Histoire d'O… nde bleutée

Au cœur des Pyrénées, le divin enfant de la pierre et du ciel, j'aime à passer du temps étendu, tant détendu, près de l'étang. Allongé dans l'herbe tendre de la vallée, je me laisse aller à la contemplation. À droite, la montagne ; à gauche, la montagne. De chaque côté du lagon, les dévers faits d'arbres, de plantes et de fleurs, touches de légèreté sur des couches de dureté. Dureté que l'on peut percevoir sur le chemin grisonnant qui borde cette eau, tout en rochers, en graviers, en poussière. Le lac de Gaube, baigné de soleil, brille de mille nuances de lueurs : du bleu, du vert, de l'indigo. Parbleu, comment faire le distinguo ? Mais, après tout, pourquoi vouloir absolument nommer cette couleur ? Celle de ce lac perdu, alimenté par le Gave des Oulettes, est unique et exceptionnelle. C'est là que se trouve mon repère, beau et placide. C'est là que je me retrouve, dans le reflet de cette eau translucide. M'apercevoir ainsi, dans ce miroir aqueux et flou, me permet de mieux saisir ce qui en moi se joue. Mon cœur se repose et s'apaise ; plus rien ne s'oppose à ma paix intérieure. Je me redresse, je souffle, je me sens bien.

Pour arriver jusqu'ici, il faut emprunter le chemin dit « des cascades » et passer par le pont d'Espagne. La randonnée solitaire se fait sur les chemins escarpés de la montagne, traversant les sous-bois, enjambant les ruisseaux. Je déambule, admirant les chutes d'eau, m'arrêtant pour prendre des photos, souvenirs immobiles mais nécessaires, futiles mais sincères. J'évolue prudemment, évitant les branchages et les passages abîmés, souvenirs des intempéries de l'hiver, comme des cicatrices sur ce panorama, comme celles, diverses, qui marquent mon âme. Le joli sentier invite à la réflexion et à l'introspection. Nul besoin de temple, ni d'église, ni de tout autre édifice ; je contemple, je divinise, je fais mon office. La nature est Dieu, bienveillante et nourricière autant que foudroyante et meurtrière. Arrivé devant le lac et sa beauté, il faut s'arrêter, s'asseoir ou se coucher, et prendre le temps d'admirer, en silence. C'est ainsi que vous m'avez trouvé, allongé, le regard perdu dans l'adoration de ce tableau fascinant.

Les parfums se mélangent et créent une senteur toute particulière. Le pin, la menthe, les diverses fleurs, le thym et les plantes qu'on effleure. La roche et l'eau, son flot nourri, participent aussi au fabuleux pot-pourri. Ce parfum de fraîcheur naturelle emplit l'esprit et nettoie les narines de l'air vicié que l'on respire dans les villes ou de celui qui transpire des vils.
On découvre à nouveau le plaisir d'entendre : pas d'affreux vacarmes, de douleurs ni de vains drames, de moteurs infernaux. Ici, on est bercé par le vent, les chants d'oiseaux, le sifflement des marmottes, le bruit de la main qui caresse la surface de l'eau et par le grondement proche des cascades. Ici, je me sens bien.

Je pense à toi, amour, et je panse les plaies de mon âme à mesure que mon armure se plaît et se répare à la vue apaisante de ce paysage. J'y vois les images magiques de ton visage. Tes charmes désarment, sonnent l'alarme. Tes drames, tes larmes sont des lames. « Oh, comme j'aimerais que tu sois là ; nous ne sommes que deux âmes perdues… » 1 Aujourd'hui, j'emprunte ces mots et les fais miens. J'affronte mes maux et ne les retiens. Devant l'impassible nature, je me prends à rêver d'un impossible futur. Tu devais être là, tu pourrais être là. Je pense à toi, mais je me sens bien. J'accepte cet amour platonique, bien installé sur ce plateau unique. Tu demeures une douce addiction, mais pas du genre qui se change en douloureuse affliction. Je laisse mon spleen se perdre au fil de l'eau ; mes pensées sibyllines s'égarer dans les flots.

L'onde bleutée répond au ciel dans une ode à la beauté, à leurs beautés mêlées. Le soleil se mire dans ce miroir naturel, il s'admire depuis son perchoir incorporel. Pendant que l'astre se vautre dans la frime et se fête, depuis ma place, je tricote des rimes dans ma tête.

Poésie + Paysage = Poésiage.

Ou comment la nature se marie avec la culture. Le poésiage, c'est tremper sa plume dans le sublime. D'ailleurs, je mets ici mes petits pieds dans les pas de géant de Baudelaire, lui qui s'est baladé ici, qui a écrit sur ces lieux, qui a lui aussi senti les fleurs du Vignemale. Ici, « où tout n'est qu'ordre et beauté, luxe calme et volupté » 2, loin de « l'effleure » du mal. Je rends hommage au mage des mots, à sa vie de poèmes, à la vie de bohème. Je pense à lui et je me sens… rien. On ressent le même vertige en lisant ses œuvres poétiques que là-haut quand on voit le vide qui s'ouvre, sous le pic. Aah, prendre un bol d'air et s'éprendre de Baudelaire ; vivre pour écrire, écrire pour vivre. Ici, je m'épanouis dans les pas inouïs du poète. Et voilà, encore une fois, je divague, je m'évade dans le vague, dans le vide. Ce paysage merveilleux me conduit à penser au plus beau, au magnifique : Pink Floyd, Baudelaire, toi… Un peu plus et je vous parlerai même de Mozart. Bon, allez, laissez-moi vous en toucher un mot. Le Concerto pour piano numéro 21, deuxième mouvement (andante) résonne dans ma tête. Les notes du piano sont comme des touches de magie, l'effet sur l'esprit est immédiat. On est saisi par la beauté de la mélodie et ému par le son délicat de la musique et l'enchaînement parfait des notes. À chaque fois, la même émotion, à chaque fois les mots sont de trop, et d'ailleurs, d'ailleurs, je me tais…

Et je reviens à mes moutons, qui paissent tout en paresse, sans que rien n'y paraisse. Je les imite un peu mais je ne me sustente pas du même genre de nourriture. Presque ermite, je mange des substantifs et de la littérature. Allongé, avec un livre, dans ce précieux herbage, je me livre à ce léger verbiage. Je me baigne dans mon ouvrage mais il est tant que je daigne m'armer de courage… Cette eau, si froide mais si pure, m'attire, je vais aller me tremper dans ce lac, même si c'est dur, cela va sans dire. Déshabillé, désabusé, je me glisse dans le grandiose calice de la campagne, je me grise en symbiose avec le délice de la montagne. Au vu de mes capacités en natation, je tiens plus de la noyade que de la naïade, mais, en vérité, je prends un petit bain de fierté. J'ai osé m'arroser de cette eau, je m'y suis posé, à en avoir la peau rosée. Mais le bain est de courte durée car je ne peux plus longtemps l'endurer. Je sors et je m'étends sur la serviette. Je me sens bien.

Je profite à nouveau de la beauté de ce site. Aucune image ne peut vraiment décrire le superbe paysage. Rien, non rien ne peut laisser imaginer ce qu'on ressent au cœur de ce trésor de la nature, et sûrement pas cette bafouille que malgré tout je vous gribouille.

1 - Wish You Were Here, Pink Floyd.
2 - L'invitation au voyage, Baudelaire.