Le commandant Pierre Dumas n'eut guère le temps de dire « ouf » : son avion de chasse explosa en plein vol, le transformant en son et lumière. Une belle fin, nette, rapide et évocatrice pour celui qui avait incarné l'homme viril pour toute la base, un homme canaille à ses heures, homme à femmes, au passé africain chargé de lourdes perplexités à son encontre. Sa vie avait été un splendide feu d'artifice aux mille couleurs : sa mort fut de même.

Jean-Émile de Bassonrocaille (Jeb pour les intimes) n'eut pas non plus le temps de dire « ouf » que sa voiture antédiluvienne pila net sur la petite route départementale déserte. Il sortit dépité de cette fichue automobile à peine payée après dix ans de traites et se tint debout, près du fossé, à maudire cette cruelle destinée qui l'avait fait naître titré d'une antique noblesse et sans le moindre sou vaillant. Il soupçonna Dieu d'être définitivement du côté des manants.

Tandis qu'il maugréait sur son sort injuste, une fine fumée sortait de sous le capot de sa voiture. Là-haut dans le ciel, une fine traînée suivait l'avion de chasse qui virevoltait dans le ciel sans nuage. Jean-Émile leva les yeux et suivit, rêveur, l'oiseau de métal, songeant que ç'aurait peut-être été là sa destinée, aux commandes d'un épervier étincelant, en plein ciel, loin de la foule vulgaire, plutôt que derrière un bureau administratif à aligner des chiffres pour en faire des nombres.

Il contemplait, méditatif, le firmament quand soudain une gerbe de feu illumina le ciel, pourtant bleu azur. Hébété, il constata que l'avion de chasse avait explosé sans qu'il ne distingue de parachute à l'horizon. Frissonnant, il se dit que, finalement, sa place au sol avait du bon !

Soupirant, d'un geste calculé et fataliste, il sortit son téléphone portable de la poche de son costume élimé et composa, sans même regarder les touches, le numéro du garagiste, un copain d'enfance chez qui il avait un abonnement à l'année pour son épave roulante.


Pierre ouvre les yeux ; un flou artistique l'entoure. Où est-il donc ? Il était aux commandes de son avion pour un entraînement de routine quand, plouf, plus rien. Rien de rien. Le trou noir dans toute sa splendeur. Il écarquille les yeux au maximum, mais rien n'y fait. Pas moyen non plus de remuer le petit doigt ou le moindre orteil. Il entend un brouhaha lointain. « Je suis dans le cake… » songe-t-il, alors il attend que ça se passe.

Ça lui rappelle le jour où il avait reçu quatre balles dans le corps de la part d'un notable colonial un peu trop jaloux des charmes de sa jeune femme de 25 ans de moins que lui. Celle-ci, très désabusée sur les performances conjugales du notable replet, avait vite flashé sur le fringuant jeune homme qu'il était alors. Un sacré numéro, cette Amandine ! Il en sourit avec tendresse…

Et il attend que ça se passe…


Jean-Émile est debout face à sa voiture qui vient d'être remorquée, le portefeuille bientôt un peu plus vide que ce matin. Son copain le garagiste lui a encore dit qu'il serait plus intelligent de changer carrément de voiture plutôt que de gaspiller de l'argent pour une telle antiquité. Il soupire :

— Tu me feras, je présume, un prix pour la réparation ?
— Bien sûr ! Tu sais que ton « machin », ça devient pour moi un cas d'école ?
— Un cas d'école ? Comment cela donc ?
— Je m'en sers souvent pour tester les capacités de mes apprentis…
— ?
— Oui, s'ils arrivent à faire repartir ton tas de b***, ta voiture, c'est qu'ils sont doués et que je n'aurai pas de problèmes avec eux par la suite. C'est pour ça que tu t'en tires toujours à moindre frais.
— À moindre frais, à moindre frais… c'est vite dit !

Jean-Émile s'agite, marchant à grands pas autour de sa voiture. Le garagiste, impassible, reste accoudé à un grand tonneau d'huile de vidange.

— Râle pas, Jeb ! J'te fais même pas payer la main d'œuvre, et pas très souvent non plus les pièces détachées ; pour être franc, des pièces pour ta voiture, y'en a plus.
— Plus du tout ? Mais comment fais-tu alors ?
— Pas d'autre solution que de les prendre sur des modèles plus ou moins similaires et de les usiner dans certains cas.

Jean-Émile baisse les bras, découragé. Le garagiste s'approche de lui, lui tape sur l'épaule et lui demande, amusé :

— T'avais pas un rendez-vous, toi, par hasard ?
— Tu sais très bien que si !
— Je sais, avec ta Clotilde préférée… Décidément, les aristos ne se reproduisent qu'entre eux.
— Oh, Pierre, je t'en prie !
— Allez, allez, ça ne te déplairait pas de lui en coller un, de marmot (tu remarqueras que je censure ma pensée) à ta Clotilde, depuis le temps…
— Ne sois pas inutilement vulgaire ! Tu connais très bien ma situation.
— Ouais, ouais, tu ne pourras convoler (moi, j'dirais aut'chose) que nanti d'une situation digne de ce nom, ce nom à particule, de son rang comme du tien. N'empêche…
— N'empêche ?
— N'empêche que le paternel de ta Cloclo, il n'est pas dans une meilleure situation que toi, et ta dulcinée, non plus ; mais bon, comme je suis un manant, je ne comprends que dalle à ce genre de sentiment noble et élevé.

Le garagiste part alors d'un grand éclat de rire, et Jean-Émile doit reconnaître que ce n'est pas tout à fait faux…


Comme dans un épais brouillard, Pierre essaye de trouver des repères, quelque chose de tangible ; mais rien à faire, alors il attend un peu. Le souvenir d'Amandine lui revient, cette belle jeune femme au corps magnifique, pulpeuse à souhait et terriblement sensuelle ! Il se dit qu'il aurait peut-être dû… peut-être… Mais il y a si longtemps, comme dans une autre vie. Il ne lui reste plus que ce souvenir, de belles images, des morceaux de vécu extraordinaire. Il songe à cette femme gâchée, donnée à ce vieux barbon quasi sénile…

Oui, du gâchis !

Comme une partie de sa vie d'ailleurs, à folâtrer à droite à gauche, de soirs de beuverie en soirées de poker dans des ambiances louches avec des types qui l'étaient plus encore. De l'alcool, du fric, des femmes, une bien belle équation qu'il pouvait se permettre au vu de sa solide constitution. Mais parfois il enviait la sérénité de couple de certains de ses collègues. Ça le faisait sourire intérieurement, à l'époque. Il enviait la vie calme de certains tandis que d'autres enviaient sa vie de patachon ! Comme quoi l'herbe est toujours plus verte chez le voisin…

Toujours est-il qu'il ne sait pas ce qu'il fait là. Une image fugace valse devant ses yeux : une femme, une greluche. Pas spécialement belle ; une sorte de grande perche. Oui, c'est ça, une greluche, lui qui n'aime que les femmes solidement charpentées aux charmes tout en rondeurs lascives.

Oui, de belles lascives aux envoûtements vénéneux, comme dans les films d'espionnage d'avant-guerre, matinées des admirables courbes de ces magnifiques Italiennes du cinéma d'après-guerre. Il en mangerait de ces femmes-là, tant leur féminité suintait de l'écran : un sex-appeal infernal, sans limite, indécent ; des phéromones par tombereaux !

Il flotte, heureux de ce souvenir…


Jean-Émile a fini par rejoindre sa Clotilde adorée, une fine et pâle aristocrate tout en longueur, au charme discret et subtil. Son visage est fin, ses yeux délavés, sa voix douce ; sa peau, de pêche. Ses longs cheveux réunis en chignon le rendent fou, d'autant plus fou qu'hélas, il n'a toujours pas « consommé », comme on le dit allégoriquement dans son milieu. Pourtant, il aimerait bien, depuis tout ce temps ; mais, hélas, justement dans son milieu et celui de Clotilde, on ne transige pas avec certaines valeurs.

Comme dans les antiques gravures victoriennes, dans le jardin de la petite maison de Clotilde, à l'ombre du grand arbre séculier, ils prennent le five o'clock, en toute innocence. Non, on ne transige pas avec certaines valeurs…

Alors il lui vient à l'esprit les fiancées éternelles comme Minnie, Daisy ou Olive (le portemanteau attitré de Popeye)… Il songe à ses anciennes lectures interdites de BD, ces nuits à lire sous les draps avec une lampe de poche. Ah, Dale Arden, la fiancée éternelle de Flash Gordon, cette splendide femme toujours enlevée, séquestrée, toujours secourue mais jamais devenue le repos du guerrier…

— C'est lassant…

Surprise, Clotilde hausse les sourcils derrière ses fines montures ; elle ne comprend pas bien. Jean-Émile se rend compte qu'il a pensé tout haut et se rattrape illico :

— Je songeais à ma voiture : ça devient d'un lassant qu'elle tombe en panne pour un oui ou pour un non, ne pensez-vous pas ?
— Oui, en effet : c'est décourageant qu'il en soit ainsi, mon chéri.

Et elle l'embrasse chastement. Jean-Émile est content mais il en aurait voulu un peu plus, quand même ! La pensée fugace de lui arracher sa robe trop sage et de la serrer passionnément dans ses bras jaillit en lui énergiquement, follement. Il est lui-même surpris de cette pulsion soudaine ; mais il reconnaît en lui-même que cette situation est très très lassante, sa Clotilde à la fois si proche et si lointaine. Alors il se contente de regarder le petit jardin soigné de sa fiancée, d'apprécier l'ombre du grand arbre et le vert gazon anglais étendu à leurs pieds.


Pierre déambule dans un fatras de choses et de pensées confuses. Il a vécu des tas d'événements étranges, mais celui-ci dépasse les autres d'une solide longueur d'avance !

Quand il touche certaines formes, des souvenirs remontent en lui, mais ce ne sont pas les siens. Poussé par la curiosité, il pose une main anxieuse sur un bloc frémissant multicolore. Le prénom « Clotilde » le renverse alors par sa puissance.

À quatre pattes sur le sol spongieux, il reprend ses esprits. D'autres blocs se teintent de couleurs vives. Il s'approche de l'un d'eux et ressent le fort désir d'une femme, cette volonté de la posséder, de l'avoir rien qu'à soi. Il connaît bien ce sentiment, mais celui-ci est teinté de refoulement. Il s'avance vers un autre bloc. Clotilde est le même dénominateur. Un autre bloc, ce même prénom ; encore un autre bloc, encore ce même prénom…

« Mais merde, je suis où, moi ? »

Il regarde ces blocs qui s'agitent de plus en plus dans cet univers blanc et spongieux, ces zébrures dans un ciel bas, ces soubresauts, ces espoirs qui naissent, ces pulsions qui meurent, cette envie de, cette contenance de ne pas faire.

« Mais bordel de merde, je suis où, moi ? »

Sans regarder derrière lui, il recule contre une masse froide, se colle à elle puis cherche à s'en dépêtrer. La forme résiste, s'englue à lui. D'innombrables flots de mots et d'images l'assaillent, il comprend alors :

« Bordel de bordel de merde : je suis dans quelqu'un ! »


Jean-Émile s'agite singulièrement sur son banc ; quelque chose ne va pas. Mais quoi donc ? Il avait déjà ressenti des frustrations d'enfer, mais là, ça dépasse tout ce qu'il connaissait ! Il serre les poings, pense à son rang, mais peine perdue. D'autant qu'il sent nettement que, dans son pantalon, ça prend des allures dantesques !

Il se sent des velléités de conquérant, d'aller loin, très loin, de franchir des montagnes et des mers, d'accéder au plus haut des pics, de sabrer dans la forêt vierge, de traverser les déserts, d'être adulé des foules et des femmes, surtout d'une en particulier : sa Clotilde.

Sa Clotilde ! Elle est à lui, rien qu'à lui. Elle sera à lui, elle sera sienne, c'est évident, limpide. Au diable les conventions à la con où il baigne depuis son enfance !


Englué dans la forme qui le soude à l'univers dont il est étranger, Pierre comprend petit à petit comment piloter cette interface particulièrement bizarre.

Il a actuellement accès à la totalité du réseau neuronique de l'être qui l'héberge. Il ne comprend pas le pourquoi ni le comment, mais il sait qu'il est à présent dans quelqu'un. Un quelqu'un qui a visiblement besoin de lui, maintenant qu'il connaît tout de lui, en osmose parfaite : son passé, son présent, ses limites et ses possibilités.

« Tu veux te la faire, ta Clotilde ? T'inquiète : papa Pierre va t'aider, mon Jeannot ! »

Il s'essaye à diverses manœuvres ; il constate les réactions, il approuve : tout va bien, il a compris. C'était simple comme le fil à couper le beurre, mais fallait le savoir. Un avion de chasse est bien plus complexe, et seul Dieu sait combien d'heures de vol il a dans les mains ! A présent, le problème est réglé : il a compris. Il sourit. « On va voir ce qu'on va voir ! »


Clotilde parle de tout et de rien, ses lunettes glissent doucement le long de son petit nez pointu. Sous la brise qui balaye le petit jardin clos, quelques mèches s'échappent du chignon trop strict. Assis à ses côtés sur le banc de pierre, Jean-Émile sent des bouffées de chaleur monter en lui, des envies irrépressibles. Son self-control lui échappe, ce qui n'échappe pas à sa fiancée :

— Mais, mon chéri, qu'avez-vous ? Je vous sens absent et fébrile.
— Excusez-moi, ma chérie ; je ne sais pas exactement ce que j'ai, mais ça passera. Un mauvais moment à passer. Sans doute ce que j'ai vécu il y a peu.
— Vous êtes sûr ? Je sais que cela fut terrible pour vous. Vous m'inquiétez : c'est bien la première fois que je vous vois en pareil état.

Sans le faire exprès, son regard glisse plus bas et elle découvre une certaine protubérance marquante et marquée sous la ceinture. Elle rougit, déglutit, puis reprend malgré tout, dans un faible souffle :

— Oui… bien la première fois que je vous vois en pareil état…
— Excusez-moi, répond machinalement Jean-Émile, qui n'a rien remarqué.
— Euh… beau temps, n'est-il pas ? Diverses personnes disent qu'il risque de faire très beau durant la semaine.
— Pardon ?
— Oui… je disais que… eh bien, la semaine… belle… très belle… Enfin, oui…

C'est au tour de Jean-Émile de s'étonner de voir Clotilde perdre son flegme. Elle se tortille sur place, se mord délicatement les lèvres, détourne les yeux, respire bruyamment.


Pierre, lui, a été réceptif à la situation. Contrairement à certains, il a une expérience certaine des femmes, et pas des moindres. « Bieeeen ! Tout baigne, ma cocotte ! Je sens que ton fiancé va avoir deux ou trois choses à t'expliquer d'ici quelque temps ! » Et il plonge plus loin encore dans les frustrations refoulées. « Waow, l'animal… ça va pas être triste si je réussis à flinguer ce machin-là qui bloque tout. »

Une sorte de grosse sphère sombre aux multiples ramifications flotte dans l'espace des désirs, inhibant les moindres oscillations des envies et des convoitises. Menaçante, elle détruit irrémédiablement toute volonté autre que la sienne. Tapies dans les divers recoins, des centaines de pulsions se cachent ; des milliers, et sans doute plus encore… Quand Pierre se présente face à la masse sombre, une vague incrédule secoue l'assemblée des parias, puis tous se prennent à espérer…

La sphère oscille puis s'élance vers l'intrus, mais celui-ci est aguerri au combat. Quelques passes, et très vite la masse inhibitrice comprend que la partie ne sera pas facile. Déjà, les pulsions s'enhardissent et se rapprochent. Grondant, le globe ténébreux fait mine de foncer sur elles ; elles s'éparpillent dans toutes les directions mais reviennent aussitôt. Pierre en a profité pour se placer à son avantage puis attaque résolument. La sphère réagit violemment : qui ose ? Mais Pierre accentue son avantage, encore et encore. La sphère mincit, elle perd de l'importance. À présent, elle recule quand son adversaire s'approche. Le face-à-face s'éternise, les pulsions s'agglutinent en un mur compact.

D'un coup, la sphère attaque, mais on ne la fait pas à un vieux singe tel que Pierre. Celui-ci s'esquive sans problème et s'offre même le luxe d'un bon coup de pied à ce qui pourrait être un derrière. Le globe gronde de rage et de peur. Il s'enfle démesurément, imposant, immense. Pierre s'inquiète un peu, se demandant quelle sera la suite.

Tout va alors très vite. La masse fonce férocement ; Pierre l'évite de justesse puis se plaque au sol pour éviter diverses ramifications qui cinglaient vers lui. Le globe tente un rétablissement périlleux mais Pierre sabre du pied les minces tentacules qui essayaient de s'agripper à un bloc. L'attaque échoue lamentablement : la sphère est complètement déséquilibrée et ripe sur le sol, rebondit, et se fracasse sur divers blocs de granit, telle une baudruche crevée. Pierre se redresse d'un bond ; il est maître de la situation. Il avance vers la sphère vaincue mais il est alors devancé par les pulsions qui se jettent sur la masse affalée et sans réaction. La curée est terrible ; Pierre en aurait presque des remords d'avoir vaincu ainsi. L'air est électrique, chargé de milliers de pulsions enfin libres.

Un léger temps d'oscillation, comme pour apprécier la victoire, puis les pulsions fusent dans toutes les directions, sans aucun obstacle à présent. « Ça risque de ne pas être triste… » se dit Pierre en lui-même…


Jean-Émile comprend exactement ce que signifie dans toute sa plénitude la notion de self-control : jamais, au grand jamais, il n'a éprouvé d'attirance aussi passionnée et dévorante pour Clotilde. Il a bien eu parfois des élans vite réprimés, mais jamais un tel raz-de-marée !

Il s'essuie furtivement le front, croise les jambes sur son mandrin devenu dur comme le banc sur lequel il est assis, puis il lève la tête au ciel, les yeux clos :

— Pourvu que j'arrive à me contrôler, pourvu, pourvu !
— Mais, m-mon chéri… Qu'a-avez-v-vous ?

Clotilde, elle aussi, semble en émoi ; elle en bafouille. Elle sent confusément que quelque chose d'inattendu se passe. Elle devine obscurément quoi : son Jean-Émile a visiblement des problèmes très préoccupants, et ce n'est pas forcément lié à sa voiture tombée en panne comme de coutume. Pour se donner une contenance, pour ne pas déclencher une réaction incontrôlée, elle tend la main vers la table où attendent deux tasses et la théière et demande innocemment :

— Accepteriez-vous de me prendre… ?

Jean-Émile sursaute violemment sur son banc. Clotilde écarquille les yeux sous la surprise, de grands yeux de biche sous sa fine monture. Elle réalise d'un trait le double sens involontaire de la phrase. Non, elle ne pensait pas à mal ! Jean-Émile la dévisage avec ardeur ; elle rougit, ne sait plus quoi faire de ses mains. Elle ouvre la bouche, aucun son ne sort. Le temps semble suspendu. Clotilde sent qu'il faut vite sortir de l'impasse. Une pensée fugace la traverse : « Et si c'était pour aujourd'hui ? » Elle repousse l'idée jugée inconvenante. Bien que… quoique…

— Je parlais d'une tasse… souffle-t-elle.
— ?
— Oui, oui, oui, une tasse, prendre le thé… Vous savez…
— Une tasse ?
— Oui, une tasse, prendre une tasse avec moi…
— Ah… une tasse.

« Ouf, il semble calmé ! Mais qu'est-ce qu'il a aujourd'hui ? Jamais je ne l'ai vu dans pareil état ! Qu'allait-il donc imaginer ? Et moi donc ? Décidément, aujourd'hui est un jour bien étrange… » se dit Clotilde.

— Non !

Jean-Émile se lève d'un bond. Stupéfaite, Clotilde sursaute. La tasse qu'elle avait en main retombe sur la table de jardin. Son cœur bat la chamade, ses mains tremblent, la brise s'accentue. Elle recule sur le banc.

— Non, Clotilde !
— Pardon ? demande-t-elle d'une petite voix.
— Non, Clotilde chérie, prendre le thé ainsi, y en a marre !
— V-vous ne v-voulez pas pr-prendre le thé ?
— Non !
— Non ?
— Non ! C'est vous que je veux prendre !
— Ooôh, Jean-Émile ! Que d-dites-v…

Les lèvres capturées par un baiser ardent et avide, Clotilde n'a pas le temps de terminer sa phrase. Elle flotte un léger moment sur la suite à donner. Il est agréable d'être ainsi embrassée, mais c'est inconvenant, quand même ! C'est Jean-Émile qui répondra à son dilemme muet : il l'enlace férocement, la serre contre lui passionnément et entreprend de l'embrasser plus follement encore. Elle chavire, portée par la vague. « Enfin ! » songe-t-elle confusément.

La suite dépasse ses attentes : Jean-Émile se montre particulièrement empressé et sauvage, mettant un désordre inconcevable dans ses vêtements, embrassant comme un fou dans son cou, sa bouche, l'orée de son décolleté, ses cheveux, tandis que de multiples mèches s'échappent du chignon austère.


Englué dans la forme qui palpite, Pierre n'a rien perdu de la scène ; il a même sérieusement poussé à la chose en titillant çà et là le réseau neuronal de son hôte. Les pulsions qui attendaient depuis de nombreuses années l'ont clairement aidé.

Soudain, la masse, dans laquelle il était englué l'englobe totalement ; il est à présent en elle : il voit tout, il sent tout, il appréhende tout. Il reste lui-même, tout en étant déjà un peu Jean-Émile. Il lui semble que son cerveau se relie directement au propriétaire des lieux et qu'une sorte de copie de certaines zones s'opère. « Il ne serait pas en train de me pomper toute ma science, le Jeannot ? »

Il a l'impression d'être dédoublé : chaque geste de Jean-Émile, c'est comme si c'était lui, Pierre, qui l'avait commandité, sans l'avoir vraiment fait. Situation étrange et curieuse, mais terriblement saisissante. « Eh bien, si le Jeannot rattrape le temps perdu avec en bagage toute mon expérience en la matière, cette chère Clotilde va avoir bien du plaisir et des surprises ! » se vante-t-il.


Le Jeannot en question a-t-il réellement besoin des conseils avisés de celui qu'il héberge ? Peut-être que oui, peut-être que non. Fougueusement, il embrasse celle qu'il désire depuis si longtemps. Ses mains caressent son dos, la cambrent contre lui en une étreinte passionnée. Libérant sa bouche, il la couvre de baisers tandis que ses mains, doucement mais sûrement, commencent une exploration un peu plus bas, dans le creux de ses reins. Clotilde frémit. Elle essaye de résister mais elle adore cette démonstration d'ardeur à son égard.

— Non, non, je vous en prie… hasarde-t-elle, peu convaincue elle-même.
— Oh si, ma Clotilde ! Oh si !

Cette phrase semble être le dernier rempart de politesse et de galanterie mondaine de Jean-Émile car, sitôt ces mots dits, il redouble d'exaltation, ses mains venant se plaquer sur la courbe pleine du fessier de sa promise. Aucunement gêné, il caresse voluptueusement les fesses frémissantes de la jeune femme tout en continuant de la plaquer contre lui, ses petits seins à présent pointus dardés contre sa chemise fine. Il savoure d'un même élan l'avant et l'arrière du corps souple qui épouse le sien.

Il manque quelque chose à sa volupté, à son désir de l'avoir à lui, contre lui, pour lui. Lui capturant à nouveau la bouche dans un baiser auquel elle répond timidement dans un premier temps, il se colle plus encore à elle, ses reliefs sur les siens, plaquant sans remords ni regret son entrejambe tendu à fond contre la robe fine. Clotilde réagit par un petit soubresaut puis, s'enhardissant tout à fait à la grande surprise et aussi au ravissement de son fiancé, elle vient elle-même chercher un baiser profond tout en remuant lascivement contre le kidnappeur de baisers et de sensations.

Cette pleine acceptation sera le déclic d'une suite brûlante, l'un comme l'autre se désirant après tant d'attente et de respect à présent inutiles de désuètes conventions. Leurs corps se tordent pour capturer la moindre parcelle de l'autre, leurs bouches se ravagent dans mille baisers profonds et mouillés. Leurs mains impudiques se cherchent, caressent leurs courbes et leurs angles, oublieux du reste du monde.

— Oh non… Oh non… murmure-t-elle tout en s'offrant complètement.
— Oh si ! Si… si tu savais combien je te veux, combien je te désire, ma Clotilde !
— Oh non… répète-t-elle, les yeux clos, la tête en arrière.

S'enhardissant tout à fait, il glisse une main le long de la robe à présent chiffonnée jusqu'à sentir la peau fraîche de la jeune femme. À ce contact, il reçoit comme une décharge électrique qui amplifie plus encore son désir. Ses doigts se referment avidement sur la jambe nue pour mieux l'avoir à lui, la sentir, la posséder. Leurs baisers s'accroissent plus encore.

Sa main remonte imperceptiblement sous la robe, le long d'une cuisse frémissante et fraîche. Ce contact le grise, ce toucher la trouble.

Il tremble de convoitise quand un doigt effleure le tissu fin du slip, une concupiscence tant inassouvie. Un vague remords fuse en lui : trop rapide ! Il n'en a cure. Résolument, il glisse ses doigts sous l'élastique pour mieux caresser cette peau, pour goûter sa douceur, pour en savourer le grain, sa texture.

Puis, délicatement, il s'aventure vers la fesse nichée sous le fin tissu pour en épouser ensuite le galbe et l'arrondi. Elle se cabre sous la caresse, leurs bouches rivées dans un long baiser sans fin. Il savoure cette victoire, cette sphère délicate et cachée conquise dont il pelote délicieusement la molle fermeté…

Clotilde se sent comme folle, folle de se livrer ainsi, folle d'aimer ça. Une dernière pensée pour son noble statut, sa noblesse ancienne, pour toutes ces traditions qui font obstacle au lâche abandon du corps. Une dernière pensée avant de se laisser sombrer dans un stupre honni mais ô combien jouissif !

— Oh oui, prends-moi… susurre-t-elle, détachant momentanément ses fines lèvres de sa bouche avide.
— Ma Clotilde… répond-il, ravi.

Elle enfouit ses doigts dans ses cheveux, replace ses lèvres à présent voraces sur une bouche insatiable tandis qu'il capture une fesse sous sa large main. Alors que leurs langues se mêlent, il s'autorise une ample palpation de l'agréable derrière qui ondule sous son toucher. Elle adore ce contact intime, cette approche à la fois douce et effrontée, mi-gentleman, mi-voyou.

« Oh non, non, non… » songe-t-elle.

Il s'enhardit plus encore, ses doigts plongeant doucement dans le sillon fessier. Il ose effleurer un petit trou frémissant, s'attarde un peu puis continue plus bas. Il traverse ainsi certains reliefs interdits puis ses doigts frôlent un poil bouclé, le commencement de la fin de ce voyage impromptu. Un peu plus bas, l'orée d'une fente frémissante qu'il découvre humide, prête à l'accueillir. Délicatement, il la caresse, effleurant les chairs tendres et sensibles, s'offrant des incursions dans la grotte mouillée. Elle s'offre puis se rétracte pour mieux s'offrir ensuite. Elle chaloupe sous la caresse, il épouse son rythme. Frissonnante, elle cesse de l'embrasser, manquant d'air pour se nicher dans son cou, léchant du bout de sa langue rosée la ligne menant à la nuque, sous l'oreille qu'elle mordille parfois. Il est aux anges : jamais, il n'aurait espéré une telle participation.

— Oh non, non, non, mon J… Je… Jea… oh ! …an…. non !

Un cri. Une protestation inutile. Elle se cabre sous la caresse insidieuse ; il pousse son avantage, elle résiste faiblement ; il accentue sa préséance, elle gémit doucement, sa respiration s'entrecoupe, une sorte de vague naît en elle. Elle panique un peu devant cette sensation inconnue mais terriblement excitante. Elle oscille ; il caresse de plus en plus impudiquement. Un tourbillon lointain accompagne la vague qui augmente sans cesse, quelque chose de dantesque, infernal, irrésistible, insurmontable, excitant, phénoménal ! Elle ouvre les yeux, son front contre l'épaule de son amant, le souffle court.

« C'est donc ça, l'orgasme ? J'avais fini par croire que ça n'existait que dans les romans ! » songe-t-elle, ébahie.

Un dernier rempart, une dernière digue, puis la vague ravage tout sur son passage, la secouant si fort de la tête aux pieds que son amant s'en inquiète. Vaincue, vidée, elle se laisse aller sur l'épaule accueillante, dans divers soupirs d'aise. Délicatement, il se laisse choir au sol, l'entraînant avec lui. L'instant d'après, ils sont allongés sur la pelouse, près du banc, enlacés.

— Merci ! dit-elle.
— Pourquoi me remerciez-vous ? C'est plutôt à moi de m'excuser… Je me suis comporté à votre égard comme le dernier des…
— Tu me dis « vous » à présent ?
— Euh…
— Alors ? demande-t-elle.

Il la regarde, légèrement inquiet. Ce qu'il découvre dans son regard le rassure pleinement : une dernière barrière tombe. Cette femme est décidément étonnante et faite pour lui. Il veut la garder à lui pour toujours.

— Non, tu as raison…
— En quoi j'ai raison ?
— Je n'ai pas à m'excuser, ni te dire « vous ». Cette époque est révolue !
— Comment ça, Joan chéri ?
— Ah, tu m'as trouvé un surnom ? dit-il, amusé.
— Ça fait longtemps, mais je n'osais pas…
— Et maintenant tu oses ?
— Maintenant, j'ose tout… j'ose tout avec toi !

Et elle l'embrasse.

Plus tard, ses seins nus accueillent les mains avides de son amant qui en palpent les reliefs, les couvrant de baisers, suçant les tétons dressés, léchant les aréoles brunes. À présent nue, offerte, elle maintient la tête de son amoureux auprès de sa touffe tandis qu'il y fourrage avec avidité du bout de la langue, buvant à sa source, se délectant de sa cyprine. Puis, délicatement, il se couche sur elle, l'embrassant avec passion tandis qu'un membre bien dressé cherche une entrée convoitée. À l'orée des lèvres intimes, il pousse un mince soupir suivi d'un long frisson de contentement. Son dard écarte le passage intime, s'enfonce dans l'antre humide. Elle soupire d'aise de se sentir remplie ainsi, de l'accueillir en elle, de l'avoir pour elle. Elle l'écarte un peu, leurs lèvres se séparent ; ils se regardent intensément, les yeux dans les yeux : un pur désir y brille.

Elle regarde ainsi son visage tandis qu'il plonge en elle, que son membre de chair chaude emplit son intimité. Elle le regarde tandis qu'il serre des dents pour se contenir, qu'il ferme parfois les yeux, en proie à une forte sensation. Elle le regarde tandis qu'il coulisse en elle, la bouche ouverte, les yeux au ciel, se frottant à son mont de Vénus, caressant ainsi indirectement son clitoris qui s'enflamme doucement. Elle le regarde toujours quand la douceur du départ fait place à une furie possessive, une volonté de conquête, de prendre, de donner, de se fondre, d'oublier, de ne plus faire qu'un.

Elle ferme les yeux, murmure son nouveau prénom, tandis que le jardin s'emplit d'une double jouissance qui en ferait trembler l'arbre séculier, une double vague, une double tempête, un double raz-de-marée qui les balayent définitivement.


Pierre se réveille. Un autre paysage aux innombrables formes colorées l'entoure. Un décor distinct, aux couleurs différentes. L'instant d'après, Pierre sait que le changement est définitif : la symbiose entre lui et son hôte est presque finie. Il sent qu'il se dilue dans la masse blanche qui l'enrobe toujours, comme absorbé, tout en restant lui-même. Il n'a aucune crainte : il sait.


Dans les jours qui suivent, il aurait fallu être aveugle pour ne pas constater une certaine modification d'attitude et d'apparence des deux tourtereaux ! Jean-Émile a troqué son éternel complet élimé pour une tenue beaucoup plus dans le vent et décontractée. Sa façon de parler est devenue nettement moins ampoulée. Sa chevelure a aussi subi quelques modifications ; tout le personnage est devenu beaucoup plus affirmé et se permet de donner son avis très pragmatique, que ça plaise ou non. Il a négocié une nouvelle voiture au look plus sportif, avec son ami garagiste qui n'en revenait pas de la transformation opérée en si peu de temps, et encore moins du marchandage forcené : un vrai requin ! Dans la foulée, il rompu avec son ancien travail, fondé un cabinet et commence déjà à bien gagner sa vie de par ses facultés naturelles et son carnet d'adresses. Et surtout, il se fait appeler Jean, tout court, et Joan par sa fiancée.

De son côté, la métamorphose de la pâle Clotilde est encore plus remarquée et remarquable : son entourage a découvert qu'elle avait de beaux cheveux longs ondulés, un visage à la fois angélique et volontaire. Elle a jeté aux orties ses vêtements stricts et s'habille, elle aussi, d'une façon plus décontractée, et surtout subtilement sexy, sans que cela ne verse dans le m'as-tu-vue. Ses manières sont devenues nettement moins « vieille France ». Elle est plus spontanée, plus franche, plus gaie, et surtout plus libre. Elle est devenue la cible de bien des regards envieux masculins et de secrètes envies ou jalousies féminines.

Ils sont devenus en un temps record un couple bien en vue, bien dans sa peau et heureux d'être ensemble. Le soir même du fameux épisode horticulteur, Jean (ex Jean-Émile) est venu affronter le paternel de sa dulcinée, lui a mis les points sur les i devant une Clotilde médusée par tant d'assurance, définitivement acquise à son viril fiancé. Le nouveau Jean a remporté, haut la main, l'affrontement contre sa future belle-famille déconcertée et a décidé, illico, de vivre dans le péché avec sa promise totalement pâmée, chez elle.

Point.

Le petit jardin est devenu le lieu de tendres ou de brûlantes échauffourées entre les deux tourtereaux, un lieu de perdition, de stupre et de débauche. Presque pas un jour ne passe sans que le vieil arbre ne soit témoin de scènes répréhensibles à la bonne morale et totalement interdites aux mineurs innocents.

Mais ça, c'est une histoire qui ne regarde que Clotilde et son Joan…