De nos jours, quelque part dans un village.

Les dernières dentelles des brumes d'avril étirent le ciel matinal d'un voile aérien que les rayons du soleil commencent à percer. Sur le lac, la risée d'une brise légère, frisottis clapotant sur la berge où l'homme se tient, donne une allure de petite mer à son étendue sortant du brouillard. Le rideau derrière la baie vitrée semble lui aussi mu d'un imperceptible mouvement. La main qui le pousse juste assez pour voir celui qui monte dans son bateau est incontestablement féminine. Les doigts aux ongles longs et vernis s'activent alors sur les touches d'un smartphone.
Ailleurs, une sonnerie fait sursauter la personne qui pourtant l'attend depuis un bon moment déjà !

— Allô ?
— Pierre… c'est moi ! Nous avons trois heures devant nous ! Christophe est sur le lac.
— Tu es certaine que c'est sans risque ?
— Écoute, on n'a rien sans rien. C'est tout ce que je peux t'offrir. Alors c'est oui ou c'est non ?
— J'arrive, bien sûr. Au diable la peur, donc !
— Voilà ! Et puis l'adrénaline est toujours bonne pour ce genre de petits moments sympas. Je laisse la porte du garage ouverte… tu la refermes derrière toi.
— D'accord… j'arrive !

Élisabeth, brunette d'une bonne trentaine d'années revient vers les carreaux. Là-bas sur le grand miroir où le soleil levant se reflète, un point noir file toujours vers le lieu où son pêcheur a décidé d'aller tremper son fil. Pas de souci. Le voilage qui masque légèrement la lumière retombe sur le calme de la maison. Pierre – c'est un voisin, ami du couple – n'a guère que le jardinet attenant à leur propriété pour accéder au garage. La jeune femme entrouvre la porte du cellier qui donne sur la remise où deux véhicules sont stationnés. Sans bruit, le portillon vient de tourner sur ses gonds bien huilés.

L'homme, sans doute guère plus âgé que celle qui déjà se précipite vers lui, avance souplement dans ce hall improvisé où elle se tient.

— Viens, vite, viens, Pierre.
— Christophe ne va pas rentrer à l'improviste ?
— Mais non ! La pêche… même lorsqu'il tombe des cordes, il est capable de rester au milieu de la flotte jusqu'à l'heure du déjeuner… Viens !

Elle le tire par le bras et l'entraîne vers la chambre à coucher. Les draps sont froissés, signe que deux corps ont dormi là. Il règne dans la pièce une certaine tiédeur nocturne. Élisabeth se colle à ce mâle venu la rejoindre. Ses deux mains partent à l'abordage d'un pull qui passe par-dessus les épaules et la tête du garçon. Puis elles attaquent la ceinture d'un pantalon de jean noir. Le futal n'offre que la résistance nécessaire à un déshabillage rapide. Voilà le bonhomme en slip, contre une nana brune qui l'embarque en se reculant sur la couche vide.

La suite se déroule dans une atmosphère électrique. Les deux amants font l'amour de toutes leurs forces. La femme se sert de tous ses atouts : mains, bouche, seins, sexe, tout n'est que feu et flammes. La possession est tantôt rapide, parfois moins, toujours modulée en fonction des gémissements et déhanchements de celle qui se ploie sous le joug du jeune homme. Et malgré toutes ses tentatives pour retarder son éjaculation, il arrive un moment où ce n'est plus possible. Les deux pieds féminins noués sur les cuisses masculines, il ne peut pas se retirer de la grotte où sa pine pleure.

Mais s'il avait pu pratiquer le coït interrompu, l'aurait-il privilégié à cette sensation inouïe de plénitude qu'il ressent là ? Un pur bonheur de se vider dans ce calice dans lequel il vient de jouer de longues minutes. Élisabeth repousse sans heurt celui qui vient de s'épancher en elle, puis elle reste de longues minutes sans bouger. Seul un petit filet blanc coule le long de l'intérieur de ses cuisses, auréolant le drap d'une tache mouillée.

— Ça va, ma chérie ?
— Oui… c'était… parfait !
— Je… j'ai bien envie d'aller voir où il se trouve !
— Va… depuis la porte-fenêtre de la salle à manger. Il est toujours du côté du « Grand-Bois ».
— Il a bougrement raison, c'est un fameux coin pour la pêche. Mais j'ai quand même un peu honte de ce que nous faisons. S'il apprend… comment va-t-il prendre ça ? Je t'aime, moi ! Tu n'as toujours pas changé d'avis ?
— Non ! Je te l'ai dit… je ne le quitterai jamais. Je l'ai dans la peau.
— Et moi alors ? Je suis quoi pour toi ?
— Une petite parenthèse, c'est tout ! À prendre ou à laisser. Il n'y a pas à revenir là-dessus. Nous deux, c'est bien, mais lui est mon mari et le restera. Tu dois te contenter de ce que je te donne. C'est comme ça !
— Tu sais… un jour, je trouverai le courage pour venir lui parler.
— Alors ce jour-là, bien sûr que tu détruiras notre mariage, mais je ne viendrai pas vers toi pour autant… alors réfléchis à deux fois avant de faire un truc pareil !
— Je n'ai donc pas le choix ? Je dois juste être ton amant, sans autres possibilités ?
— C'est donc si mal que cela ?
— …

Pierre s'éclipse. Élisabeth sait qu'il va vers la baie de la salle à manger pour consulter la position de son rival. Déçu par la réaction de cette femme qu'il a pour de bon dans la peau, il peste contre celui dont il devine la présence lointaine sur le lac. Une pensée folle, idiote aussi, un instant d'égarement qui lui court dans la caboche… si seulement la barque chavirait… Mais la seconde suivante il se surprend à être décontenancé par cette pensée plutôt dégueulasse. C'est bien Élisabeth la seule coupable de cet état dans lequel il se plonge de temps à autre avec une sorte de délice pervers. Comme tout à l'heure en fait, lorsqu'il laissait éclabousser sa semence en elle.

Son retour est empreint d'une nouvelle envie, et l'érection qu'il arbore ne peut se résorber que d'une seule et unique façon : remettre le couvert.

— Nous avons encore un peu de temps pour nous ?
— Oui…

Il y a dans la voix d'Élisabeth une pointe de trémolo. Désir, envie, enfin un besoin irrépressible de faire à nouveau l'amour, et la bonne disposition de Pierre n'y est pas étrangère. Alors, sans aucune modération, elle se jette dans la bataille. Ventre contre ventre, sexes qui se frottent, qui se touchent, et puis… un mariage heureux de ces deux-là, faits pour s'incruster l'un dans l'autre. Pas vraiment violent, mais rude cependant. Et le garçon, devant la fougue de sa compagne de l'instant, est pris une fois encore de cette obligation de se libérer. Il ne cherche plus à ressortir de l'antre bouillant qui accueille sa queue.

Un long tremblement masculin qui se répercute à tout l'ensemble du corps d'Élisabeth, et elle aussi se met à feuler telle une lionne en chaleur. Fatalement, la tension redescend après cette éjaculation, et dès qu'elle reprend un peu de ses esprits, la jeune femme se redresse.

— Bon ! Pierre, c'était bien, mais… je dois préparer le déjeuner. Et puis, ça vaut mieux que nous ne nous attardions pas trop : maintenant, Christophe risque de rentrer à tout moment. Merci… j'ai adoré !
— Moi aussi, mais ça ne suffit pas apparemment pour te faire changer d'avis. Jamais tu ne viendras vivre avec moi ?
— Ne recommence pas, veux-tu ? Je t'ai déjà expliqué tout cela…
— Ne te fâche pas, s'il te plaît !
— Allez, file vite avant son retour.
— On se revoit quand ? J'ai besoin de savoir…
— Je t'appelle dès que j'ai une opportunité. D'accord ?
— … ! Pff ! Pas moyen de se projeter dans quoi que ce soit, en fait.
— Pierre ! Je te l'ai dit maintes fois : c'est ça ou rien… alors n'insiste pas lourdement. Je te donne ce que je peux, et tu vas devoir t'en contenter. Maintenant tu dois partir.

Elle est déjà sur le qui-vive. Anxieuse du retour de son mari ? Ou plus justement, elle n'a guère envie de prolonger un face-à-face qui peut s'envenimer. Pierre n'a plus qu'à s'incliner, et malgré son désarroi, sa déconvenue, il fait profil bas. Mieux vaut peu que plus du tout. Son Élisabeth, il l'a bel et bien dans la peau. De son côté à elle, rien n'est aussi certain qu'elle en soit amoureuse. Le voisin passe à la hâte ses fringues et refait le chemin inverse pour rentrer chez lui. Dépité, légèrement abattu, sa tête est restée chez sa maîtresse, et il a du mal à réagir. Quant à elle, elle est déjà affairée à ses fourneaux… son mari va rentrer déjeuner.


La brise matinale s'est muée en une bise plus fraîche. Les rides à la surface de l'eau sont moins insignifiantes, alors le pêcheur relève sa canne. Le clocher dans le lointain vient de sonner onze heures trente. Quinze minutes de navigation en direction de la maison là-bas et il sera chez lui. L'hélice du moteur électrique brasse l'eau sans bruit. La barque légère se meut sur l'étendue un peu plus agitée. Et sur la rive, près du ponton où il remise sa coque de noix, Élisabeth est là qui lui fait un coucou de la main. Elle et lui… une histoire d'amour qui dure depuis… les bancs de l'école. Un grand amour qui se prolonge dans le temps.

Encore quelques mètres et il jette le bout à la jolie brune qui l'attrape au vol. Elle tire gentiment sur le cordage et le petit esquif se range à la place qu'il occupe en temps normal.

— Alors ? Tu as eu de la chance ?
— Une belle touche ! Un joli poisson bien en forme.
— Un brochet ?
— Oui ! Quatre-vingts centimètres, une jolie femelle.
— Tu lui as rendu sa liberté, j'espère ?
— La question ne se pose même pas, ma chérie… Et toi, ça va ?
— Oui… oui… on va manger ?
— Je range mon matériel et j'arrive. Dans cinq minutes, d'accord ?
— Je te sers un apéro ?
— Bonne idée, ma chérie. Allez, hop ! Je m'y colle.

Les fesses de la belle brune dansent sur l'herbe de la pelouse alors qu'elle la traverse en direction de la porte-fenêtre restée ouverte. Un long moment, en farfouillant dans le fond de son embarcation, le mari suit ces hanches lascivement baladées. Un régal pour les yeux, et une part de lui se tend à l'évocation furtive de ce qui se promène là, à portée de pattes. Un soupir, et il lui faut remiser cannes, boîtes à pêche et bottes. Il se hâte pour aller retrouver celle qui vient de lui remuer les sangs. Mon Dieu, combien il en est amoureux de cette nana ! Un pur bonheur de vivre un tel amour chaque jour de son existence.

La table est mise, un verre d'apéro attend le pêcheur qui rentre. La cuisine embaume, et Christophe en salive déjà. Puis devant lui, les formes douces et pleines de son épouse. Elle va, vient avec un vrai sourire. Lui reste sur son désir, lors de la traversée de la pelouse par la belle. Cette femme – la sienne – est faite pour l'amour. Il le ressent violemment, et des images suggestives s'imposent à son cerveau, ce qui a pour conséquence de raffermir un peu plus encore ce petit endroit de lui qui concentre toute la chaleur de ces images. Élisabeth se love finalement contre lui et ils s'embrassent. Puis les gestes se font plus tendres, les câlins plus profonds.

Mais alors qu'il soulève allégrement sa robe pour laisser sa main folâtrer sous ses froufrous, elle pose sa menotte sur la paluche de son mari. Pas un vrai refus, juste un sursaut, par peur d'avoir gardé quelques traces d'un autre passage. Les lèvres qui sont toujours soudées s'oublient de nouveau dans une pelle qui les transporte vers un océan de sensations délicieuses. Et lorsqu'enfin chacun retrouve un peu de calme, elle semble peinée de l'avoir interrompu dans une migration qui le prive du meilleur d'elle-même.

— Pardon, mon chéri, mais je ne voulais pas…
— Chut ! Ne dis rien, Babeth ! J'ai bien compris. Tu me raconteras ta matinée en déjeunant.
— Tu crois que c'est nécessaire ? C'était plutôt… banal. Et puis je t'assure que c'est aussi difficile pour moi que pour toi. Je n'ai pas vraiment envie de ressasser ces instants-là !
— Comme tu veux. Dis-toi juste que c'est pour nous deux. Que parfois il faut passer outre les convenances ! Je connais ton attachement à ce projet, et si le prix à payer et celui-là, je veux bien l'assumer encore. Du moins le temps que ça marche… et que ce joli bidon s'arrondisse.
— Oui ! Je sais. Mais ça me rend malade de… j'ai l'impression que je fais une mauvaise action. Mille fois, j'ai encore été tentée de tout lui raconter.
— Si tu es sûre qu'il va bien le prendre… mais je n'y crois guère. Mais tu es maîtresse de la partie, mon cœur.
— Passons à table, Christophe ; je ne veux plus parler de cela. Et pour ce que tu attends, laisse-moi un peu de temps. Je ne veux pas que tu te sentes dans les vapeurs d'un autre… ce soir, ça ira mieux !

Elle le voit baisser ses quinquets. C'est bien elle qui a imaginé cette incroyable affaire. Et quand elle lui a exposé ses raisons, elle l'a vu blêmir, se renfrogner. Combien de jours est-elle revenue sur un sujet douloureux pour eux ? Des nuits passées à discuter, à se dire que la vie serait différente si… oui… s'il l'écoutait, s'il l'encourageait, peut-être qu'elle oserait. Et, mon Dieu, ce que femme désire, bien peu d'hommes sont capables de le leur refuser. Deux tentacules viennent refermer les doigts autour du cou de ce mari qui se tait.

Le baiser qui les réunit de nouveau est comme un serment, le symbole de cette unité qu'elle a su créer. Et les souvenirs qui diffusent des images dans le crâne de la brune sont autant de moments si difficiles à extérioriser. Seul Christophe sait, pour les avoir vécus en sa compagnie. Plus de dix ans déjà qu'ils se battent ensemble contre ce qui semble être une montagne impossible à gravir, un « Everest » qui l'enfonce chaque jour vers un abyme de tristesse. Et ces foutus médecins qui n'ont jamais su leur redonner un maigre espoir… alors, lorsque le coup de grâce d'un refus d'adopter est tombé, elle a cru, voire voulu, mourir mille fois.

Souvenirs… Quelques années plus tôt.

La jeune fille qui vient de faire son entrée dans la classe n'est pas de la région. Son papa, Arthur, est boulanger, et avec Jeannine – sa femme – ils ont investi dans la boulangerie du village. Alors, bien entendu, leur gamine prend ce matin le chemin d'une rentrée scolaire en cours d'année. Monsieur Miller, le directeur de l'école communale, entre dans la classe de madame Ricard. Dans son sillage, la brunette qui se sent d'un coup dans ses petits souliers. Les gosses se lèvent comme toujours à l'entrée du dirlo.

— Bonjour, mes petits. Vous pouvez vous asseoir.

Les enfants obéissent, et dans le silence qui suit cette intervention, monsieur Miller continue son laïus :

— Je vous présente une nouvelle camarade. Elle se prénomme Élisabeth et je vous demande de lui réserver le meilleur accueil. Nous avons de toute façon besoin de son papa qui est le nouveau boulanger de notre village. Alors… je compte sur vous tous pour l'accueillir à bras ouverts. C'est bien compris ?
— …

Personne ne répond ! Ici, on connaît la politesse, et nul ne doit contredire le dirlo. Alors monsieur Miller s'adresse à la maîtresse :

— Bien ! Madame Ricard, puisque personne n'a de questions… je vous laisse reprendre votre cours. Bonne journée, mes enfants.

La maîtresse fait des yeux le tour de la classe, et la place vacante aux côtés du jeune Christophe semble tout indiquée pour recevoir la nouvelle élève. De là naît une vraie amitié qui ne se démentira jamais au cours de la scolarité des deux gamins. Puis viennent les études plus poussées, et si Christophe doit s'éloigner durant de longs mois pour intégrer un établissement qui lui permet de découvrir la voie qu'il s'est tracée, il n'en demeure pas moins très proche de la jeune fille. Ils se revoient chaque fois que c'est possible, et la complicité amicale se dirige lentement vers autre chose.

La jeune Élisabeth a pris quelques rondeurs, des formes superbes qui font que bien des garçons se retournent sur son passage. Certains tentent leur chance, et c'est bien naturel. En un mot comme en cent, Babeth – comme la surnomme affectueusement Christophe – se mue en femme. Le jeune homme change lui également ; il mûrit, a des projets, et n'hésite pas à en parler avec elle. Pour elle, la fin des études a lieu une année avant celles de Christophe. Elle trouve une place dans un cabinet de notaires. Quant à son ami, il reste sur sa lancée et décroche un an plus tard son diplôme d'avocat.

Élisabeth garde en mémoire ce fameux soir où il est rentré. Elle se souvient de ce garçon bien mis qui a fait irruption chez ses parents. Arthur, son père, large sourire aux lèvres, l'accueille comme un fils, et Jeannine, sa maman, sort le pineau. Ensemble ils trinquent au succès du « gamin ». La soirée familiale s'étant un peu éternisée et Christophe ayant pas mal picolé, elle se rappelle que c'est sa mère elle-même qui l'a obligé à coucher chez eux. Lui rit, chante, tout comme le papa de la belle avec qui il fait la bamboche.

La chambre d'amis préparée à la hâte, Jeannine et son Arthur couchent alors leur invité plutôt ivre. Élisabeth, qui dort dans la chambre la plus éloignée de celle de ses parents, ressent un petit coup de chaud pour ce garçon qu'elle n'a jamais vu dans un tel état. Puis la maison endormie retrouve sa quiétude habituelle. Le boulanger, malgré sa cuite avérée, se lève le lendemain bien avant l'aube, vers quatre heures du matin. Le pas lourd et pas encore totalement remis de son trop-plein d'alcool, il fait fatalement du boucan.

Alors, quand la porte de la jeune fille s'entrouvre-t-elle pour livrer passage à une silhouette masculine dans le noir ? Elle ne s'en souvient plus exactement, mais au début elle pense que son père s'est trompé de direction. Elle ne bronche pas et attend dans le silence le plus absolu qu'il se rende compte de son erreur. Mais lorsque d'une voix douce et trop bien reconnue Christophe s'assoit sur le bord de son lit et murmure son prénom… son cœur fait un vrai saut de cabri dans sa poitrine.

— Babeth… ma Babeth ! Tu dors ?
— Christophe ? Qu'est-ce que tu fiches dans ma chambre, bon sang ? Papa va te tomber dessus et ça va faire du grabuge.
— Il est parti, je le sais : je l'ai vu quitter la maison. Il fait notre pain quotidien à cette heure. Je suis là parce que j'ai des choses à te dire…
— Tu crois que c'est vraiment le bon moment pour discuter ? File te recoucher et cuver ton vin. Allons, tu n'as pas encore décuité !
— Mais si ! J'ai les idées parfaitement claires et je suis là pour toi. Tu es la femme de ma vie !
— Quoi ? Qu'est-ce que tu baragouines ? Je…

La main du garçon est venue, elle en a le cœur qui bat des années encore après. Oui, sa patte a pris la sienne et l'a tirée vers sa poitrine. Enfin, les longs bras du jeune homme enferment la jeune fille contre son cœur. Drôle de sensation que de sentir son cœur battre tout proche d'un autre qui, lui également, cogne comme une furie dans sa cage. Un refuge bien agréable dans lequel elle se trouve presque à l'abri du monde. Alors lorsqu'il tourne son visage vers le sien, elle ne cherche pas du tout à fuir. Un baiser, le premier s'échange là, dans cette chambre de jeune fille, entre un garçon et une fille amoureux.

Oui ! Amoureux, ils le sont, et la suite logique à cette communion des bouches est presque trop rapide. Christophe se glisse alors près d'elle dans la couche tiède. Et quatre mains découvrent dans le noir absolu le corps de l'autre. Si aujourd'hui encore Babeth garde pour elle l'émotion de ce moment incroyable, elle se remémore pourtant sa peur, ses craintes de la première fois. Il prend son temps, ne brusque rien. Et tout en délicatesse ses gestes doux l'ont conquise. Et quand il regagne sa chambre, dans le lit, la jeune fille s'est envolée au profit de la naissance d'une femme.

Retour au présent

Quatre mois se sont écoulés depuis qu'un dernier papier d'un médecin des États-Unis a remis un soupçon d'espoir au cœur de la brune qui se love sur le canapé avec son mari. Après le repas et les tâches inhérentes à celui-ci, ils se rapprochent pour un moment calme. Bien sûr que dans l'esprit de Christophe, détente rime avec caresses. Il engage donc de grandes manœuvres d'approche, et Élisabeth n'a aucune raison de le repousser. La place sous la ceinture féminine est rapidement investie par des doigts en folie. Les gloussements qui jaillissent de la gorge de la femme ne font que conforter l'avancée des visiteurs.

La télé distille sa litanie de nouvelles, pas toutes très bonnes. Et sur le canapé, l'échange est de plus en plus intime. Combien de fois depuis leur mariage, le visage de son homme est-il venu batifoler avec sa chatte ? Une caresse terriblement excitante qu'elle affectionne, et il le sait bien, cet amant à la langue… experte. Là, il suçote avec un bruit qui affole plus encore la femme allongée. Et elle se raccroche à ce qu'elle peut. Images, bien sûr, mais aussi à des trucs plus concrets. Et si les ongles d'une de ses mains griffent le plaid qui protège le sofa, l'autre elle, s'agrippe à la chevelure de son mari.

Elle jouit en douceur, sous les léchouilles savantes de cet amoureux qui ne se prive de rien. Et lorsqu'elle songe soudain que quelques heures auparavant le voisin enfonçait sa trique au même endroit, elle explose d'un coup. Elle se garde bien de faire état de ses sensations malvenues à celui qui, petit à petit, vient de l'amener à un orgasme démesuré. Bon, pour partie dû aussi à ce flot d'images ressurgies de l'accouplement matinal. Une large plaque humide marque la couverture d'une auréole plus sombre. Un peu fontaine, et elle sait bien que Christophe adore quand elle l'inonde de la sorte. Mais c'est aussi à son tour d'attendre.

Il s'est recollé contre elle, allongé le dos contre le dossier du divan, la tête toujours à hauteur de la pliure de son corps, là où le haut et le bas se relient. Et comme elle ne cherche pas à se redresser, il reste coi. Quelques secondes suffisent pour qu'elle prenne la position qu'il espère depuis un instant. C'est donc elle qui a maintenant la bouche proche de son sexe. De là à l'attirer vers son sexe pour un baiser fou, il n'y a pas un si grand écart. Pas besoin non plus d'un élan forcené. Babeth s'empare donc dans un premier temps de cette barre de chair qui flirte avec son visage. Sa main la serre longuement en décalottant le gland, et emportée par sa fougue et son envie, elle réplique sur la queue la caresse qu'il a prodiguée à sa chatte peu d'instants auparavant.

Il soupire, se raidit à maintes reprises, puis dans un grognement étrange laisse libre cours à la caresse de son épouse. La pipe qu'il savoure est délicieusement menée. Déjà, les prémices d'un plaisir impossible à juguler se font plus présentes, et la semence portée à bonne température vient frapper la luette de la suceuse. Le liquide épais et tiède s'écoule par saccades dans le gosier qui garde tout. Lentement elle déglutit, et les dernières gouttes précieusement maintenues dans le palais, elle se redresse enfin. Pas pour filer, non ! Mais bien pour venir de sa bouche embrasser celle de Christophe. Une pelle engluée dans son propre sperme, un palot qu'il ne refuse pas non plus. Celui-là est bien entendu suivi d'une séance de bouche-à-bouche qui montre l'attachement des deux qui s'embrassent.

La séquence « à bouche que veux-tu » est suivie d'une plage de calme où les deux amants se font juste quelques papouilles, des mamours remplis de tendresse, le temps de redonner un semblant de vigueur à cette bite qui au fil des ans est plus longue à se ressourcer. Enfin Élisabeth se couche sur son homme, et à force de reptations, sans un mot, frotte son ventre sur celui de Christophe. La main féminine qui se glisse entre les deux bidous n'a d'autre but que de diriger l'épine de chair vers sa cible de femme. Cette fois elle a ce qu'elle veut et elle se secoue sur la queue. Des mouvements sans rythme pour garder le contact, et lentement le coït se met en place. Elle se fait littéralement l'amour en se servant de sa pine comme d'un sextoy.

Si elle apprécie la situation et se meut en fonction de ses propres sensations, son homme aussi adore sa maîtrise des opérations. Il se garde bien de dire quoi que ce soit, se contentant d'apprécier sa manière si particulière de se donner à lui. Un régal, un bonheur, et c'est bien ensemble, très synchronisés, qu'ils jouissent pour la seconde fois en quelques minutes. Après cela elle demeure sans vie, inerte sur le corps alangui de son mec. Combien dure cette accalmie ? Ce n'est que la petite chose molle qui s'affranchit du corps de la belle qui remet les pendules à l'heure. Et puisqu'elle a l'impression d'être abandonnée par le sexe mâle, elle se glisse sur le flanc de son amant.

Christophe brise, au bout d'une longue récupération, le silence qui suit l'harmonie des corps :

— C'était mieux avec lui ?

Élisabeth, surprise par la question à laquelle elle ne s'attendait pas, balbutie quelques mots :

— … hein ? Pourquoi tu me demandes ça ? Je…
— J'ai besoin de savoir, de me rassurer. Tu vas me quitter pour lui ?
— Mais non ! Je t'ai déjà dit… que c'est seulement pour… ce que tu sais.
— Oui… mais j'ai beau me faire une raison, son ombre plane toujours entre nous. Surtout dans des moments tels que celui que nous venons de vivre. J'ai bien peur qu'il ne soit encore présent dans ton esprit et qu'il recueille tes faveurs. Plus fougueux, plus viril, et puis… il est aussi une nouveauté pour toi, donc la routine n'a pas encore eu le temps de s'installer durablement.
— Mais, entre toi et moi, ce n'est pas la routine ! Bien au contraire. J'adore toujours autant tes manières douces, tes gestes d'une incroyable tendresse. Crois-tu vraiment que je le verrais si ce n'était pas pour une bonne cause ?
— J'ai souvent un doute, Babeth ; c'est comme ça ! On efface pas en un mois des années de bonheur.
— Mais il ne va rien te voler ! Je ne lui donne que mon corps et c'est – tu es au courant – seulement passager. Juste pour voir si… ça marche. Nous n'avons pas d'autre solution… la FIV n'est pas plus garantie et terriblement traumatisante pour les femmes. Tu as entendu le médecin… Quant à adopter, c'est la croix et la bannière dans notre fichu pays.
— Oui… mais tu sais, le doute a des racines puissantes, et lorsqu'il se plante dans une caboche il devient insidieux et permanent.
— Nous en avons parlé des centaines de fois. C'est juste pour un mois ou deux. Ensuite, il n'y aura plus rien entre lui et moi.
— Oui… mais c'est cette duplicité qui m'accable, et j'aurais aimé qu'il soit le premier averti. Je n'aime pas cette façon que nous avons de le rouler dans la farine. Parce que c'est un peu ce que nous faisons, et je crains qu'il ne nous en veuille, après, quand il saura.
— Comme tu veux ! Mais là c'est toi qui le préviens ; moi, je reste en retrait de cette affaire. Si tu lui parles… je crains fort qu'il renonce à renouveler ses visites.
— …

La brune a reposé sa menotte sur la pauvre bête au repos entre les cuisses de son mari. Pas de doute, elle sait l'amadouer et il n'est dupe de rien. Elle se sert bel et bien de son charme pour parvenir à ses fins. Une fausseté qui le rend coupable, et par là également mal à l'aise. Mais les doigts qui cajolent son outillage sont diablement persuasifs, et la molle quéquette reprend du service dans une phase de grossissement qui lui fait redresser la caboche. Il est vaincu dès lors que le visage de son épouse plonge vers son phallus pour en sucer le gland. Que lui reste-t-il comme option ? La repousser et ainsi perdre le bénéfice de cette remontée excitante ? La baiser, là, comme une chienne qui se joue de lui ?

Pourquoi choisir ? Après tout, se laisser caresser est tout aussi bon. Et c'est exactement ce à quoi songe Christophe en cet instant. La bouffarde lui procure une ivresse qui annihile bien des questionnements. Ses mains finissent, comme toujours, par venir appréhender le dessus de la tête de la suceuse. Ainsi va le monde, gouverné par des hommes, mais ce sont toujours les femmes qui dirigent ceux-ci, au fond des alcôves et des lits. Élisabeth, fidèle à ses habitudes, lèche et suce l'esquimau avec une délectation communicative. Ça reconditionne bien entendu une partie de jambes en l'air que chacun des protagonistes apprécie à sa juste mesure.

Le point de départ de cette histoire

Un mariage concrétise la réunion magique de ces deux êtres à qui tout sourit. Les parents sont en joie, et l'église est juste assez grande pour recevoir leurs invités. Christophe et Élisabeth se jurent amour et fidélité devant un parterre de tout ce qui compte pour eux. Le chemin d'amis à amants se poursuit dans une belle logique implacable, et si normale. Cette union signe le point de départ d'un nouvel univers, d'une vie à deux. Une famille se crée sur l'autel de leurs amours. Et la jeune femme rêve déjà d'une ribambelle de gamins qui se cacheront dans ses jupes.

Pour avoir des petits, il n'y a pas tellement de solutions, et les deux nouveaux mariés s'attèlent donc très souvent à cette si douce tâche. Cœur à cœur, corps à corps, chaque instant libre est empreint de gestes tendres qui tendent tous vers ce but de procréer. Les mois passent, sans entêtement excessif ou crainte de quelque sorte que ce soit. Puis ces mois qui s'accumulent ne voient toujours pas, malgré les heures passées à faire l'amour, de résultats probants. Dans la tête d'une Élisabeth amoureuse s'insinue un petit doute. Celui-ci vite chassé, bien entendu, par les assauts fougueux d'un Christophe demandeur de sexe.

Quand surviennent les vraies questions ? Tout roule, tout tourne bien dans leur vie commune, mais ce petit bedon qui demeure obstinément vide laisse la jeune femme dans une torpeur bizarre. Malgré tout, elle s'efforce de ne rien montrer de ses peurs, de ses attentes qui n'en finissent plus de la miner. Le jour elle rumine et peste contre ce ventre qui refuse de lui offrir ce dont elle rêve depuis toujours. Alors elle devient morose, triste, se fane un peu plus. Elle continue cependant à faire l'amour, unique moyen pour « tomber enceinte ».

Six années se sont passées depuis ce oui à un bonheur sans nuage. Leur ciel est bleu, seulement obscurci par une maternité qui ne s'annonce toujours pas. Christophe sent sa brune de plus en plus tendue, alors il tente de la rassurer. Rien n'y fait ! Puis vient le temps d'une première consultation. C'est le médecin de famille, celui qui a suivi la jeune femme depuis sa naissance. Lui se veut rassurant, ne découvrant rien d'anormal chez elle. Il lui conseille aussi de persister, de ne plus trop y penser, et estime que « ça viendra bien tout seul ». Une seconde visite a lieu un an plus tard. Plus poussée, celle-ci, et il dirige sa patiente vers un gynécologue plus à même de découvrir les causes de cette infertilité supposée.

À la maison, c'est encore et toujours un grand bonheur, aussi Élisabeth reprend espoir. Entre chaque cycle menstruel elle connaît des moments magiques, des nuits entières passées à faire ce qui convient à toute femme qui veut des enfants. Faire l'amour est devenu une sorte de leitmotiv. Cet état de fait convient parfaitement à son mari qui répond à la demande avec emphase. Pour le seul résultat que, mois après mois, un flux de sang vient mettre à mal les espoirs secrets des amoureux. Mais ni elle ni lui ne baissent les bras… pas autre chose non plus. Ils ne renoncent pas, et les moments câlins sont si nombreux que la maison toute neuve des amants doit en garder les traces. Il n'est guère de recoins de cette demeure qui n'aient vu leurs corps nus.

Désormais, les rendez-vous chez les toubibs s'enchaînent avec une régularité de métronome, pour tous les vingt-huit jours voir la déception d'Élisabeth renaître à la coulée d'un sang mesquin. Les discussions sont elles aussi plus animées entre les époux. Toutes ont trait à cet enfant qui ne veut pas se nicher en elle. À ce ventre qui la détruit petit à petit à force de rester obstinément vide, elle lui en veut sauvagement. Et son mari est là qui ne sait plus à quel saint se vouer pour remettre un peu de flamme dans le regard de cette femme qui ne lui refuse rien. Paris, Londres, New York : à chacun de leurs voyages, un ponte est consulté sans plus de résultat. Et voilà que les deux mariés parlent d'adoption puisque rien ne fonctionne.

Élisabeth se fait une raison ? Pas si sûr ! C'est juste que son mauvais moral mine celui de son entourage, et que désormais elle feint de s'en ficher. Mais c'est bel et bien toujours là, comme une marque indélébile, un trait de sang qui zèbre son cœur et son cerveau. Une maladie honteuse qu'elle cache donc aux yeux du monde. De plus, nouvelle désillusion pour ce couple pourtant financièrement assis, un refus de voir son dossier d'adoption pris en compte. Les raisons nébuleuses et totalement opaques de l'administration sont incompréhensibles, et cette fois la détresse n'est plus uniquement morale chez la jeune femme : le physique aussi prend du plomb dans l'aile. Elle passe plus de temps à ressasser ses désillusions, et surtout elle se met dans la tête qu'une femme sans enfant, c'est une femme inutile.

La trentaine profile déjà ses lueurs sur le visage d'une brune qui, finalement, accompagne son mari aux États-Unis pour son travail. Et c'est là qu'une nouvelle toubib voit débarquer dans son cabinet une petite Française désabusée. La consultation se déroule dans la langue de Molière puisque la nana parle couramment le français. Les questions, habituelles comme toujours, viennent remuer un peu Élisabeth. Oui ! Seulement le médecin pose une autre question, et bizarre celle-ci :

— Vous me dites avoir fait des dizaines et des dizaines de visites telle celle-ci… mais votre mari, lui… ?
— Christophe ? Mais qu'est-ce qu'il a à voir dans cette affaire ?
— Comment ça ? Il est bien partie prenante, il me semble, non ? Un enfant, ça se fabrique à deux, et pour cela il faut un corps de femme et la semence d'un homme.
— Ben oui ! Et pour cela, je puis vous affirmer que nous avons mis toutes les chances de notre côté. De plus, nous insistons toujours depuis toutes ces années.
— Alors qu'est-ce qui l'empêche, lui, de passer quelques examens ?
— Je ne comprends pas où vous voulez en venir, Docteur.
— C'est pourtant simple. Si c'était lui, la cause de vos maux ?
— Lui ? Comment ça ?
— Pas lui au sens propre du terme, mais son sperme, vous comprenez ? Dans ce cas vous pourriez faire l'amour tous les deux vingt-quatre heures sur vingt-quatre et douze mois par an que ça ne changerait rien à votre souci… Vous n'avez jamais eu… songé à prendre un amant ?
— Mais non, bien entendu. Comment pouvez-vous seulement penser que je puisse le tromper ? Il est l'homme de ma vie.
— Oui… oui, j'entends bien. Mais envoyez-le-moi, ou récupérez sa semence et je ferai un spermogramme. Tenez, voici un récipient stérile et une notice pour le protocole de la récolte du sperme.
— Bon, je ne promets rien, mais je vais lui en parler…
— Je vous attends avec votre mari pour un prélèvement ou avec le flacon de sa semence. Surtout, s'il ne veut pas venir, qu'il respecte bien les indications de la notice pour ne pas fausser le résultat.

Pourquoi Élisabeth ressent-elle une sorte d'excitation en sortant du cabinet de cette femme ? Elle ne sait pas, mais quelque part un espoir tout neuf se fait jour dans l'esprit de la brune. Pour deux raisons bien distinctes. C'est la seule qui parle de Christophe – enfin, de son mari – et que l'origine de son infécondité pourrait avoir une cause étrangère à son corps de femme. Puis la seconde, si c'est bien le cas, c'est que prendre un amant pourrait changer la donne. Et là… elle se sent d'un coup pousser des ailes. Les magasins qu'elle visite dans cette ville américaine ont, du coup, une sorte d'attirance extrême. Elle rentre à l'hôtel avec des paquets pleins les bras. Dans ceux-ci, une parure de sous-vêtements attrayante qui va lui servir et amener Christophe là où elle le désire.

C'est donc au retour de son séminaire qu'il découvre son épouse en petite tenue. Bien entendu, ce n'est pas anormal ni la première fois qu'elle se fait plus chatte pour son retour, mais il se sent perplexe.

— Ça va, ma chérie ? Tu as fait les boutiques ?
— À quoi tu vois ça, mon amour ?
— Ben… il ne me semble pas avoir déjà vu tes atours.
— Observateur, dis donc ! Oui, j'ai fait quelques emplettes.
— En quel honneur ?
— Le tien. C'est suffisant, non ?
— Oui… bien sûr. Tu veux que nous sortions dîner ce soir ?
— Tu n'as pas envie de rester là ? Et puis franchement, j'ai un autre plan pour nous deux… Je suis sûre que ça va te plaire.
— Ah ! Ah… pourquoi pas ?

Et naturellement, Élisabeth mène son Christophe par le bout du nez. Il va exactement là où elle le désire. Et le matin suivant, son petit bocal de liqueur contenant une bonne ration d'un précieux élixir, elle se rend chez cette femme médecin de si bon conseil. L'autre récupère le flacon, se fait grassement payer par avance, et c'est ainsi que les résultats arrivent par la poste quelques trois semaines plus tard dans la boîte à lettres du couple. Et ce que lit Babeth sur le courrier la met en joie ; la femme d'outre-Atlantique avait donc vu juste. La douche froide est pour Christophe à son retour du boulot ! Reste quand même que la solution du recours à un don de sperme étranger est sensible. Pas seulement pour elle, mais bien pour les deux époux désormais.

Le duo s'inquiète, s'informe aussi sur les modalités d'une fécondation à l'aide d'un sperme de donneur. Et cette solution semble recueillir l'approbation de Christophe. De son côté, son épouse hésite, tergiverse beaucoup. L'idée instillée dans son cerveau par Rebecca Fischer, la gynécologue américaine, fait son petit bonhomme de chemin. Enfin elle n'a pas dit franchement le mot, mais elle a mis sur une piste plausible la jeune trentenaire. Et elle échafaude de plus en plus de plans sur la comète. De longues discussions plutôt animées ont lieu entre ces deux époux qui poursuivent leur route tant bien que mal.

Elle ne garde pas en mémoire quel soir elle amène sur le tapis ce qui lui tient à cœur, mais Christophe a un coup de chaud lorsqu'elle lui assène sans mettre de gants le fond de sa pensée :

— Dis-moi, mon cœur, si on prenait un donneur que nous connaissons ? Au moins nous aurions une vue plus précise de quelques traits de caractère de notre enfant.
— Un donneur connu ? Mais les toubibs ne voudront jamais t'inséminer avec le sperme d'un homme dont nous saurions le nom… c'est hors la loi, de toute façon !
— Il y a aussi bien des manières, mon chéri, de faire un don de sperme ; tu ne crois pas ?
— Attends ! Ôte-moi d'un doute, Babeth ! Tu ne veux pas dire ce que je crois comprendre ?
— Ben… pourquoi pas ? C'est peut-être la plus simple des façons de parvenir au résultat que nous espérons.
— Mais… et moi, dans tout cela ? Je n'ai pas envie de te savoir avec un autre… surtout pour ce genre de plan. Je ne suis sûrement pas prêt à assumer ce que tu me demandes là.
— Tu préfères donc que notre couple s'en aille à vau-l'eau comme la plupart de ceux de nos amis ?
— Non ! Mais de là à être un cocu consentant, il y a des limites que je ne suis pas capable de franchir.
— Mais il ne s'agit nullement de te faire cocu… ou alors juste quelques fois avec ton accord, pour que nous formions enfin une vraie famille. Et puis personne ne serait au courant, juste toi et moi.
— Et le type que tu choisirais, il ne serait pas dans la confidence celui-là ?
— Ben… non ! Pourquoi devrions-nous lui dire ce que nous projetons ? Si c'est un bon donneur, une fois ou deux et puis… l'affaire serait dans le sac.
— Je ne veux même pas entendre parler de ta vision bizarre des choses. Tu ne peux décemment pas me demander de t'épauler dans ton projet.
— Pourquoi pas ? Le choix d'un géniteur pour notre bébé peut aussi se partager. Je ne sais pas pourquoi, mais je sens que c'est la meilleure formule. La moins contraignante, en tous cas. Et puis… ça offrirait le sérieux avantage que nous saurions d'où viendrait ce bébé…
— Et les emmerdes qui vont avec ? Tu as songé aux complications qu'engendrerait le fait de coucher avec un type deux ou trois fois, puis de le larguer ? Imagine un peu, si le mec apprenait un jour qu'il est le père biologique de notre enfant ?
— Et comment pourrait-il être au courant ? Ce n'est certes pas moi ni toi, je suppose, qui irions le lui raconter…
— Je vois que tu as bien ressassé tout cela. Tu as bien appris ta leçon. De là à ce que tu me donnes même le prénom de l'heureux élu, il y a encore un pas que mon cerveau se refuse à faire. Dis-moi maintenant le fond de ton idée, parce que je ne peux pas croire que tu viens d'inventer tout ceci en une fraction de seconde. Alors je t'écoute !
— Ben… j'ai pensé à…
— Ah ! Tu vois, c'est bien ce que je dis : « tu as pensé ». Comme si c'était un fait acquis, comme si j'allais te donner mon aval. Mais tu rêves si tu penses vraiment que je suis, ou que je vais être d'accord pour ce truc. Et pour ma gouverne, tu songes à qui exactement ? Un ami en particulier ?
— Oui ! Tu sais bien que Pierre me bouffe des yeux chaque fois qu'il passe nous faire un coucou. Il ne rêve que de me baiser… bien qu'il n'en parle jamais.
— Encore heureux qu'il n'en dise rien, et surtout qu'il n'essaie pas non plus ! C'est mon ami et notre voisin. Je n'ai jamais rien remarqué de ce que tu me racontes là. C'est un type bien, sérieux et cool.
— C'est l'exacte vérité, nous sommes bien d'accord. Tu viens juste d'énumérer les qualités requises pour le géniteur de notre petit. Je t'aime, Christophe, et je ne tiens pas non plus à nous voir nous éloigner l'un de l'autre. Avec Pierre, ce serait juste sexuel, et seulement le temps que je sois enceinte.
— Non ! N'insiste pas, je ne suis pas, mais alors absolument pas d'accord !
— Mais… enfin, tu as eu tout de moi : ma virginité, mon amour inconditionnel, et je passe ma vie à te rabâcher que je t'aime plus que tout, que personne ne pourra jamais te remplacer. Alors je ne pige pas ton point de vue sur ce genre de truc.
— Tu es folle ou quoi, Élisabeth ? Il s'agit de coucher avec un autre, et que je le sache ne changerait rien à l'horreur de la situation.


Cette touche de départ à fleuret moucheté ne convainc pas vraiment la jeune femme. Et évidemment, durant des jours elle revient à la charge, remettant sur le tapis souvent son idée de plus en plus fixe. En femme avisée, elle connaît aussi les points faibles d'un mari aimant, et c'est dans les instants les plus intimes de leur vie de couple qu'elle rajoute une couche au mille-feuille de ses demandes. Christophe ne répond que par des refus polis. Par contre – et elle le sait pertinemment – dans la tête de son homme s'imprime petit à petit l'image d'un possible revirement. Alors au détour d'une énième partie de jambes en l'air, sans raison particulière, un soir, Élisabeth arrache de haute lutte un accord de principe.

Oh, ce n'est pas une adhésion franche et massive à son projet fou. Juste un petit « On verra… », suffisant cependant pour que la jolie brunette s'engouffre dans la brèche. Dès lors, les choses prennent une tournure dont le mari ne gère plus grand-chose. C'est elle qui, sur son océan d'espoir, mène la barque. Le lendemain du faux-pas de son époux, la discussion qui s'engage lors du déjeuner pris ensemble tourne exclusivement sur Pierre, le fameux voisin.

— Tu es toujours d'accord, mon chéri, hein ? Tu ne vas pas changer d'avis ?
— Je n'en sais vraiment rien. Ce n'est pas une si bonne idée que cela…
— Ah non, tu ne vas pas jouer les girouettes ! Une parole est une parole ; celle donnée est sacrée.
— Je ne t'ai rien promis.
— C'est tout comme, Christophe. Et puis n'ergote pas sur les mots. Je te propose que dès que tu croises Pierre, tu l'invites à venir prendre un verre. Comme ça tu pourras observer qu'il n'a d'yeux que pour moi et tu te rendras compte que c'est le candidat idéal.
— Le candidat idéal… tu as une vision très particulière de notre voisin, et surtout une conception bien à toi de la chose.
— Je te promets que c'est juste pour quelques fois. Seulement le temps que nous soyons fixés.
— Tu sais comme moi que ça peut prendre des mois avant que tu ne sois enceinte !
— Oui, mon cœur, mais j'attends bien depuis des années… alors un mois dans une vie de femme, ça ne représente pas beaucoup de temps.
— Et moi ? Tu penses à moi ? Je dois subir la torture de te savoir dans les bras d'un autre, de vivre avec l'image que des pattes étrangères vont te caresser ? Je…
— C'est à prendre ou à laisser, Christophe. J'ai toujours fait ce que tu voulais ; je t'ai suivi partout, sur tous les chemins. Je t'ai tout donné de moi. Alors cette fois, j'ai besoin de toi. De ton accord de principe et surtout, surtout, mon amour, que tu me prouves que tu es bien l'homme qui m'aime plus que tout au monde. Celui qui peut m'offrir la lune, même, si je la lui demandais. J'ai besoin de cela, mon chéri, besoin que tu sois avec moi et non contre moi. Il en va de la survie de notre couple et aussi de ma santé mentale. Tu comprends ? Je me jette à tes pieds, je t'en conjure ! Faisons-le pour sauver notre amour, notre vie de couple.

La serviette qui vient d'essuyer les lèvres de son mari est jetée sur la table. Comme pour un boxeur qui jette l'éponge sur le ring, il cède soudain, mais se rend compte que c'est son âme qu'il risque bien de perdre dans cette bataille.

Le samedi matin suivant, alors qu'il passe un moment dans son jardin à remuer de la terre, Pierre finit par montrer le bout de son nez. Aucune animosité, bien sûr, vis-à-vis de ce personnage haut en couleur. Les deux hommes se connaissent depuis la construction de leur maison. Lui aussi a eu des malheurs : sa femme qui est partie trop vite. Les accidents de voiture n'arrivent pas qu'aux autres. Le voisin a une vie de reclus depuis son décès.

Les deux hommes se saluent ; Christophe prend des nouvelles, puis le dialogue qui s'instaure est du genre terre-à-terre. Les mots de son épouse remontent dans la caboche de Christophe. Alors, quand se décide-t-il à lancer cette fameuse invitation ? Ça n'offre que peu d'intérêt de s'en souvenir. Seul le résultat est à noter. Bien entendu que Pierre ne dit pas non.

— Tu viens boire une bière ? Allez, fais le tour, on va s'en jeter une.
— Tu crois ?
— Si je te le dis ! Ne te fais pas prier ! Ça fait un bout de temps qu'on ne s'est pas vus. L'hiver a été long.
— D'accord. Élisabeth n'est pas là ?
— Oh si ! Elle est dans sa maison, c'est son château. Mais je suppose que pour Édith… c'était la même chose. Viens ! Nous serons mieux assis pour discuter. Profitons un peu de ce beau soleil de printemps.

Le voisin s'est donc faufilé par un chemin qui longe les deux lignes de haies séparant les propriétés. En bras de chemise, les mecs trinquent sans verre, buvant une bibine fraîche à même le goulot. Babeth n'a rien perdu de la prise de contact entre Pierre et son mari. Cette fois, elle sait que c'est parti… à elle de gagner la partie. Pour cela, elle va devoir faire preuve de patience, d'audace aussi, mais ce que femme veut… c'est bien connu ! Elle débarque donc alors que sur la terrasse les deux gaillards parlent jardinage.

— Bonjour, Pierre ! Ça va ? Ça fait rudement longtemps que nous ne nous sommes vus.
— Bonjour, Élisabeth ! Eh oui… je ne sors guère l'hiver.
— Ce serait sympa qu'on se fasse un petit repas, un de ces jours…
— Oh ? Je ne tiens pas à vous déranger…
— Quoi ? Mais non voyons, jamais tu ne nous dérangeras, Pierre. Tiens, tu viens ce soir dîner avec nous. Comme ça, si tu n'as rien de prévu, ça nous permettra de renouer un peu le fil d'une amitié en sommeil. Le printemps est aussi là pour réveiller la nature et les amitiés.
— Mais…
— Allons, Pierre ! Si Élisabeth te le propose, tu ne peux pas lui refuser ça. C'est une bonne cuisinière… et puis ça nous fait plaisir de t'inviter ; n'est-ce pas, ma chérie ?
— Oh oui. Pierre, c'est dit ! Si tu es libre ce soir.
— Bon ! Puisque vous semblez vous liguer les deux contre moi, je viendrai. Mais c'est moi qui apporte le vin. Rouge ou blanc ?
— Si tu me prends par les sentiments, mon ami, plutôt rouge… enfin, qu'en penses-tu, Babeth ? Après tout, tu as ton mot à dire, comme c'est toi qui fais le repas.
— Alors… rouge pour une viande.

Et dans le regard des trois qui se tiennent là au soleil d'un début de printemps doux, passent des images dont personne ne sait la teneur. Sans doute que chacun y voit sa vérité. Et le sourire affiché par Élisabeth est un pur enchantement pour les hommes qui suivent des quinquets ses formes gracieuses. L'un les sait par cœur ; l'autre les jauge et les envie. Et si Christophe se fait du souci, il n'en montre rien. Quant à la brune qui sourit, il n'est pas difficile pour son mari de deviner à quoi elle songe. Les muscles de Pierre, saillants sous sa chemise, en étirent le tissu. Sa belle gueule semble donner du grain à moudre au moulin de la femme de Christophe. Du reste, le soupir retenu du maître de maison n'est perçu par aucun des deux autres.

Alors, d'invitation en invitation, un climat étrange se forme entre trois êtres qui se côtoient. Ça prend du temps, mais la patience porte le prénom d'Élisabeth dans le quartier. Arrivent aussi les premiers frôlements au vu et su du mari qui détourne toujours la tête. Les choses évoluent un soir quand l'épouse, au demeurant modèle, rend compte à son brave type de l'avancée de sa relation encore chaste avec Pierre.

— Mon chéri… je dois voir Pierre demain ; c'est le grand jour ! À toi de décider si nous continuons ou si je dois stopper tout.
— Demain ? Comment ça, demain ? Tu veux dire que vous allez… faire ça demain ? Quand je serai au bureau ?
— Ben… je crois qu'il serait préférable que tu ne sois pas présent, et… si tu es occupé au travail, tu souffriras moins, non ?
— Tu es incroyable, toi ! Demain… Vous avez donc déjà tout mijoté dans mon dos ? C'est fou, ça !
— Je suis suffisamment honnête pour t'en parler avant, mon amour. Et nous étions d'accord, il me semble ? Alors je crois que c'est aussi à toi de voir. Je continue ou je renonce. Mais ne viens pas me dire que tu es piégé, parce que j'ai toujours été franche avec toi. Tu savais exactement ce que je voulais… ou je veux, tout bêtement.
— Oui… oui, mais mon ange, c'est si abrupt, si rapide…
— Rapide ? Pierre vient manger à la maison depuis des semaines ; il me fait les yeux doux, tu ne veux pas voir. Mais te voiler la face ne sert qu'à nous faire plus de mal encore. Et c'est ma solution. Décide-toi.
— Et si par hasard je te dis non ? C'en est fini de notre belle entente, de notre si grand amour ? Si je n'arrive pas à supporter le fait que… qu'un autre te fasse l'amour ? Tu peux comprendre au moins ?
— Oui. Mais mon désir d'être maman est plus fort que tout, que nous. J'ai bien peur que plus le temps passe, plus je me retrouve dans une logique de départ si tu ne me donnes pas ce que j'espère.
— Mais je ne peux pas te le donner puisque c'est moi le maillon faible dans cette affaire. Et Pierre… comment puis-je être certain qu'il ne va pas me prendre ce que j'ai de plus cher au monde ?
— Ou te donner ce qui va nous souder à tout jamais ! Tu vois c'est du cinquante-cinquante, et tu dois te contenter de ma parole. Mais t'ai-je jamais menti ? Réfléchis encore quelques heures et tu me donneras ta réponse demain avant ton départ pour le travail. Ça te va ?
— … ?
— Ne fais pas cette tête : c'est toi que j'aime ; et viens par-là, je vais te le montrer, mon cœur !

Bien sûr, ils font l'amour comme jamais. Drôle aussi que le fait d'avoir parlé de ce qui risque d'arriver donne à cet homme fou d'amour une érection d'enfer. Loin de lui couper la chique, ça ne fait que galvaniser la tension amoureuse, et Babeth se fait chatte, amadouant son mari de mille et une caresses dont elle a le secret. Et malgré le fait que Christophe puisse imaginer qu'un autre – Pierre en l'occurrence – va bénéficier d'identiques largesses, il se coule dans le plaisir qu'elle lui offre. Une Amazone qui sait ce qu'elle veut, qui sait aussi l'entraîner vers ses attentes, et il se perd dans un orgasme que peu d'hommes peuvent cacher. Dire que ces éjaculations si abondantes deviennent son pire cauchemar !

Ce sont bien celles-là qui la mènent à son voisin ; et bien que louables, les intentions de sa femme n'en sont pas moins une forme de tromperie. Et il a un mal de chien à trouver un sommeil qui ne remet pas vraiment son corps en forme. Si seulement le jour de cette aube nouvelle pouvait ne jamais venir lui ouvrir les paupières ! Et pourtant la sonnerie du réveil vient mettre un terme à ses espoirs. Elle est blottie contre lui, douce, chaude forme qui sort également de sa torpeur nocturne. Et la main qui vient câliner la queue raide rappelle cruellement au bonhomme qu'il va devoir se décider. Le chemin entre le oui et le non est si mince… comment trancher entre l'un ou l'autre ?

Élisabeth lui vole encore ses derniers moyens en se hissant sur lui et en frottant son corps nu sur ce qui est déjà redevenu raide comme un piquet de pâture. Un jeu d'enfant pour elle de se servir de cet engin qui se gonfle sous l'arrivée massive d'un sang qu'elle échauffe au maximum par des attouchements… si perversement précis. Elle le manipule, il le sait, mais ne contrarie en rien ce qu'elle trafique. Et alors qu'elle se secoue le bas du ventre en s'emmanchant sur son sexe, il n'est plus en capacité de réagir sainement. La cruelle nana lui pose alors la question, juste avant qu'il ne libère sa semence stérile en elle :

— Alors, mon cœur, c'est oui ? C'est non ? Que fait-on ? Serais-tu capable de te passer de ce genre de petit bonheur ?
— … ? Mon amour… je ne sais pas, j'ai peur.
— Moi aussi, j'ai la trouille de donner mon ventre à notre Pierre, mais c'est pour le bien de notre couple et… tu dois comme moi surmonter ceci. Je t'aime… Donne, donne-moi tout ton amour et ton courage. Juste pour une fois ou deux… et prions le Ciel, le Bon Dieu et tous ses saints pour que ça fonctionne enfin ! C'est à toi maintenant de décider de ce qui va suivre…

Alors dans un murmure teinté de soupirs, Christophe, d'une voix tremblante et rauque, laisse échapper ce que son épouse prend immédiatement pour un accord. Elle se lève d'un bond et file vers la salle de bain. Le mari à son tour quitte la couche alors que l'eau tiède coule déjà du pommeau et qui lave ce qu'il vient d'abandonner en elle. Il est groggy, assommé par ce qu'il imagine déjà comme un coup de poignard. Et il se rend dans la cuisine où la cafetière, prête depuis la veille, se met à chanter et à embaumer la pièce de l'arôme d'un arabica goûteux. Elle le rejoint, tous sourires dehors, et la bouche fraîche de la brune vient cueillir un vrai baiser d'amour sur ses lippes serrées. Une pelle qui scelle la permission tacite obtenue d'une manière plutôt perfide… mais si « humainement féminine ».

Le mois du grand soleil

Les jours d'avril se traînent en longueur, et Élisabeth, le ventre alourdi par ce qui y croît, supporte plus ou moins bien les chaleurs d'un printemps revenu. De l'autre côté de la haie, Pierre, le voisin, vaque à ses occupations de jardinage. La jeune femme assise sur la balancelle de la terrasse entend son mari papoter avec son ami. Aucun des deux hommes ne parle de ce petit qui va naître dans quelques jours. Sans doute que le voisin ne sait pas que son ami Christophe est au courant de ses cinq ou six visites à cette future maman. Celles-ci ont pris fin, du jour au lendemain, à la demande de Babeth. L'homme a toujours respecté sa volonté. Il n'a pas cherché à analyser la situation, et la vie a repris un cours normal de bon voisinage.

C'est bien longtemps après qu'il s'est aperçu que la dame brune prenait un peu de tour de taille. Les deux amis ont même fait la fête dès qu'elle a annoncé à son mari sa future maternité. Une belle soirée pour laquelle elle a concocté un dîner. Puis calmement, à l'heure du dessert, en deux mots, elle résume la situation :

— Pierre, Christophe et moi avons une grande nouvelle à t'apprendre.
— … !
— Eh oui, mon vieux, ma chérie est enceinte. Elle attend notre enfant. J'ai bien cru que ça n'arriverait jamais. Tu ne peux pas savoir quel bonheur c'est pour nous.
— J'en suis heureux pour vous deux. Vraiment très content… et ça va remettre un peu de vie dans notre quartier si morne. Vous savez ce que c'est ?
— Ce que c'est ? Tu veux dire le sexe de l'enfant ?
— Oui, Élisabeth, un fils ou une fille ?
— À vrai dire, nous avons préféré le découvrir le jour de la naissance. Mais je veux aussi te faire une demande un peu… spéciale.
— Ah bon ?
— Oui. Tu es notre meilleur ami ; Christophe et moi avons pensé que tu pourrais être le parrain de notre bébé. Qu'en dis-tu ?

Une sorte de voile vient de passer dans les yeux du garçon. Il ne sait pas trop quoi répondre, tellement ému par cette demande. Ses yeux se posent sur ce petit bidon qui quelques heures – il y a fort longtemps déjà, plusieurs mois – lui a donné tant de plaisir. Puis les quinquets bleus s'attardent sur le visage de son ami à la mine rayonnante. L'attente de ce petit leur donne un air éblouissant. Il se racle la gorge, et d'une voix plutôt tremblotante il donne son aval à leur requête. Elle est belle, la presque maman ; il est souriant, celui qui va être papa bientôt. Alors ils trinquent, elle avec un jus de fruit, et les hommes une coupe de champagne.

Et les mois se sont enchaînés, lents et froids, ceux d'un automne et d'un hiver persistants. Enfin les bourgeons sont revenus, et avec eux les plantes ont repris racine. Les feuilles nouvelles sont venues reverdir la campagne. Le tour de taille d'Élisabeth s'est étiré lui aussi, et sa poitrine s'est gonflée au point de ressembler à deux ballons bien ronds. Un pur bonheur de lire sur ses traits cette merveilleuse aventure ; les amours parfaites se sont redessinées à deux. Oubliés les doutes, envolées les craintes du mari de voir partir sa belle ! Et puis les sauts dans le petit bedon sont devenus plus récurrents ; la vie gagnait du terrain. Si Pierre a des regrets, il n'en tient pas rigueur à cette beauté brune qui reste néanmoins son amie.

Et puis, que Christophe n'ait jamais rien découvert est finalement une aubaine. Ils sont si heureux, ces deux gentils voisins ! Ce qui manquait à leur bonheur arrive là, mois après mois. Impatiente attente des amoureux, combien de fois le mari a-t-il mis son oreille contre le nombril de sa jolie femme ? Il parle si souvent à ce qui bouge là de l'autre côté de cette paroi abdominale de plus en plus tendue. Et puis mars s'envole pour un avril plein de promesses. Viennent alors les jours de fin de mois, et toujours pas de petit bout en vue. Babeth a du mal à se mouvoir ; elle souffle un peu en espérant le terme de ce qui commence à la gêner aux entournures.

C'est ce trente avril qu'une voiture de pompiers se range devant la maison du couple. Quinze heures trente ; la jeune femme monte à bord du véhicule et Pierre entrevoit son ami qui, anxieux, saute dans sa bagnole, une valise à la main. C'est le moment ! Le temps passe, long, et les soupirs, se transforment en gémissements, en plaintes. Et puis minuit laisse fuir ce mois du poisson au bénéfice de celui du grand soleil. Il est une heure du matin ; la main de Christophe serre celle de son épouse. Le visage blême, les traits tirés, la jeune femme souffle doucement. Elle tente tant bien que mal de suivre les ordres de la sage-femme. Enfin le miracle de la vie s'accomplit… deux heures cinquante ce premier mai.

Le retour de Christophe se fait en solitaire. Il est un peu paumé. Babeth est restée à la maternité, et alors qu'il se gare devant chez lui, Pierre, qui lui vient de se lever, l'interpelle :

— Alors, Christophe, c'est le grand jour ? Élisabeth est partie à la maternité ?
— Oui… depuis hier après-midi. Mais c'est fini : le bébé est là !
— Ah, c'est chouette alors ! Je vais donc être le parrain de…
— … d'une jeune demoiselle de sept livres et de quarante-huit centimètres. Une belle fillette toute rose.
— Je suis heureux pour vous. La maman va bien ?
— Oui, merci. Je t'avoue que je suis crevé… c'est épuisant.
— Avant d'aller dormir un peu, dis-moi comment va s'appeler ma magnifique petite filleule ?
— Elle est née le premier mai… c'est le mois du muguet… ce sera donc Muguette. Et je te jure que ça lui va comme un gant ! On va fêter ça dès que Babeth sera rentrée ; tu seras notre invité d'honneur.
— Merci ! C'est un grand plaisir et un immense bonheur… d'avoir des voisins tels que vous.

La journée nouvelle qui débute sous un soleil éblouissant qui monte dans un ciel tout bleu… la boucle est bouclée, et rien ne peut plus empêcher la vie d'aller de l'avant. C'est exactement ce que se dit Christophe qui regarde son voisin Pierre s'éloigner avec une sorte de soupir. Il ne saura jamais le service rendu à ce couple… et il est temps de reprendre des forces pour le papa tout neuf !

Voici le premier jour d'un joli mois de mai, le mois du grand soleil et du muguet, le mois de toutes les espérances… Un cœur tout neuf bat là-bas… qui permet de croire en un avenir meilleur, et surtout lie ces trois copains d'une amitié indéfectible. Un merci muet s'envole vers cet azur si pur ; un bébé dort, fruit de tant de doutes, d'attentes et de souhaits… La vie est belle !