Histoire d'O… bjectif

Clic. Clic. Le bruit cyclique du déclic de l'appareil photographique argentique s'explique par le déclenchement mécanique qui s'applique à capter l'angélique. Ce bel ange, c'est toi, un mélange de grâce et de classe. Un tel échange laisse des traces, comme le feu sur la glace. Tu es la Muse dont point je n'abuse ni ne m'amuse ; un Musée de la beauté, une musique de l'esthétique. Tu es le modèle, je suis l'artiste. Ton corps enchanté et mon corps en chantier. Ton esprit avisé et mon esprit à viser. Ton cœur d'or et mon cœur dort. Tes idées déterminées et mes idées : des terres minées. Mon visage, masqué par l'appareil et ton visage sans nul autre pareil. Et, justement, je le prends en photo. L'œil dans le viseur, je suis ébloui par la lueur prodigieuse qui se dégage de ton visage sans atours ; ton adorable aura dorée t'entoure et m'attire. Je reste professionnel, tu restes sensationnelle. Toutefois, les images qui s'impriment sur la pellicule passent par le filtre de mon admiration, de mon immense affection. Un filtre d'amour pourrait-on dire. Les Tristan et Iseult de la séance photo. Je suis Tristan, et pas triste en capturant ton image. Tu es Iseult et désireuse que perdure cet hommage.

Une tête bien faite et bien pleine derrière une figure parfaite. Esprit et corps en osmose. Au débotté, j'ose l'écrire : tu es Cosmos. Ordre et beauté. C'est comme cela. J'essaye de capturer ton âme, pas juste ta personne, jeune femme. Ta personnalité, la flamme qui brûle en toi. Je donne le meilleur de moi-même pour m'attacher à photographier ta beauté, à photo-grapiller ton intériorité. Tu es belles, plurielle, sensuelle.

Pour ambiancer la saisie de ce joli portrait, nous avons mis un peu de musique. Un peu d'opéra tandis que nous opérons. Violeta discute avec Alfredo.*

Alfredo : Un jour, heureuse, sublime, tu m'es apparue. Et depuis ce jour, tremblant, je vis d'un amour ignoré. D'un amour qui est le cœur battant de l'univers, de l'univers entier. Mystérieux, fier, le supplice et le délice de mon cœur.
Violeta : Ah, si cela est vrai, fuyez. Car je n'ai que de l'amitié à offrir. Je ne sais pas aimer, et ne saurais supporter un amour si héroïque. Je suis sincère et naïve, vous devriez en chercher une autre. Il ne sera pas difficile de m'oublier, alors.

Ce passage fait étrangement écho à notre relation à part. Un amour à sens unique, des sentiments dans une impasse. Je connais ses paroles par cœur, mais je ne t'en tiens aucune rancœur. Nous ne sommes juste pas faits pour nous aimer. Peut-être aurions-nous pu, mais il aurait fallu que le temps et la vie en décident autrement, que je sois autrement, différent. Je me perds dans la voix des artistes lyriques ; tu me perçois dans ma voie chimérique. Tu me demandes alors :

— Tout va bien, Yann ? On peut passer à la suite ?
— Oui, oui, on peut, réponds-je, reprenant mes esprits.

Et quelle suite ! Nous avons commencé par les portraits, par un de tes immenses attraits : ton doux visage, mon fou mirage. Mais nous devons également faire des photos de ton corps, de toi tout entière. Tu es le modèle, je suis l'artiste. J'aimerais te peindre mais je n'en ai pas le talent, et on ne peut pas retranscrire la brillance d'une telle étoile, même sur la plus belle des toiles. Mes pinceaux sont trop sots, ma palette pas assez nette. Mon talent bien trop latent, si tant est qu'il soit présent. À défaut, on s'adonne à des photos. Artiste pas triste, j'insiste. Tu n'es pas une blessure qui se gangrène, une fêlure qui gêne : tu es l'amie sûre, tu es l'oxygène dans ce monde étouffant.

Presque nue, le corps offert, baigné de lumière, je t'aide à prendre la pose. Tu portes ce collier avec le pendentif en ambre, tu te cambres devant l'objectif, ton image s'imprime sur le négatif au cœur de cette chambre. Nous avons choisi une suite d'hôtel pour décor. Nous jouons avec les luminosités : celle du soleil qui frappe à la fenêtre et celle des éclairages intérieurs. En multipliant et en alternant les sources de lumière, on peut influer sur les ombres et les contrastes.

Sur le lit, aucun délit mais je te lis. Ta peau est incroyable, ton corps est une fable, je me sens friable devant cette beauté ineffable. Ton corps, c'est toute une histoire : il se chérit comme un livre, il s'admire et émeut comme un recueil de poésies. Cette peau comme du papier sur lequel je fais glisser la plume de mon imaginaire. Érotique calligraphie, chaque courbe est une arabesque magique ; chaque creux, une parenthèse romantique ; chaque nævus un signe de ponctuation esthétique. Mais les photos seront artistiques, et non pornographiques. Rien à supprimer, tout est sublimé. Rien n'échappe à ma perception, aucun détail de ta perfection, tout ce qui mène à ma douce perdition. Photographier, étymologiquement, c'est écrire avec la lumière. L'expression prend tout sens devant l'éclat divin qui se dégage de toi. Tu es le modèle et je suis l'artiste. Je reste professionnel, tu restes exceptionnelle.

Artiste, artiste… le mot est fort tout de même. Non, je ne suis pas modeste artiste mais tu es bien le modèle, tu es l'Art, belle. L'œuvre, elle est déjà là ; je la fais seulement glisser sur papier glacé. Serais-je un artiste si je prenais en photo un tableau de maître, une sculpture, une partition ? Tu es le chef-d'œuvre, je te le dis sans manœuvre, tu es le génie auquel mon inspiration s'abreuve. Je sais que tu n'es pas d'accord, je sais ce que tu penses de toi. Et je sais aussi que tu te trompes, je te l'ai écrit à longueur de lettres, à longueur de poèmes… Tu es fascinante. Touché, je continue les clichés de toi, couchée puis assise, plus ou moins cachée, jouant parfois l'effarouchée puis celle qui pourrait m'amocher, m'escarmoucher. Les clics déclenchés, je m'acharne à effectuer un travail léché.

Si cette séance se déroule bien, si tu es contente de mon travail, nous comptons sur des retrouvailles en extérieur. Une prochaine fois, te photographier dans un parc, sur une plage, à la montagne, près d'un lac, en voyage, à la campagne. Mais, alors que je rêve déjà de ces futures vacances-studios studieuses, tu demandes une trêve :

— Yann… Finies, les poses ; faisons une pause, passons à autre chose.
— Euh… oui, tu veux qu'on cause ?
— Non. Regarde plutôt ce que je te propose.

Tu fais voler le drap et tu me tends le bras. D'un geste de la main, tu sembles m'indiquer le chemin qui mène à ton corps, à ta peau, érotique parchemin.

— Viens ! À défaut d'être amoureux, soyons amants pour quelques heures. Viens, mon joli parleur. Viens prendre ce corps que tu connais par cœur. Pour quelques instants, viens écrire sur mon palpitant ton ode, ton poème et ta prose que j'aime tant.

* La Traviata, Verdi, 1853 (traduit en français ici).