Dring… Dring…

Les monstres sont là ! Petits, cachés sous leurs masques hideux, porteurs de lampions, ils se massent au portail. Le doigt minuscule de l'un d'entre eux reste scotché sur la sonnette de l'interphone.

— Oui… ? C'est pourquoi ?
— Trick or treat… Trick or treat… Trick or treat !

La foule des vampires, des démons et autres horribles bestioles que sont les dragons qui me font face est en délire. Mon panier en osier à la main, j'avance vers la meute ; un loup-garou ouvre un sac en toile de jute où je laisse tomber une partie des friandises que contient mon panier. C'est un joyeux brouhaha en guise de remerciement et une envolée de sorciers qui s'ébroue vers la porte des voisins, toute proche. Je n'ai reconnu aucun des monstres si bien cachés. Les miens, de fantômes, restent bien au chaud dans ma tête.

Je vis avec ceux-ci depuis… tellement d'années. Ils sont autrement plus dangereux que cette armée d'un soir qui vient de s'esquiver. Tout en remplissant de nouveau ma panière – une autre bande de petites ombres peut encore sonner à ma porte – je songe que c'est bien loin, tout cela. Que ma vie aurait sûrement été si différente sans cet unique monstre qui a tout cassé en moi. Et me voilà qui replonge dans ce drôle de soir, dans ce moment qui ne me quittera jamais. Et avec ce fichu maudit souvenir, la peur rétrospective qui me coupe les jambes, qui me vole ma quiétude…


La maison est calme. Maman, sur mon lit, finit de me lire mon histoire quotidienne et le marchand de sable vient de passer. Je suis sur mon nuage, rêvassant déjà de cette petite fille au chapeau rouge. Je sens dans la bouche le goût de la galette, comme celle que mamie nous fait pour les rois. Je ne suis pas tout à fait dans le noir : une veilleuse laisse filtrer un rayon de lumière sur le plafond de ma chambre. J'ai vu dans les yeux de maman briller une étoile. Une petite perle qui est tombée sur la page du livre dont elle vient de me lire une histoire. Drôle, comme je revis chaque fois avec une netteté incroyable ce qui a fait basculer ma vie…

Tout n'est que silence. Je glisse sur une sorte de toboggan vertigineux, et je m'enfonce dans les ouates doucereuses d'un repos qui ne doit prendre fin qu'au nouveau jour. Quand donc plane au-dessus de moi ce gerfaut aux ailes déployées ? Je ne sais plus si je suis dans un songe ou une invraisemblable réalité. La chaleur d'un serpent qui se colle à moi, et mes pleurs, eux, aussi surréalistes. La bestiole qui me frôle s'enfuit avec de grands cris. Je me retourne vers le mur, cherchant un silence qui ne revient plus. Les hurlements sont moins forts, plus feutrés, montant de la cuisine ou d'un autre endroit de la maison.

Le claquement d'une porte qui résonne dans la demeure, avant une longue plage sans boucan. Tout est redevenu normal, mais mes petits quinquets dans la pénombre restent grands ouverts. La lueur de la lampe dans la cour qui vient déranger le bon ordre du noir de la nuit, et un raclement inquiétant. Je suis assise dans mon lit, et puisqu'il fait presque aussi jour qu'avec le soleil, pourquoi ne pas jeter un coup d'œil sur ce qui entoure les environs extérieurs ? Deux ombres, l'une semblant tirer l'autre, vers un bouquet d'arbustes au fond du jardin.

— Maman ! Maman…

Elle ne m'entend pas. Peut-être qu'elle dort avec papa dans la chambre au bout du couloir. Elle va me gronder si je vais la réveiller ? Oui ! Maman et papa n'aiment pas que je vienne à l'improviste dans leur chambre. Alors, puisque plus rien ne bouge, que tout est silencieux, je file me recoucher. Le petit chaperon rouge est là, qui va de-ci de-là, vers sa mère-grand et les grandes babines du loup. Je suis repartie dans un univers où tout est doux comme une caresse, une caresse de maman.


Le jour qui inonde ma chambre, et le sourire de maman au-dessus de moi… un si joli réveil.

— Maman… tu n'es pas partie ?
— Partie ? Mais où veux-tu que j'aille ?
— Je t'ai appelée cette nuit…
— Tu as rêvé, ma chérie ; ma petite Julie, tu as trop d'imagination.
— Papa, il est déjà au travail ?
— Papa… il ne veut plus de nous et il est parti, mon cœur. Mais nous allons bien nous amuser toutes les deux, mon amour.
— Oh… il n'est pas venu me faire un bisou ! Pourquoi, maman ? J'ai été méchante avec lui ?
— Mais non, mon trésor. Papa est très occupé, alors il est parti vivre dans une autre maison.
— Je pourrai y aller aussi, moi, dans l'autre maison de papa ?
— Oh, ma petite Julie… tu ne veux pas quitter maman toi aussi, tout de même ! Tu vas te lever, je vais t'habiller, et nous irons nous promener. Voir grand-mère par exemple ; tu as envie d'aller voir mamie Sandrine, n'est-ce pas ?
— Oui !

Je bats des mains, folle de bonheur. Mais pourquoi dans les grands yeux bleus de maman il y a comme de drôles de perles ? Une pluie que je ne comprends pas, puisque nous allons chez mamie Sandrine. Je l'aime bien, moi, Mamie Sandrine ; elle a toujours des bonbons ou du chocolat. Et puis il y a Gribouille, le chat. Lui, il ronronne si je passe ma main dans sa fourrure. Et il vient toujours se frotter à mes guibolles. Maman me serre trop fort contre elle.

— Maman ! Tu me fais mal.
— Pardon, mon ange, je t'aime si fort…
— Mais… pourquoi ça fait boum-boum dans ta poitrine, maman ?
— C'est mon cœur qui déborde d'amour pour toi, mon trésor. Allez, hop ! On ne discute plus, on file à la salle de bain. Dépêchons-nous, ma belle !
— Oui… oui maman !

Je suis sûre que maman pleure. Elle a du chagrin. Et papa qui n'est pas là, plus là ? Les cris de cette nuit, une autre dispute. Et un trajet sans un mot, moi assise à l'arrière de la voiture avec maman au volant. Un silence que seuls coupent quelques soupirs ou des reniflements de maman. Enfin, au détour d'une route dans la montagne, un toit de tuiles rouge : un chapeau qui couvre les grands murs adossés à la forêt. Chez mamie… Grand-mère, qui est déjà sur le pas de la porte à nous attendre. Elle a les cheveux décoiffés, un drôle d'air, comme si elle avait de la peine. Elle embrasse maman et vient vers moi.

— Ça va, ma chérie ? Viens, ma petite Julie… allons voir si Gribouille est quelque part par là.

Je suis soulevée de terre par cette mamie qui… on dirait qu'elle pleure elle aussi. Mais je ne comprends rien aux grands, et me voici qui cours dans la maison en criant gentiment :

— Gribouille… viens me voir ! Je suis arrivée.

Bien entendu, il n'est pas là ce chat que j'appelle de tous mes petits poumons. Mais c'est maman qui me demande de la rejoindre. En bas des escaliers, elle m'attend.

— Viens. Viens, ma Julie, faire un bisou à maman. Tu vas rester avec grand-mère ; je dois… m'absenter un moment. Alors tu dois me promettre d'être bien sage, d'écouter mamie et de faire tout ce qu'elle te dira de faire. Promis ?
— Oui ! Oui maman ! Tu reviens quand ?
— … Je… je ne sais pas, ma chérie. Tu seras sage, hein ?
— Oui.

Il y a des larmes qui mouillent ma joue. Je suis triste de voir que maman pleure. Mais mamie Sandrine me prend dans ses bras, et elle embrasse aussi maman. Elle ne pleure pas, grand-mère, mais… elle a froid ? Je vois sur la peau de ses bras une chair de poule, comme celle qui court sur moi quand j'ai froid.

— Julie… regarde : voici Gribouille. Le coquin savait que tu allais avoir besoin de lui.
— Mamie, repose-moi s'il te plaît. Je veux lui dire bonjour.
— À bientôt, ma gentille petite fille…
— Au revoir, maman. Tu vas revenir bientôt, hein ?
— …
— Gribouille… je suis en vacances chez mamie. Il ronronne, maman, tu l'entends ?

Non. Elle ne peut plus entendre puisque la voiture est déjà sur le chemin loin là-bas, et cette fois c'est moi qui ai la chair de poule. Je suis seule chez grand-mère… enfin, non, la boule de poils de Gribouille est là qui se laisse caresser le ventre. La voix – celle de Mamie – est drôle alors qu'elle me rappelle qu'il faut rentrer à la maison.

— Rentrons, Julie… Tu vas pouvoir jouer avec le minet un petit moment.
— Elle revient quand ma maman, mamie ?
— …

Un long silence qui n'apporte aucune réponse.


Ma mère… ça fait vingt ans qu'elle est partie. La petite fille est une adulte désormais.

— Trick or treat… Trick or treat…

Une autre flopée de monstres différents des autres, et pourtant si semblables. Un squelette, un démon, un diable rouge armé d'une fourche, ils sont tous là avec leur leitmotiv habituel :

— Trick or treat… Trick or treat…
— Voilà, voilà !

Une autre poignée de friandises qui coule dans un sac au col largement ouvert, puis la nuée piaillante file vers les maisons voisines. Mamie Sandrine est morte un matin du printemps dernier. Un jour de grand soleil, elle ne s'est juste pas réveillée. Longtemps, durant des années, j'ai lorgné sur le bout de chemin qui mène à la grande route, espérant voir maman ou papa revenir. Mais rien. Jamais rien. Alors j'ai enfoui dans ma mémoire ces souvenirs d'un jour mauvais, d'une nuit si spéciale. À l'école du village j'ai fait de bonnes études, et à seize ans mamie Sandrine et moi nous sommes occupées de ce qui était toute sa vie : quelques hectares de vignes qui donnent un excellent vin. Tous les secrets de l'élaboration d'un pinot rouge que grand-mère avait appris de son père, qui lui-même les tenait du sien…

Me voici donc là, sur le pas de la porte alors que d'autres gnomes hideux dans des costumes sombres galopent dès la nuit tombée en cette dernière soirée d'octobre. Je n'ai pas vraiment d'amis, plus de famille, et les vignes sont désormais la propriété de la banque. Avec le reste de l'argent qu'elle a versé, j'ai acheté une minuscule maison, et je vis chichement dans un lotissement où personne ne me connaît. Seule dans la grande maison de mamie, ce n'était pas possible.

Dans ce qui m'a vu grandir, tout est resté pareil. Les meubles sentent la cire, tout est comme au moment du départ de mamie. Ce qui change ? Ce n'est qu'en rangeant ses affaires, tout au fond de son armoire, que dans un vieux carton à chapeau j'ai découvert des coupures de journaux et une pile de lettres. Entourées d'un ruban rouge, elles sont toutes classées dans l'ordre de leur arrivée. L'écriture y est fine, inconnue de moi. Je lis chacune d'elles avec le cœur serré. Comment est-ce possible ? Visiblement, l'écriture est celle d'une femme. La plupart se terminent par des mots identiques : « Embrasse Julie pour moi. »

Je remonte le temps lentement en lisant l'une après l'autre les missives que mes doigts tremblants maintiennent avec peine. Il est question d'endroits sinistres, de cachots, de geôles, mais surtout, mon prénom revient souvent dans les premiers écrits. Avec une sorte de leitmotiv : ne jamais rien dire à la petite, cacher la vérité à tout prix à cette Julie dont je suis de plus en plus certaine qu'il s'agit bien de moi. Et toutes ces longues lettres sont seulement signée d'un E majuscule calligraphié. Les courriers sont de la même main ; là-dessus, pas de doute : écriture fine, pleins et déliés tels que je les ai aussi appris. Quelque part, ces mots-là ressemblent bougrement à ma manière de les rédiger.

Au portail, une autre grande bande de braillards.

— Trick or treat !

Et ma main qui enfouit dans le sac en toile de jute le reliquat de mon panier de bonbons. Les lampions que promènent les minuscules créatures dansent devant mes yeux. Ils sont heureux de leur bonne fortune. Les voici qui remontent le quartier, avec des cris et chants guerriers bizarres. « Trick or treat… Trick or treat… Trick or treat… Trick or treat ! » J'ai froid devant cette colonne qui rit, qui danse, qui vit une soirée extraordinaire. La mienne consistera à plonger dans un vieux carton à chapeau. Une chemise de papier jauni qui contient des coupures de journaux : mamie Sandrine les gardait loin de ma vue !

Mots sinistres sur fond de papier journal, celui de notre région datant de presque vingt ans. Mon Dieu ! Il y est question d'une femme qui a tué froidement son mari. Drame conjugal aux motifs embrouillés, et cour d'assises chargée de faire la lumière sur un terrible fait divers. Pourquoi Mamie remisait-elle ces horreurs dans le fond de son armoire ? Et je lis en cette nuit très spéciale ce qui a fait couler apparemment beaucoup d'encre. Élisabeth, c'est le prénom de la tueuse. Et sur la une du canard… de quoi me glacer le sang.

Pas de photo de la dame en question. Non, juste un portrait fait par un dessinateur qui a suivi les audiences. La vieille page danse elle aussi devant mes yeux qui s'embuent. Je reconnais l'image, j'en redécouvre les traits un à un… Il me faut m'asseoir sur le bord du lit de mamie Sandrine, anéantie devant ce que mon esprit assimile péniblement. Cheveux blonds et fins, des yeux d'un bleu d'azur, le visage aux traits fermés, peinte comme la pire des harpies, la plus sanguinaire des assassines. Combien de temps me faut-il pour saisir ce qui s'étale devant mes quinquets hallucinés ?

Cette Élisabeth, comme je sens la caresse de ses bras… Combien de fois ai-je espéré la voir gravir le sentier qui mène à la maison de mamie ? Et là je découvre toute l'horreur d'une histoire que me livrent quelques coupures de journaux. Je sais aussi pourquoi elle n'est pas revenue, cette maman que j'ai si longtemps chérie. Je ne veux rien croire de ce que les « pisse-copie » ont retranscrit de son procès. Pourtant, vingt ans de réclusion criminelle… une peine à la hauteur du crime commis, autant que ces années qui manquent à ma vie. Il est dit là également qu'Élisabeth n'a jamais voulu dire où elle dissimulé le corps de celui qu'elle avait « lâchement abattu ».

Les images d'une nuit de cauchemar qui remontent en moi, avec cette netteté de la veille, ces deux fantômes d'une autre Halloween, si réelle celle-là ! Un fantôme tirant l'autre vers un bosquet proche de la maison. Puis… l'oiseau de proie, celui penché sur moi… les bruits qui ont enfin suivi la sortie de la chambre de papa. La dispute dans la cuisine, la porte qui claque… et si ce n'était pas ce que j'avais cru entendre ? Maman… vingt ans… enfermée pour m'avoir sauvée. Oui, sauvée ! Cette fois, d'autres portes s'entrouvrent dans ma mémoire. Horribles, ces moments où… Non ! Je ne veux pas revivre ces instants douloureux.

Mais il est trop tard. Ce secret si bien gardé, mamie, maman… il me rattrape et me voici en larmes sur un lit froid. Ma poitrine se soulève dans des sanglots que je ne peux plus réprimer. Personne ne m'a jamais demandé quoi que ce soit. Tous se sont attachés à me taire une vérité qui me saute à la figure ce soir. Octobre se meurt dans mes pleurs. Novembre et ses questionnements de la pire espèce qui viennent me hanter. Ma quête ne fait donc que débuter. Oui… je vais devoir reconstruire ce passé que la vie dorée dans le giron d'une grand-mère bienveillante a totalement camouflé. Et dehors, sur les rebords des fenêtres, les lumières chancelantes des citrouilles qui vacillent, telle ma raison.

— Trick or treat !

La vérité, sinon… rien ! Dès demain commencera une autre vie. Celle enterrée dans un carton à chapeau. Et avec elle une longue descente aux enfers pour remonter le temps. Est-ce si bien de cacher la vérité aux enfants ? Vingt ans que je traîne mon âme en peine, et autant de temps que mon esprit se ferme à toute discussion avec les autres. Et là, rattrapée par de vieux articles de journaux, des lettres d'une maman qui, croyant me protéger, m'a simplement endormie… Je me réveille amère et si désespérément seule.

— Trick or treat !

Il n'y a plus de bonbons dans ma panière en osier. Plus de doute non plus sur ce qui me perturbe. Je sais pourquoi ma maman n'est jamais revenue. Jamais, ou pas encore ? Mais je sais surtout que certaines choses ne doivent pas se faire… et ma peur des hommes, elle vient de ces instants où… oui ! Mes certitudes se font jour, et il me faut partir à la recherche du temps perdu. Tout à l'heure, à l'aube, la première étape sera d'aller au-devant de celle qui m'a gardée loin de toutes ces vilaines choses, de toutes les grandes langues aussi. Par où commencer ce périple pour revivre ?

— Trick or treat… Trick or treat… Trick or treat !

Là-haut, dans le quartier, trois ou quatre bandes de joyeux drilles insouciants sonnent aux portes des demeures avec une seule et unique préoccupation : récolter de quoi se faire une indigestion de bonbons. Pour moi, c'est un renouveau qui s'annonce. Les bras ballants, allongée sur la couche de mamie Sandrine, je contemple avec insistance le visage de cette blonde qui me manque depuis si longtemps. Reste à faire un parcours parsemé d'embûches et d'incertitudes… mais je sais que personne n'a le droit de faire ça aux enfants.