Le titre de cette histoire aurait dû être « Papa, maman, la bonne, Vincent, François, Paul, les autres et moi ». Oui, mais je me suis rendu compte que ça faisait bien trop de monde pour un one shot et que je n’allais pas y arriver.

Alors ce sera juste l’histoire entre la voisine et moi. Attention, je veux parler de LA voisine ; pas n’importe laquelle, hein ! La voisine de droite. Enfin, quand je sors de mon appartement, c’est la voisine de droite. Mais quand je reviens le soir – je n’en ai pas cru mes yeux la première fois – elle est devenue la voisine de gauche. Incroyable ! Elle n’a que ça à faire, celle-là, de déménager dans la journée pour me perturber le ciboulot ?

Cette fois encore, quand je rentre, je suis tellement imbibé que j’ai du mal à marcher droit. Soyons franc : je ne marche pas droit du tout, même que parfois je me casse la gueule en sortant de l’ascenseur. Ça dépend de la marque du whisky, je crois. Il y en a de plus traîtres que d’autres. Le Talisker, par exemple, il me monte direct au cervelet et crame mes neurones ; alors j’évite, et je descends du blended bon marché. Mon gosier saturé ne fait plus la différence, j’ai constaté.

La voisine. Blonde, très pulpeuse, et une bouille toujours souriante. Oui, elle sourit sans arrêt, cette fille. Des yeux pétillants, une bouche creusant d’attendrissantes fossettes sur ses joues roses, des lèvres découvrant les dents du bonheur. Et une poitrine… des hanches…
Vous voyez un violoncelle ? Vous voyez Cécile, ma voisine.

Moi, à partir d’une certaine taille de bonnets de soutien-gorge, c’est respect. Cécile, c’est total respect. Je ne sais pas combien chaussent ses nénés, mais ceux-là, j’aurais tendance à les vouvoyer. Et envie de m’en servir d’oreillers.

En parlant de migraine, j’en tiens une carabinée en arrivant sur le palier. Soupir. Pas le moindre médicament chez moi, du moins en dessous de 40°. Intense réflexion : si je redescends, je peux arriver à la pharmacie avant qu’elle ferme. Non, c’est trop tard. Alors ce sera vodka-orange. Puis gin-citron. L’air de rien, je fais attention à ma santé, moi : j’essaie de consommer cinq fruits et légumes par jour.

Re-soupir. J’avance d’un pas pesant vers ma porte en cherchant ma clé, qui m’échappe et tombe sur le carrelage. La porte de ma voisine s’ouvre ; elle soupire elle aussi (la voisine, pas la porte).

— Thomas… Tu t’es mis dans un état…
— Ouais. Au moins, maintenant, je peux me bourrer la gueule : il n’y a plus personne qui m’attend derrière cette putain de porte.
— Je sais bien que ta femme est partie. Mais il te faut l’oublier ; tu es en train de te tuer, là.
— Je confirme. Mais ça prend un temps fou, et ça coûte cher…

C’est si facile de se laisser glisser, et c’est si dur de lutter, de faire bonne figure… J’ai choisi de sombrer, et je m’y applique avec détermination. Cécile s’approche et ramasse le trousseau de clés, qui comporte celles de ma voiture.

— Tu n’as pas conduit, j’espère ?
— Non, maman, j’ai pris un taxi. Ma voiture est restée devant le bar.
— Je ne suis pas ta mère, espèce d’idiot ; je suis juste une fille qui s’inquiète trop pour toi.
— Excuse-moi, Cécile. Quand je suis dans cet état, je deviens méchant. Laisse-moi crever dans mon coin.

Sans répondre, ma jolie voisine (vous ai-je dit qu’elle est jolie, ma voisine ? Ben oui, elle est canon) ouvre ma porte et vient me soutenir. J’arrive à marcher tout seul, mais j’accepte son aide sans rouspéter. Elle sent bon, pas comme moi sûrement. Alcool, sueur, vomi, bonjour la classe ! Elle ne me fait aucune remarque, bien sûr. Elle est trop bien élevée pour ça.

— Je t’aide, mais tu vas prendre une bonne douche tout de suite, et te laver les dents aussi. Tu as une haleine de chacal.

Trop bien élevée, tu parles ! Pourtant, je lui en sais gré (un tas de grès, même) d’être honnête. Elle a des couilles, cette souris !

— Tu as du cran, petite Samaritaine. Tu ne fuis pas devant le désastre ambulant que je suis.
— Mon père est mort d’une cirrhose, à quarante-trois ans. C’était il y a cinq ans, mais je m’en veux encore de n’avoir pas pu l’aider, de l’avoir vu se détruire jour après jour depuis le décès de maman.
— Je suis désolé, Cécile. Tu as l’air d’être une chic fille, alors un conseil : n’essaie pas d’aider un poivrot comme moi.
— C’est mon problème, ça. Je suis majeure et vaccinée, et libre de faire mes choix. Je vais t’aider si tu acceptes d’y mettre du tien. Si tu fais un effort, rien que ce soir. Demain… demain on verra.

Je n’ai pas répondu ; j’aurais pu la repousser, m’enfermer à double tour avec mes trois amis qui me veulent du bien : Black, White et Smirnoff… mais cette fille obstinée vient de réveiller un sentiment que je croyais disparu à jamais, un sentiment qui trouve un faible écho dans un recoin de mon cerveau embrumé.

L’espoir.

Alors je me glisse sous l’eau brûlante de ma douche et me savonne longuement, puis je me rince à l’eau froide. Putain, qu’elle est froide, cette eau froide ! On n’a pas idée ! Mais ça me sort un peu du brouillard. Lavage de dents, bain de bouche tout en me scrutant dans le miroir. Yeux injectés de sang, teint blafard et joues mal rasées, je ressemble un peu à un zombie.

Le type qui prenait soin de lui est là-dessous, quelque part. Six mois que Manu est partie, six mois de bitures sévères, de destruction massive. De glissade vers le néant. L’enfer, je connais : c’est mon quotidien depuis que ma femme m’a quitté pour mon meilleur ami. Enfin, mon ex-meilleur ami ; je suis con, mais pas à ce point. Je secoue la tête, essayant par ce geste de chasser les miasmes du passé.

— Cécile ? Euh… Je suis là…

Dans la cuisine, je trouve une assiette avec trois oeufs au plat et une tomate coupée en tranches fines. Mais pas de Cécile. Mon torse se dégonfle ; elle est partie. Je n’ai rien compris, comme d’habitude. Une pulsion familière et puissante me traverse le cerveau : vite, un verre ! Ou à la bouteille direct, pour pas salir. Je résiste comme je peux, je ne sais pas trop pourquoi. En général je ne fais pas de manières pour plonger. Je m’assois devant mon repas, à deux doigts de pleurer. À cet instant la porte d’entrée s’ouvre après un rapide toc-toc. Cécile s’approche et me montre une baguette entamée avant de me tendre un verre.

— Je suis allée chez moi, je n’ai pas osé chercher ici. Antalgique effervescent. Tiens, bois ça.
— Merci. Je croyais que…

Elle comprend et s’accroupit à mon côté, caresse ma joue de l’index et recueille une larme. Merde, j’ai pleuré ? Boys don’t cry, shit de merde ! J’ai vingt-huit ans dans quinze jours et je chiale comme un môme…

— Tu croyais que je t’avais laissé tomber ? Aucune chance. Il te faudra me jeter dehors quand tu en auras marre de moi, je suis du genre coriace.
— Merci de ta présence, Cécile. Je…
— Mange, idiot, tu vas dire des bêtises et c’est moi qui vais me mettre à pleurer.

Elle est sérieuse : ses yeux brillent et sa bouche tremble un peu. Alors j’obéis, même si je n’ai pas très faim. Cécile s’est assise en face de moi et me regarde picorer sans dire mot. Ses yeux pétillants ne me lâchent pas ; ils me poussent à finir mon plat. Je n’ai plus l’habitude : le soir, je mange liquide. Je me lève pour poser assiette vide et couverts dans l’évier avant de me retourner vers elle, attendant sa réaction.

Sa réaction ? Elle me surprend encore. Cécile se lève à son tour et mordille sa lèvre inférieure tout en tordant nerveusement ses mains.

— Thomas… Tu peux… Tu veux bien me serrer dans tes bras ? Je… j’en ai besoin.

Merde, elle est au bord des larmes, ma petite fée ! J’écarte les bras et elle s’écrase voluptueusement contre mon corps, enfouissant sa tête blonde contre mon torse. Elle est toute petite et m’arrive à peine à l’épaule. Je caresse ses cheveux lisses et doux à l’odeur enivrante.

— Je me sens seule, si seule…
— Cécile… Tu es jeune et belle, tu es intelligente. Enfin, pour une blonde…
— Idiot ! Tu vas mieux, toi ?
— Oui, et c’est grâce à toi. Tu vas rester un peu ici, ce soir ?
— Un peu ?
— Euh… Tu restes autant que tu veux.

Ma voisine a déménagé subitement deux mois plus tard.

Maintenant, nous vivons ensemble.