas me dire qui est cette pute. Pendant que tu dégoisais pour gagner de temps, elle, elle a pas moufté une seule fois !

Je jetai un coup d'œil à mon ange gardien. Son regard était trouble, perdu au loin, comme si tout cela ne la concernait pas. Un sourire irréel flottait sur son visage détendu. Voyant qu'on s'intéressait enfin à sa petite personne, elle enveloppa son poing droit dans sa main gauche, faisant craquer ses phalanges.

— Putain ! Y'a un truc qui tourne pas rond avec cette nana ! gueula soudain El Cuchillo, sortant de son étui de ceinture une longue lame affûtée.

— Chéri, j'ai réussi à prendre le contrôle des trois sulfateuses qui vous tiennent en joue. Dès que tu te seras éloigné de ma ligne de mire, je dégomme tout ce beau monde.

Je n'ai pas eu le temps de répondre à Andréa. Haruko, poussant un cri vengeur, se rua soudain sur le chef de gang. Celui-ci l'attendait en souriant, son coutelas à la main. Mains nues et sans défense, la bodyguard allait proprement se faire empaler !

Au dernier instant, alors que l'avant-bras du tueur se détendait pour la cueillir à la gorge, elle plongea au sol, profitant de sa lancée pour glisser entre les jambes du géant. Dans le même temps, elle porta un coup vers le haut. Un éclair argenté brilla entre ses doigts… et le ventre de son adversaire s'ouvrit en deux, laissant échapper un amas sanglant de tripes et de boyaux.

El Cuchillo avait fait une erreur critique en négligeant son petit gabarit…

À peine m'étais-je jeté à terre qu'une nuée de projectiles hachaient les derniers membres du gang, encore stupéfaits de ce qui venait d'arriver à leur chef. Andréa se lâchait, réalisant un véritable massacre dans ce sanctuaire d'assassins ! Ne demandant pas mon reste, je rampai à toute vitesse en direction de l'escalier. Quelques secondes plus tard je dévalais les marches de béton brut, m'éloignant au plus vite de ce piège mortel.

— Bon Dieu ! Il reste quelqu'un de vivant, là haut ?
— La garde du corps de Jayen. On dirait qu'elle se lance à ta poursuite. Je devrais peut-être l'abattre, non ?

Mon esprit pédalait en démultiplié. J'étais un témoin gênant pour miss Templetown. Haruko avait peut-être pour mission de me faire taire. Et tout ce qu'il y a de plus définitivement.

— Vas-y, flingue-la !
— Trop tard, mon beau. Elle n'est plus dans mon champ de visée. Fous le camp : cette pétasse semble vraiment en rogne contre toi !

Andréa se fichait-elle de moi ? Quelles chances j'avais, face à une spécialiste des arts martiaux et du sabre laser ? Comment pouvais-je espérer échapper à une athlète surentraînée, qui plus est sur mes talons ? Au minimum, il fallait un miracle, et fissa !

J'entendais claquer ses semelles dans l'escalier, de plus en plus proches, largement plus rapides que mes jambes engourdies par la peur et ma piètre condition physique. Ma cage thoracique se soulevait de plus en plus difficilement alors qu'un point vengeur broyait ma trachée.

Ce n'est toutefois pas Haruko qui me stoppa sur le palier du troisième, mais la gueule mafflue et patibulaire d'un immense « gun » qu'une rouquine fort mignonne mais très énervée pointait droit sur mon front.

— Jayen ! Je… pfff, pfff, je… pfff, pfff, dirai rien ! finis-je par exhaler, luttant contre la privation d'oxygène qui cadenassait mes poumons.

— Tu vas quand même pas supplier la salope à qui je dois d'être morte ?!
— La dignité est parfois un luxe, ma chérie. Sauf si tu préfères voir ma cervelle retapisser prochainement les murs.

Entre-temps, Haruko, son katana sanglant à la main, venait de franchir d'un bond la dernière volée de marches qui nous séparait. Son bras gauche pendait, des impacts de balles laissant deviner de sérieux dégâts au niveau de l'épaule et de la clavicule. Visiblement, ça ne la dérangeait pas le moins du monde.

Je me retrouvais à présent avec deux tigresses sur le dos, sans la moindre idée pour les amadouer ! Et, pour corser le tout, une douleur de plus en plus vive au niveau du sternum qui me sciait en deux…

— C'est fort regrettable, Monsieur Jurgensen, mais pour ma sécurité je me vois contrainte de me débarrasser de vous.
— Non ! Attendez ! Pfff, pfff… Il y a certainement… pfff, un moyen…
— À genoux, chien ! hurla alors la rouquine, agitant son gros engin juste son mon nez.

Je m'agenouillai sans rien dire. Quand on est fébrile à ce point, un coup de feu est vite parti…

— Et maintenant, Haruko va nous faire une démonstration de son art, poursuivit cette folle. Jurgensen, penchez la tête en avant… Allez ! Sinon c'est moi qui vous l'explose !

Dans un ultime geste de défi, je levai au contraire les yeux vers sa face rubiconde. La colère faisait perdre toute beauté à Jayen. Ne ressortait plus que la noirceur de son âme… (cela dit, vu la splendeur de cette fille, c'était peut-être juste lié à mon extrême épuisement).

— Vous allez foutre du sang partout, mais tant pis… Haruko, décapite-moi ce débile !

Je me crispai, espérant que le sabre effilé tranche le fil de ma vie avant même que je puisse m'en rendre compte.

— Andréa, ma chérie… Débrouille-toi pour faire plonger cette salope !

— Bon Dieu, Haruko ! hurla soudain la hyène qui me braquait. Tu vas te bouger, oui ou merde ?!

Et là, chose totalement improbable, Jayen Templetown sortit une télécommande de sa veste et se mit à cliquer désespérément en direction de Haruko, aussi inerte qu'un tas de ciment.

— Mais oui, bien sûr ! C'est une Shinrei NingyōShinrei ningyō : « poupée psychique », une personne dont on peut contrôler et reprogrammer le cerveau. et elle est en train de bugger à mort !

Je ne comprenais rien à ce que disait Andréa, et encore moins à ce qui arrivait à la Japonaise statufiée. Seul m'importait un détail qui pouvait tout changer : obnubilée par son ninja femelle apparemment hors d'état de nuire, Jayen ne me tenait en joue que de façon distraite !

Je me ruai soudain sur la rouquine et, tout en essayant de m'emparer de son arme, la bousculai avec le peu de forces qu'il me restait. J'avais mes doigts autour de la crosse quand cette furie se jeta sur moi, griffes en avant, tentant de m'énucléer avec ses ongles bleu pâle. Je fermai instinctivement les yeux, repliai le bras sur mon visage en sang et, au pire moment, me sentis soudain privé de toute énergie. Par pur réflexe, j'enfonçai la détente de l'arme. Une déflagration retentit, résonnant dans toute la cage d'escalier. Simultanément, une douleur intense me déchira la poitrine. Des nuées d'étoiles multicolores emplirent ma vision avant de s'éteindre une à une, me laissant glisser vers une obscurité sans fond…

J'avais finalement réussi à trouver la mort. Mais quel naze !


— Allez, bébé, réveille-toi…

Comme chaque matin, la voix d'Andréa susurrait à mon oreille.

Je gardai les paupières fermées, essayant de retenir les dernières bribes de ce rêve. Un rêve où nous étions allongés sur une plage, bercés par le doux ressac des vagues et la fraîcheur d'une brise de mer. C'était encore un de ces merveilleux songes où nous étions réunis, lovés dans les bras l'un de l'autre, intensément vivants.

Le contact caressant des doigts d'Andréa sur ma joue me fit soudain ouvrir les yeux. Ce n'était pas qu'un rêve ; ma femme était là, près de moi ! Assise en tailleur, elle portait le dernier bikini que je lui avais offert de son vivant. Un vêtement approprié, vu que nous nous trouvions effectivement sur une plage paradisiaque.

— Eh bien, la tête que tu fais…
— …
— Moi qui pensais que tu serais heureux de me revoir ; ça n'a pas l'air de te…

Je ne laissai pas Andréa finir sa phrase. Me jetant sur elle comme un mort de faim, je l'étreignis de toutes mes forces, déversant des larmes de joie et l'embrassant comme un fou. Serrée contre moi, Andréa répondait avec ferveur à mes baisers. Il me fallut plusieurs minutes avant de retrouver le contrôle de mes canaux lacrymaux et accepter de desserrer mon étreinte.

— On est au paradis ? risquai-je, les yeux rougis d'avoir chialé autant.
— Désolée, mon chéri ; ce n'est qu'une séquence en simularité.

Ça, du virtuel ? La qualité de l'environnement le rendait indiscernable du vrai. Celui qui casquait pour cette simulation devait être plein aux as.

— Quelqu'un m'a scanné pour m'envoyer ici ? Je comprends rien. Qui paye pour tout ça ?

Je me palpai, découvrant un corps mince et bien portant. Plus aucune trace des excès de ces derniers mois. Pourtant, d'après mes ultimes souvenirs, j'étais aussi mort qu'une pince à linge. D'autant plus difficile à admettre que je me retrouvais à présent dans une enveloppe corporelle en excellente santé.

— Les flics ont arrêté Jayen ? D'ailleurs, ça fait combien de temps que je suis refroidi ?

Ne pouvant s'empêcher de sourire devant ce flot ininterrompu de questions, Andréa entreprit de me conter ce qui était arrivé depuis ma perte de connaissance.

Dès que notre intervention dans l'immeuble avait commencé à déraper, elle avait contacté Ricardo Jacobini, le président du directoire de Templetown Industries. Jacobini, qui n'adorait pas particulièrement Jayen, s'était montré très intéressé par le flux vidéo en temps réel provenant de mes implants rétiniens. Surtout lors de la « confession » de El Cuchillo. Devant l'insistance d'Andréa, le président avait fini par donner l'ordre de dépêcher des secours.
Lorsque ceux-ci nous avaient trouvés dans la cage d'escalier, Jayen et moi étions enlacés dans une mare de sang. Le bas de son visage pulvérisé par une balle, et moi cliniquement mort.

— Rassure-toi. T'étais pas vraiment décédé ; juste en transit.
— En transit ? répétai-je avec cet air idiot qui semblait follement l'amuser.
— OK, ton cœur s'est effectivement arrêté de battre… mais seulement sept minutes.

L'injection censée me réanimer n'avait pas pu réparer les dommages subis par mon muscle cardiaque. La seule procédure qui vaille restait la transplantation. Mais même au prix du marché noir, un myocarde sain demeurait hors de portée pour un petit détective comme moi. Il ne restait donc plus aux sauveteurs qu'à numériser mon esprit avant que mon corps ne lâche définitivement.

C'est alors qu'Andréa s'était déchaînée, menaçant Jacobini de révéler au grand jour les malversations de Jayen. De quoi faire chuter le cours boursier de Templetown Industries dans les tréfonds de l'enfer. Ils étaient arrivés à une sorte de gentlemen's agreement : pour moi, une greffe de cœur me redonnant une vie normale, et pour Andréa… l'occasion de nous revoir une dernière fois avant de prendre une décision d'importance.

— Tu aurais dû les laisser faire. Je n'attendais qu'une chose : échapper à cette vie minable pour te rejoindre.
— Tais-toi, tu ne sais pas de quoi tu parles…

Mon épouse laissa son regard se perdre au loin. Je l'attirai vers moi, n'arrivant toujours pas à croire à sa présence à mes côtés. Le simple fait de la serrer entre mes bras me faisait planer.

— Ils ont maintenu Jayen en vie jusqu'à ton opération, murmura Andréa. Je ne sais pas ce qu'ils ont fait des autres organes.

Il y avait une justice, finalement. Après avoir pris la vie d'Andréa, Jayen avait sauvé la mienne, bien malgré elle. Et dire que jusqu'à la fin de mes jours, j'allais devoir vivre avec son cœur sec et dur dans ma poitrine !

— Il y autre chose… poursuivit Andréa. Je ne sais pas comment te l'annoncer. J'ai peur que tu m'en veuilles, que tu ne comprennes pas…
— Si je devais être aussi con, je t'autorise à me faire abattre sur le champ !
— Quand la simularité va s'arrêter dans quelques minutes, ma conscience sera effacée du cybermonde. Définitivement. Tu ne me reverras plus… du moins, pas telle que je suis en ce moment.

J'ai soudain eu l'impression que le sol se dérobait sous mes pieds. Je ne pouvais pas perdre Andréa ! Pas après son meurtre, pas après tous ces mois où seule sa voix m'avait permis de supporter l'horrible réalité !

— Sans toi, je n'ai plus de raison de vivre… balbutiai-je.
— Shhhh… ne dis pas ça, c'est déjà assez dur, souffla mon épouse.
— Mais qu'est-ce qui t'a pris, de vouloir te faire effacer ?
— Jacobini m'a promis de me faire revenir. Sauf que le corps qu'il me propose n'est pas vraiment… légal. Je dois d'abord disparaître officiellement avant de pouvoir m'y réincarner.
— Putain, mais c'est génial ! Pourquoi t'as pas commencé par ça !?

Andréa baissa la tête, les yeux emplis de larmes. Son vague à l'âme ne pouvait avoir qu'une seule explication.

— Tu as peur qu'ensuite je te rejette… Je me trompe ?
— Je comprendrais, tu sais… Tu m'as connue et aimée comme Andréa. Si j'occupe un corps pour lequel tu n'as aucun attachement ni désir, un corps qui te repousse…
— Arrête ! Quelle qu'en soit la forme, à l'intérieur ce sera toujours toi !
— Même si je reviens en méduse extraterrestre ? fit Andréa, avec un timide sourire.
— Pas de problème ; on transformera l'appart en aquarium géant. Si t'es pas trop venimeuse, ça peut même ouvrir des possibilités sympas…
— T'es con, franchement !

Cette fois, Andréa riait sans retenue. Quant à moi, malgré tout, je réfléchissais à mes limites. Une handicapée en obésité morbide ? Banco ! Elle devenait un homme ? Eh bien, c'était l'occasion de ne pas mourir idiot…

— Et merde. Je m'étais juré de ne pas nous imposer ça… mais je dois savoir comment tu vas réagir. Ferme les yeux !

Je lui obéis, la peur au ventre. Non de ce qu'elle allait me montrer, mais que mes émotions me trahissent. Ou pire, que la simularité, interprétant mal ma surprise, affiche du dégoût sur mon visage. Andréa serait dévastée…

— Tu peux regarder. C'est ce que je vais être…

Mes doigts s'entrouvrirent, laissant filtrer vers mes pupilles l'image de la nouvelle Andréa. Je n'ai pas honte de le dire, j'éprouvai un réel soulagement… et l'impression d'avoir été un bel idiot. Ça allait de soi, c'était tellement évident !

— Tu sais que tu me plais beaucoup, Andréa-san ? dis-je, avec un sourire jusqu'aux oreilles.
— Vraiment ?
— Oui, vraiment !

Sur son petit visage barré d'une épaisse frange noire, je lus un sentiment de joie profond.

— Maintenant, je peux te l'avouer : j'ai toujours rêvé d'une femme garde-du-corps… avec un faible pour les frêles Japonaises qui payent pas de mine !

Puis, prenant dans mes bras l'enveloppe charnelle de celle qui fut Haruko, j'embrassai Andréa sans la moindre retenue.