Elle se demandait si, lui, s'en souvenait, si ça l'avait marqué autant qu'elle. Sa mémoire avait peut-être déformé la réalité de l'instant hors du temps, leurs corps se noyant dans un magma incandescent alors qu'en surface la rue charriait ses passants imperturbables, pas conscients de la danse vertigineuse qui se jouait sous leurs pieds. Est-ce que ce souvenir provoquait la descente de sa main à la recherche de sa bite moite, à l'étroit dans son boxer…
Est ce que sa peau avait mémorisé le skaï mou noyé de leurs fluides…

Dorénavant, nostalgique, en descendant du train, elle faisait toujours un détour pour passer devant le bâtiment qui dissimule le luxurieux théâtre…
Pas farouche, elle s'était très tôt aventurée, seule, dans ces établissements dont le parfum âcre mettait ses cuisses en feu. À peine les portes franchies, émanations de vapeurs pas nettes mélangées à la sueur des hommes, aux relents d'égouts et aux effluves acides de vieux foutre.
Ses nombreuses expériences dans les saunas glauques des abords des gares n'avaient pas atténué la fascination qu'exerçait sur elle l'incongruité insolente de ces recoins cachés, où les corps s'exhibent et s'emmêlent. Ces cohortes d'hommes, agglutinés dans leur nudité suintante, errant en file indienne du sauna au hammam ou au jacuzzi, mêmes tongs aux pieds et serviettes à la taille. Dans un étrange silence brisé par les cris de jouissance émanant des cabines ou d'un porno projeté en boucle.

Lui, il était si peu disponible.
Il savait mieux que quiconque déchaîner en elle les pires pensées perverses, mais leur concrétisation – elle avait fini par le comprendre – relevait du fantasme. Encore un de ces faux célibataires dont pullulent les sites de rencontres. Il l'enflammait par messages addictifs mais ne lui promettait rien. Elle s'impatientait, ils se fâchaient, rompaient… quelques jours, quelques semaines… Puis, affamés l'un de l'autre, se retrouvaient dans un corps-à-corps brûlant, explosant de leur rage contenue.

Elle avait suggéré le sauna, en promettant qu'aucun autre homme n'aurait accès à ses orifices. Il avait osé tricher avec la légitime, pour quelques heures dans les bas-fonds… Avec lui, c'était toujours sur le fil… Il considérait lui faire une faveur quand, au dernier moment, temps soudain vacant, il lui intimait l'ordre d'accourir.

Elle ne maîtrisait pas le timing des transports parisiens, et se présenta en sueur, mais pas assez honteuse à son goût, avec un retard conséquent qu'il mit sur le compte d'un manque de motivation. Son corps était dur de colère, son regard de glace… La rue résonna de ses larmes.

Avec lui, elle était en permanence étourdie dans le train des montagnes russes lancé à grande vitesse, de l'exaltation extrême à la pire des détresses.
Mais il avait accepté de franchir la porte à judas, froid contrecœur, comme se forçant, tant qu'à être ici, ma pauvre fille…

Ce fut là le plus exceptionnel moment qu'il lui ait été donné à vivre dans le bouge moite. Beau et effarant, magnifique et monstrueux… Un souvenir qu'elle se plaît depuis à convoquer en masturbations enfiévrées. Tension à son paroxysme, air aussi brûlant que lui était glacial… Des miroirs qui s'embuent, la banquette défoncée en skaï rouge devient la piscine de leur plaisir… La lumière bave sur le violent accouplement. Lui, taureau enragé et vengeur, elle, éperdue de jouissance, grisée par sa fureur…

Ils perçoivent les mouvements voyeurs derrière le rideau, les cris de femmes en extase, le va-et-vient des passes rapides… Eux, tous repères perdus, jouissent encore et encore, corps lancés dans un mouvement effréné de non-retour, kamikazes… Le temps n'a plus de prise… Encore, encore… S'achever dans le grand rut, le coït de l'extrême… Ils sont effrayants, mais leur corrida lubrique hypnotise la foule des solitaires erratiques.
Il la tue, la massacre, martyre cataleptique, transe ivre, agonie dans un râle guttural saturant l'espace de son écho sans fin…

Elle gît, haletante et brisée, dans une flaque de sueur, de foutre, de crachats et de cyprine.
Alors là seulement, tendrement il l'attrape et la soulève, petite chose fragile à sa merci, et dans son geste elle perçoit de la gratitude.

Quand ils s'extirpent du brouillard brûlant, comme des somnambules ils émergent en pleine lumière, éblouis et les corps apaisés.

Il s'éloigne.

Elle sait qu'elle a signé là un pacte diabolique, qu’elle s'est frottée à la frontière, et que désormais elle ne cessera de chercher à y retourner.
Dans l'enfer rouge des limites toujours repoussées, dans le brasier où s'immolent les amants hallucinés…