Acte 4

Désormais, j'ai deux atouts dans ma manche : je sais que j'ai eu une sœur, que celle-ci est morte quelques mois après notre naissance, et puis j'ai ce fameux livret de famille qui en atteste. Si maman pouvait revenir à la raison, je pourrais enfin savoir.

Les jours qui suivent ma première relation de « femme », je cherche à éviter tous les hommes que je rencontre. Je ne veux pas encore revoir ni Jérôme, ni Michel. J'ai revu quand même Béatrice, la sauvageonne du parc. Elle est venue m'embrasser alors que je sortais de l'amphi. Elle avait l'air encore plus déboussolé que la première fois. Je n'ai pas su comment lui venir en aide ; un billet de cinquante euros a changé de poche et elle est repartie, mais sans sourire vraiment.

Je ne sais pas si toutes les femmes sont ainsi, mais j'ai envie de sexe dès que j'ai un quelconque problème à résoudre. J'arrive à me contenir, mais c'est difficile, et cela de plus en plus souvent. Cette chatte entre mes jambes ne cesse de me titiller. Elle m'électrise par les frottements de ces culottes que j'ai achetées. Ne sont-elles pas d'une bonne matière ? Aurais-je dû les choisir en coton plutôt qu'en nylon ou synthétique ? Tout un apprentissage à faire en matière de féminité, et pourtant il faut bien que je me débrouille seul. J'accroche un soir le regard d'une très belle femme. Après avoir discuté avec elle un long moment, nous nous laissons aller à quelques confidences. Bien entendu, je reste très prudent sur « mon souci » actuel.

Mais sa quarantaine épanouie lui donne une assurance que je suis loin de montrer. Quand elle me propose de prendre un dernier verre chez elle, je n'y vois aucune malice. Son loft est une pure merveille, meublé avec un goût particulier et un raffinement qui m'interpelle. Elle est branchée « chinoiseries », et son home reflète son plaisir pour ce pays lointain et méconnu. Chez Sarah, c'est rapide aussi, et je me retrouve pour la énième fois dans la position de la jeunette draguée. Mais j'apprécie toute la douceur de ses paroles, de ses gestes. Le premier baiser ne fait qu'effleurer mes joues. Je suis étourdie par un parfum qui émane de son cou.

Elle me tétanise avec des caresses époustouflantes, et je suis aux prises avec mes vieux démons. Elle m'apprend des tas de câlins très féminins et je les reproduis à l'identique pour son plus grand bonheur. Les lèvres qui courent sur toute ma peau nue me donnent des frissons, et dix, vingt, trente fois elle s'attarde sur des endroits que je n'aurais pas crus aussi sensibles. Elle passe un temps infini à promener un glaçon sur mon corps, entraînant une sensation de brûlure permanente. Elle joue ensuite à souffler sur chaque gouttelette déposée par la chaleur de mon épiderme. Ces jeux durent des heures, et nous en réinventons d'autres versions pour faire monter en nous ce plaisir qui finalement nous emporte dans de longs soupirs, suivis de gémissements presque impossibles à décrire.

C'est ensuite une série de prises, de pénétrations avec des joujoux sortis tout droit d'une armoire de dame vicieuse, mais dont les effets sont des plus bénéfiques sur nos sens en attente. La découverte de ces amours saphiques est un nouveau palier dans ma recherche d'une identité plus féminine. Je pense – mais en est-on jamais certain ? – que dans le domaine du sexe, Sarah a pris du plaisir, qu'elle a joui entre mes bras, sans doute aussi fort que je l'ai fait dans les siens, mais malgré tout, cette nuit me laisse comme un sentiment d'inachevé ; il me semble qu'il me manque quelque chose pour que ce bonheur soit total. Par contre, durant ces heures de tendresse, j'ai oublié tous les aléas de ma vie.

Les jours qui suivent sont consacrés aux examens scolaires. Enfin, mes notes sont dans les meilleures ; une consolation appréciable dans ce monde de bizarreries dans lequel je navigue depuis quelques semaines déjà. J'ai appris à domestiquer ces formes qui sont les miennes désormais. Ma tête tente de suivre le mouvement et de s'adapter tant bien que mal. Mais certaines nuits, je me réveille encore en sueur, et par réflexe je recherche cette queue qui, n'en doutons pas, ne reviendra plus. Je m'enfonce dans ma vie de femme, et bien des changements sont intervenus dans mon quotidien. Je me préoccupe plus de mon apparence physique, et les heures passées devant mon miroir se retrouvent dans des maquillages réussis, dans un style vestimentaire « branché » et dans une façon moins masculine de marcher.

Les talons aiguilles sont maintenant des attributs indispensables pour mettre en valeur mes jambes. Le résultat se lit dans les regards de ces mâles qui se retournent sur mon passage. Ma croupe aussi est reluquée grâce à un subtil relookage. Jérôme s'est lassé, et je ne le rencontre plus que sur le campus. Ma mère n'a pas retrouvé sa raison, et mon enquête sur cette sœur inconnue est au point mort. Autant dire que je vis juste les instants présents, mais je garde en mémoire ce temps où j'étais Daniel. Je me suis peu à peu glissé dans la peau de cette Danièle, et je commence enfin à m'y sentir à l'aise. Sarah est restée la dernière fille avec qui j'ai fait l'amour depuis plus d'un mois. Aucun garçon non plus n'a partagé ma couche. Je vis grâce à la carte bleue de maman dont j'ai trouvé le code.

Elle est toujours dans une maison de repos, sans trop de chance de retour. Est-elle malheureuse ? Je ne saurais le dire. Elle sourit quand je viens la voir, s'imagine toujours que je suis « revenue ». Alors parfois je me pose la question, celle de savoir si je n'ai pas rêvé cet épisode où j'étais un garçon. Ce samedi, en rendant visite à ma malade, j'ai discuté avec un nouveau toubib. Un jeune ; enfin, une petite trentaine. Affable, les yeux marron, des cheveux châtain, une blouse blanche qui lui donne un air assez strict ; je l'ai trouvé plutôt beau gosse. Il m'a parlé de la maladie de ma mère avec des mots normaux ; je veux dire qu'il n'a pas employé le sempiternel jargon incompréhensible des médecins.

Il ne m'a pas laissé beaucoup d'espoir pour une future amélioration, ni proche ni lointaine. Il me faut apprendre à vivre avec ce fardeau, ce sentiment de culpabilité, et je lui en fais part. Alors nous commençons une conversation tout autre ; il tente de soigner mon âme qui est plus touchée que je ne peux le croire. Ses mains virevoltent dans l'espace quand il tente de m'expliquer comment – et surtout pourquoi – je réagis de la sorte. Au-delà des phrases qui me cueillent au plus profond de moi, il y a ces gestes, cette attitude, ces regards qui percent à jour tous mes mystères. Il ne sait pas, mais il sent qu'un bouleversement s'est produit, déclenchant toute une série de cataclysmes autour de moi. Je vois les doigts fins, la main agile qui remuent quelques papiers pour se donner une contenance, une bonne conscience.

Je regarde ce corps jeune et svelte qui vit ce qu'il dit. Pourquoi ai-je une réaction étrange au fond de moi ? Je sens poindre comme une envie très spéciale, d'abord dans mon esprit. Puis elle irradie doucement vers le centre de moi, rayonnante et chaude. Je sens monter une envie de sexe, une tendresse pour ce jeune homme. Les yeux de l'homme dansent dans les miens. J'ai besoin de me raccrocher à d'autres images pour ne pas remuer mes fesses sur cette chaise que j'occupe dans son bureau. Je ne veux pas montrer ce que je ressens ; je crois pourtant qu'il le sent, qu'il est trop tard. Je cherche au plus profond de mon être une dérivation à ce feu qui me brûle de l'intérieur. Mais c'est comme un orage d'été, difficile à contenir ; le supplice ne cesse que lorsque je quitte le médecin.


À chaque visite que je programme pour maman, je m'arrange pour croiser le regard du docteur. Eliott, c'est ainsi qu'il se prénomme. C'est aussi étrange, mais il est toujours sur mon chemin, et c'est avec bonheur que je le vois se précipiter vers moi, sourire aux lèvres et mains tendues. La petite secousse qui fait dans ces moments-là cogner mon cœur plus violemment dans ma poitrine m'alerte et m'étonne. Pourquoi cette réaction pour un homme qui n'est en soi pas exceptionnellement attirant ? J'ai à chaque fois un coup de chaud et je me liquéfie entièrement.

Mais si en plus il me parle, j'en perds tous mes moyens. Son sourire m'éclabousse de sa fraîcheur inouïe, et je ne me lasse pas de le retrouver. Dois-je faire les premiers pas ? Lui dire que je voudrais sortir un soir avec lui ? Je ne sais pas vraiment faire cela ! Finalement, c'est dans la chambre de ma mère que l'affaire va prendre une tournure imprévue. Alors que j'essaie vainement d'entrer en contact avec elle, le médecin entre, et elle a cette réflexion étrange :

— Ah, c'est bien, ça ! Tu as amené ton fiancé ? Il plaît à ton frère, celui-là ? Il ne vient jamais me voir, ce méchant garçon !

Ensuite elle repart dans un monde fermé, univers qui n'appartient qu'à elle. Mais comme un tennisman, l'homme en blouse blanche saisit la balle au bond, me sourit, et sans que j'aie le temps de répliquer :

— J'aimerais bien être votre fiancé… Votre frère m'aimerait ? Pour répondre à la question de madame votre mère, il ne vient jamais la voir, lui ? Peut-être que cela lui ferait du bien, finalement.

Comment lui dire que je suis celui dont elle parle ? Dans ces moments-là, un trou de souris me serait bien agréable. Je ne sais pas quoi dire et je bégaye, ce qu'il prend pour des excuses pour l'absence de ce frère invisible. Alors que je sors de la chambre, il me happe par le poignet, m'attire contre lui, et me voilà toute chamboulée. Je n'ai pas pu faire un geste que déjà ses lèvres sont sur les miennes. Sa langue entrouvre ma bouche, et le baiser qui suit me chavire entièrement. Quand je me retourne, je vois les yeux de ma mère qui sont ornés d'un sourire satisfait. Et elle sourit aux anges ? À moi ? Je ne le saurai sans doute jamais.

— Venez prendre une boisson avec moi ; un café : c'est tout ce que j'ai à vous offrir ici. Depuis le temps que je rêve de vous embrasser… Je crois que je suis tombé amoureux de vous depuis l'instant où je vous ai vue. J'aimerais sortir avec vous. C'est possible, un restaurant un soir, quand je ne serai pas d'astreinte ?
— Eh bien, pourquoi pas ? Faites-moi signe quand vous aurez un soir de libre ; voici mon numéro de portable.

Après ce café, je suis sorti de l'hôpital. À la maison, je tourne en rond. Maudit téléphone qui ne sonne pas ! Encore des mots en l'air de la part d'un homme trop occupé. Et puis, depuis quand suis-je en attente d'un coup de fil d'un autre mec ? Cette histoire commence à me faire devenir chèvre. Je ne comprends plus rien à tout ceci, mais le petit germe qui me bouffe le cœur est toujours là. J'ai vraiment un sentiment bizarre pour ce médecin. En tant qu'homme, je n'avais jamais ressenti quelque chose de similaire pour une femme. C'est étrange, mais à l'évocation de son visage, de son corps, le mien réagit d'une manière peu banale : j'en arrive à imaginer ses lèvres qui reviennent sur les miennes, je retrouve la douceur de ce baiser que nous avons échangé.

Ce n'est que le cinquième jour, vers les dix-huit heures, que mon portable se met à vibrer dans ma poche. Il entraîne un émoi sans pareil, un grand remue-ménage au fond de mes tripes. Le SMS est court, sans fioriture, terriblement concis :

Je suis libre à partir de vingt heures, et si vous voulez allez dîner, je vous invite. Appelez-moi pour confirmer ou infirmer. Merci, et peut-être à tout à l'heure.

Je tripote l'appareil qui me brûle les doigts. Que faire ? Que dire ? Vais-je oser ? J'ai surtout peur de ne pas être à la hauteur de ce rendez-vous ; mais c'est aussi sans compter sur mon corps qui réagit plus violemment à cette attente. Il me trahit encore une fois. J'ai chaud partout, je sens pointer en moi ce qui se serait quelques semaines plus tôt traduit par une érection. Bien sûr, là, c'est plus subtil, plus intérieur, mais tellement brûlant que je sens couler en moi, dans mes veines, une lave incandescente. Et ma chatte se met elle aussi à distiller sa liqueur féminine. Je saisis ce fichu téléphone et je réponds :

Entendu, je serai prête. Passez me prendre à vingt heures devant l'hôpital ; je serai auprès de ma mère jusqu'à cette heure-là.

Je relis les mots que j'ai écrits sur le petit cadran. Ils me piquent les yeux, mais d'un geste rageur je presse de l'index le bouton vert, et l'envoi se fait sans possible retour. La sonnerie, quelques secondes plus tard, m'indique que mon message est bien arrivé à son destinataire. Je me mets sur mon trente-et-un, folle de penser à ce rendez-vous ! Cet homme me fait bander… euh… craquer ; je veux dire « craquer ». Vieux réflexes masculins qui sont encore tellement ancrés profondément en mon moi. Jupe à ras des genoux et chandail moulant, tout ceci porté sur des sous-vêtements que je pense être sexy : ma notion de la beauté dans ce domaine est plus que récente.

Dans la chambre de maman, celle-ci remarque ma tenue plutôt « classe » ; dans son monde à elle, il n'y a pas de place pour les fioritures.

— Ma chérie, comme tu es belle… Ton petit ami va être à la fête, ce soir ! Tu as raison, profite de la vie. Comme j'aimerais que ton frère vienne me voir… Il me manque vraiment beaucoup. Tu lui diras de venir, hein ? Tu lui diras que je le réclame !
— Maman… comment t'expliquer que je suis Daniel ? Je ne connais même pas cette sœur dont tu me parles. C'est à toi de me donner les détails de cette histoire. Je ne comprends pas ce que tu peux cacher comme secret, et surtout pourquoi j'ai, ou j'ai eu une sœur jumelle dont personne n'a jugé bon de me parler.

Mais déjà ma mère est repartie dans un autre coin de sa tête, un endroit où je n'existe plus. Elle prononce des phrases qui n'ont plus de sens que pour elle, elle parle aux anges. Mais je la quitte rapidement, avec un bisou sur la joue de cette étrangère que je n'arrive pas à reconnaître tout à fait. Je file vers le parking, puis le lieu de mon rendez-vous. Eliott est très ponctuel : à l'heure dite, sa voiture se range gentiment à côté de moi et il en sort et m'ouvre la portière, m'invitant d'un sourire à prendre place sur le siège passager.

— Vous êtes éblouissante, ce soir ! Quel homme ne serait pas heureux de sortir avec une aussi jolie femme ? Merci d'avoir accepté de m'accompagner pour une dînette que je désire à la hauteur de votre beauté, Danièle. C'est bien ainsi que vous vous appelez, non ?
— Oui. Vous, c'est bien Eliott ? J'aime bien ce prénom peu courant. Mais, je vous en prie, cessez de me dévisager de la sorte : vous me mettez mal à l'aise.
— Nous pourrions peut-être faciliter nos conversations en nous tutoyant ; vous voulez bien ?
— Oh, oui, bien entendu ; j'allais vous le proposer. Merci de m'avoir invitée pour ce dîner.

Nous sommes maintenant au centre-ville, et le garçon me regarde toujours avec des yeux qui semblent avoir découvert un diamant ou un autre trésor. Il conduit souplement, sans à-coups, sa voiture puissante dans un dédale de petites rues, et nous arrivons finalement devant un bel établissement au nom évocateur : Les Ducs de Lorraine. C'est un restaurant chic et de renom. Une table nous est réservée dans un endroit calme, juste illuminée par une lampe douce. Sur cette table, les fleurs sont fraîches. Le maître d'hôtel nous apporte la carte, prend commande de nos apéritifs et s'éclipse sans bruit sur une moquette qui absorbe tous les pas.

Le dîner est plus que plaisant. Eliott me bouffe plus des yeux que les mets aux parfums rares que nous a concoctés un chef hors pair. Je ne sais pas sur quel pied danser. Il ne parle guère, se contentant de me fixer, comme pour entrer dans mon cerveau. Puis une question tombe, couperet m'obligeant à lever un regard vers lui.

— Alors, tu ne veux pas me parler de ce secret qui vous unit, ta maman et toi ?
— Si je t'en touchais deux mots, tu m'enverrais illico chez les barjes, chez les dingues ; j'en suis sûr.
— Tu devrais essayer. J'en ai déjà entendu, dans ma vie de médecin ; tu devrais le savoir. Les gens parfois se confient plus volontiers à leur docteur.
— J'ai tenté une fois de m'ouvrir à mon toubib, mais je ne pense pas qu'il m'ait pris au sérieux. Je crois même qu'il s'est moqué…
— Alors il n'était pas intelligent. Je veux bien que tu me racontes…
— Et si ce que j'avais sur le cœur était si invraisemblable que j'ai parfois du mal à y croire aussi ?
— Tu n'auras l'air d'être idiote que le temps de ta narration. Qui sait, peut-être que je peux t'aider, finalement.
— Personne ne semble pouvoir quoi que ce soit pour moi…
— Allons, ne fais pas l'enfant ! Dis-moi, raconte-moi.
— Il n'y a pas si longtemps… un matin, un samedi…
— Oui ? N'aie pas peur ; je sais aussi ne jamais rapporter les conversations que j'ai avec mes patients.
— Je ne suis pas ta patiente… et c'est tellement… bizarre.
— À toi de décider… tu me dis ou pas, mais ne laisse rien venir ternir cette belle relation qui naît entre nous.
— Tu penses ce que tu dis ? Qu'entre nous…
— Mon cœur me dicte ma conduite, et depuis notre baiser… je n'ai pas eu de jour où je n'ai songé à toi, Danièle.
— Danièle… comment l'écrirais-tu ? Dis-moi donc.
— Ben… pourquoi ? D, a, n, i, è, l, e.
— Alors, tiens. Regarde ceci.

J'ai sorti de mon sac à main le livret de famille de ma mère. Il parcourt lentement le premier feuillet, celui du mariage de mes parents, puis lève ensuite vers moi son regard.

— Tu es donc Sabine ? Pourquoi te faire appeler par le prénom de ton frère ?
— Vous ne lisez donc pas… pardon, tu ne lis donc pas… que cette sœur inconnue est… décédée ?
— C'est impossible, voyons. Il ne peut s'agir que d'une erreur de l'officier d'état civil.
— Et si je te disais qu'un samedi soir, je me suis endormi en Daniel et réveillée le dimanche matin en… femme ? J'avais des seins, et un mal de chien pour comprendre ce qui m'arrivait. Et quand ma mère m'a vu, elle en a perdu la boule. Depuis ce fameux matin-là, ma vie est devenue comme un enfer.
— Un dédoublement de la personnalité ?
— Il ne peut en aucun cas expliquer mon changement de physionomie. Cette métamorphose spontanée, cette anatomie totalement différente. Et bien entendu, tous les ennuis qui en découlent encore.
— Je peux t'avouer que je te vois femme, et ce que je vois me semble à moi bien… réel. J'aime beaucoup ton… nouveau corps, si tu dis vrai.
— Quel serait mon intérêt à te mentir ? Mais je conçois que c'est difficile à croire, et pourtant…
— Dès notre premier baiser, j'ai senti que je tenais à toi. Et ce corps que j'ai senti contre le mien n'avait rien de masculin, je te l'assure.
— Bien entendu, mais j'ai dû faire des efforts surhumains pour me persuader que… mes attributs masculins se trouvaient remplacés par ce que tu vois.
— Je ne suis sans doute pas le seul à visualiser ce… cette belle femme que tu es. Et je t'avoue que je te préfère ainsi : les mecs ne sont pas ma tasse de thé.
— Et si… un matin je me réveillais, avec mon ancien corps ? Que ferais-tu d'un homme dans ta vie ? Pour ne pas dire dans ton lit ?
— Je veux bien courir le risque ; tu en vaux la peine. Et si tu permets, demain nous ferons des examens approfondis pour savoir ce qui s'est passé ; enfin, si tu le désires et si tu le permets.
— Maman n'a guère de chance de retrouver toutes ses facultés, et c'est la seule qui pouvait me donner quelques bribes d'explications. Alors tu vois, c'est à la fois compliqué et délicat. Au fond de moi, je suis Daniel engoncé dans un corps de Sabine. J'ai mis un temps infini à m'habituer. Mais je veux bien tenter quelques examens si ceux-ci ne sont pas trop… traumatisants.
— Bon, alors c'est dit. Rendez-vous est pris à mon bureau demain après-midi vers quatorze heures. Pour le moment, dînons tous les deux. Et Daniel ou Sabine, cette femme que tu es, n'a à souffrir d'aucun complexe, je peux te le jurer.
— Tu es le premier qui m'écoute vraiment depuis cette affaire, ce… maudit matin.
— Il y a forcément une explication ; il y en a toujours une. Je ne la connais pas encore, mais je sais que nous trouverons. Ensemble… à deux, je veux dire, ce sera plus facile que toi toute seule.
— Tu comprends donc que je puisse me sentir mal dans ma peau, quand les gens me voient comme une femme, alors qu'au fond de moi je suis resté homme entièrement ? Même si depuis quelque temps je cherche vraiment à intégrer cette image que tous vous recevez de moi. Je tente de vivre comme je suis. Il m'arrive encore de croire que je bande vraiment pour une autre femme.
— Je ne pense pas que les sensations soient si éloignées les unes des autres. Ce que nous, les hommes, ressentons et ce que les femmes perçoivent dans le désir et la jouissance. Tout est finalement très proche. Que tu sois Daniel ou Sabine, vous étiez jumeaux, et je crois que celui des deux qui n'est plus là manque à l'autre.
— Tu penses que je suis une femme et que je fais un transfert sur mon frère ? Alors pourquoi serait-ce elle qui est annoncée à l'état civil comme morte ?
— Ça, c'est un autre mystère qui a forcément aussi une explication rationnelle.
— De toute manière, je vais laisser passer mes examens et ensuite je vais m'occuper de moi, faire quelques recherches.
— Oui, tu as raison ; oublions pour une soirée ces petits tracas et pensons à nous, tu veux bien ?
— Et c'est quoi, penser à nous ?
— Tu n'as pas une petite idée ? Après ce repas, passer un bon moment ensemble peut-être…
— Tu oublies que je ne me sens pas totalement femme, malgré les apparences, et que je sais bien – tu t'en doutes – comment fonctionnent les mecs.
— Je n'oublie rien du tout : je voudrais seulement que tu passes une bonne soirée.
— Et toi également, donc, si je saisis bien tes intentions.
— Par la force des choses ; mais c'est à toi de décider. Je ne ferai jamais rien que tu ne veuilles. Je reste courtois et poli ; je sais aussi me retenir, rassure-toi.

Nous sourions, tous les deux, des subtilités de cette phrase. Bien entendu que je sais qu'il ne va pas me sauter dessus, pas me violer. Mais comment savoir ce que je ressens vraiment ? C'est de plus en plus incertain dans mon cerveau. Je déraille, je déraisonne totalement. De toute manière, la seule qui pourrait sans doute me fournir la clef du mystère est dans un monde où je n'ai plus de place. Et si j'en juge par ce que je ressens en cet instant, je ne suis pas loin non plus de la rejoindre sur son nuage.

Eliott m'a pris la main, et nos cafés sont là, fumants, chauds à souhait. Lui aussi me semble bouillant. Il plonge ses prunelles dans les miennes, et je suis tout remué de l'intérieur. Pas une seconde je ne songe que j'ai si souvent eu une pareille attitude avec les deux ou trois jeunes filles que j'ai emmenées dîner avant cette histoire. D'autres paires d'yeux sont aussi sur moi ; ils me caressent les formes sans que j'en éprouve un malaise quelconque. Non, c'est juste que je sais qu'ils passent sur mon corps, s'appesantissent sur mes seins ou mes hanches, mais je ne réagis pas encore sur ce plan comme une vraie femelle.

Il demande l'addition et règle la note. J'ai un réflexe de refus, comme si la part masculine qui me reste s'en voulait de se faire rincer. Après cela, je le suis comme une gentille fille jusqu'au parking et dans sa voiture. La main qui me frôle à plusieurs reprises lors de notre retour me donne finalement aussi très chaud. Quand il me propose de monter, je ne rue pas dans les brancards et suis le monsieur chez lui. Sa maison est d'un modernisme déconcertant : les lumières s'allument à notre simple passage, et la musique qui se met en route, je ne sais pas d'où elle ne sort ni comment elle s'est déclenchée.

Il dépose sur une table basse dans le salon son bip de médecin, qu'il ferme pour ne pas être dérangé. Et alors qu'il m'invite à prendre place sur un canapé immense, il me prend la main. Son visage est à quelques centimètres du mien ; je sais ce qui va arriver. Ce baiser qu'il attend, vais-je le refuser ? Il ne s'en inquiète pas. Sa bouche avance vers la mienne. Son contact n'est pas désagréable. Ses lèvres sont contre mes lèvres, et la petite langue qui vient à la rencontre de mon palais ne trouve aucune résistance. Il me serre fort contre lui. Un sursaut encore, une dernière pensée plutôt masculine qui me laisse croire que je deviens homosexuel, et pourtant…

Je réponds à son palot avec entrain. Il me touche le cou, descend sa main sur mes reins. Il caresse maintenant mes fesses sur la jupe. Il lisse le tissu comme pour apprécier la texture de mon derrière, jauger ce qui se cache sous les chiffons. Enfermée dans ses bras, je ne cherche pas à fuir. Non, j'attends simplement qu'il me lâche pour reprendre un soupçon d'air. Et sa seconde patte englobe une partie de ma poitrine. Il me presse légèrement sur un sein. Le soutien-gorge qui l'enveloppe le gène, alors il entreprend de quitter mon cul pour chercher le fermoir du cache-néné. Je sais qu'il y est parvenu quand je sens la pression qui se relâche. Mes deux nichons sont libres sous mon chandail.

Ces doigts qui dans mon dos viennent de remplir leur première tâche s'attaquent aussitôt à la fermeture à glissière de ma jupe. Elle s'ouvre sans vraie résistance, et le rempart du bas de mon corps s'éloigne de moi en glissant sur mes chevilles. Je me sens plus nu, plus nue que nue… comment dire ? Je me sens… étrangement calme, mais c'est comme si j'étais étranger à ce qui se passe là dans ce salon. Je sais que c'est moi que le type désape, je sais que c'est moi qui vais dans quelques secondes tout au plus être à poil, mais je ne me trouve pas concerné. Comme si ce que je vivais en cet instant était un rêve. J'appréhende un court instant ces paluches masculines sur moi, et puis lorsqu'elles y sont, je ne les trouve pas si désagréables.

Il sait y faire. Elles partent de mon cou pour un long et lent périple. Eliott m'étend sur le canapé et câline doucement ce moi que je refuse encore malgré tout. Les frissons qui me parcourent sont adorables. J'ai l'impression très nette que je ressens ce plaisir trouble de n'être qu'une femme dans l'apparence. Quelque temps auparavant, j'aurais tout donné pour être à la place de ce gars qui frôle un corps tout en pleins et déliés, mais je n'aurais pas une seule seconde rêvé qu'un autre homme me fasse l'amour. Et pourtant… ce qui se joue sur ce divan ressemble beaucoup à de vrais préliminaires. Je n'aurais pas agi autrement, pas fait mieux. Et cette certitude de savoir par avance ce qui va se passer devient une obsession. Je ne peux contenir les picotements de mon épiderme. Ce jeune médecin est un artiste, finalement.

Il tire une musique bien mélodieuse de ma poitrine, de ces deux seins que je n'ose qu'à peine regarder encore. Puis, quand aventureux en diable, les doigts courent plus bas que mon nombril, je ne fais pas un mouvement pour les stopper dans leur descente vers leur Graal. Sans effort, avec un sourire vissé sur les lippes, il reste plongé dans mes yeux. Je me surprends vraiment à aimer ces attouchements qui pourtant me semblent toujours aussi incongrus. Il caresse une femme qui réagit en mâle. Est-ce bien normal ? Pourquoi cet esprit que je garde persiste malgré les évidences à se comporter comme si j'avais encore une bite ? Il ne s'aperçoit donc pas de ce trouble qui émerge de ma double personnalité ? Mais peut-être qu'il sait, finalement…

Le moment que j'ai le plus redouté arrive, et c'est avec une dextérité insoupçonnée que je sens le poids du corps d'Eliott peser sur moi. Comme il est à l'envers de moi, la première chose qui effleure mon visage, c'est son ventre. Dans une reptation quasi serpentine, je sens cette tige dure qui s'approche de mon front pour me glisser le long d'une joue. Il ne demande rien, n'impose rien, mais se frotte à ma figure dans le secret espoir que je le… le mot a du mal à passer la barrière des interdits de mon cerveau. Sucer… il désire vraiment être sucé ? Saurai-je le faire convenablement ? Où peut se nicher l'amour-propre dans ce mano a mano qui nous réunit… Je me perds en conjectures, je me cherche un alibi pour ne pas ouvrir les lèvres, ou plus sûrement pour me donner bonne conscience d'avoir à le faire.

Au bout de longues minutes que le médecin prend sans doute pour un raffinement suprême, je consens enfin à me laisser investir le palais par la dague d'une longueur qui m'impressionne. Elle est sur le bord de mes lippes. Patiente, chaude, elle ne cherche pas à brusquer son avancée en bouche. Non, l'homme reste impassible, frétillant seulement de la langue entre mes cuisses. Il a par contre de son côté entrebâillé la fente qui me désespère depuis ce fameux dimanche. Ça n'a rien de ce que je croyais. L'effet est magique, et je sais pourquoi les femmes gémissent souvent sous ce genre de caresse. Je ne peux m'empêcher de le faire, et ce ventre qui se met à couler me fait desserrer les mâchoires. L'anguille rose profite d'un avantage certain que je viens de lui octroyer.

La tête encapuchonnée a gagné quelques centimètres. Je sens sous ma langue encore inerte que le chapeau se replie pour découvrir une pointe rose pas vraiment répugnante. Non, je dirais même que pris par l'élan de ses propres attouchements, je me permets de goûter à cette verge qui réclame son dû. Alors, frénétiquement, je me mets à lécher, découvrant une texture inattendue, une sorte de velours vivant. Le bassin de mon presque amant se met à donner du tangage à notre équipage improbable, mais je tète cette bite et suis estomaqué de l'entendre soupirer d'aise. Lui a plongé un doigt – sûrement le majeur – en moi. Il le fait aller et venir en cadence, au rythme de mes coups de langue. Il n'y a plus un unique soupir, mais bien deux qui se croisent, se mélangent et s'emmêlent dans un ballet sexuel nouveau.

Notre jeu devient brûlant. Les doigts fouillent partout dans mon ventre, mais d'autres aussi investissent ce qui nous rapproche, ce lieu si commun entre tous. Je n'aurais jamais cru qu'un index dans le derrière puisse me faire remuer autant. Je sens la bite dans mon gosier qui enfle, prête à exploser, et je connais bien cette réaction. Je pense un court laps de temps que ce que j'aimais quand j'étais homme, d'autres peuvent l'apprécier également. Et je n'arrive plus à me dépêtrer de cette idée que la queue va me gicler dans la bouche. Je voudrais la faire quitter mon palais, mais les jambes d'Eliott enserrent mon visage. Je sens cette montée de sève inexorable, et quand elle éclate dans ma bouche, je dois me rendre à l'évidence : c'est gluant, chaud et légèrement amer.

J'ai bu le calice jusqu'à la lie. Ce sperme qui coule encore en filets sporadiques m'a donné quelques hauts-le-cœur qui font sourire ma conquête. La souris, c'est moi désormais. Je n'ai pas tellement le temps de me faire à l'idée que… je vais devoir me plier aux attentes du monsieur. Il a seulement une pause de quelques minutes avant de s'étendre derrière moi. Son sexe est monté sur piles, ou quoi ? La verge est redevenue dure et raide en quelques minutes. Elle se love entre mes cuisses alors qu'il me tient par les hanches. Le frottement fait venir la vipère à l'orée de mon sexe. D'une légère poussée, celle-ci, guidée par sa main, la voici qui me pénètre lentement. Je serre les dents, attentif ou attentive à ne pas avoir mal. Mais il n'en est rien. C'est surprenant de délicatesse, et les sensations qui me remontent au cerveau sont pareilles à des décharges électriques merveilleuses.

Ça y est, je suis prise, et les mouvements de va-et-vient deviennent plus mâles. C'est le second mec qui me possède, mais la force et la vitesse entraînent d'autres sensations bizarres, indescriptibles et, mon Dieu, c'est bien moi qui crie de la sorte ? Je suis dépucelée pour la deuxième fois ? Mais elle est nettement meilleure, celle-ci ! L'homme qui sommeille dans ma caboche ne cherche pas à contrer la part de féminité qui est maintenant submergée par les coups de reins de mon complice. Il me fait l'amour, il me baise, il me prend, il me… Je suis sa femme, sa chose. Il souffle dans mon cou, et ça aussi ça m'excite énormément. Cette queue, la même que celle dont je me servais, cet instrument qui me transperce, je ne le hais plus, je le laisse même aller au plus profond de moi. Je rue, remue du croupion, salope qui prend son pied.

Et la vague soudaine qui me saisit me transporte dans un monde tout différent de celui où j'avais l'habitude de naviguer. Je suis une pute, une salope qui hurle pour avoir de la bite. J'aime cela. J'en veux. Je suis possédée, et le diable qui me tringle ne s'en sortira pas comme ça : il devra se sacrifier une fois encore pour mon plus grand bonheur. Cette fois, c'est mon ventre tout entier qui s'envole, faisant naître une myriade d'étoiles au fond de mes yeux. Cette queue qui me fait grimper aux rideaux a des vertus surnaturelles. Je suis comme hystérique. Je suis loup, louve, et plus rien ne me retient. Lui aussi se crispe en me gardant les fesses plaquées contre son bas-ventre. Il ne parle pas, se contentant seulement de souffler. C'est horriblement bon !


Le ciel de ce matin est clair. Je me réveille dans une chambre d'une blancheur inconnue. La fenêtre qui fait face à mon lit n'offre rien de particulier. Je n'aperçois que du bleu et quelques moutons qui courent sur l'azur. Je fais un mouvement pour me tourner, mais impossible de remuer. L'angoisse qui me gagne me fait pratiquement hurler. Je sens que mon front est lui aussi coincé par je ne sais quel maléfice. Je ne vois rien de moi qu'un drap d'où ma tête émerge. Je respire plus fort, tentant de reprendre un rythme de souffle normal, simplement pour que ma trouille irraisonnée se dissipe partiellement. C'est flou dans mon cerveau. Des images de seins, de bites, de corps d'homme et de femme se bousculent au portillon. Pourtant je réalise qu'autour de moi un grand silence règne. Je tire sur mon bras gauche. Impossible de le mouvoir. C'est exactement la même chose pour le droit.

Mes jambes, elles, ne bougent guère plus que mes membres supérieurs. La peur panique revient au galop ! Suis-je devenu un légume qui ne peut plus remuer ? Qu'est-ce qui m'arrive là ? Pas moyen de savoir si je suis elle ou il, tout se chevauche dans mon crâne. Des vrombissements très doux me parviennent ; j'en cherche l'origine. Seuls mes quinquets sont mobiles, mais mon champ de vision se trouve très limité. Il se résume à la fenêtre, parce que le lit sur lequel je suis couché est légèrement incliné. Puis il y a ce drôle d'engin au-dessus de ma tête. Une sorte de potence métallique ; elle me rappelle vaguement quelque chose. Je ne parviens pas vraiment à me sortir de ce brouillard inquiétant. Mes paupières sont trop lourdes, elles se ferment toutes seules. Au revoir, le ciel bleu…

Je viens de revenir, mais il n'y a plus de moutons et pas plus d'azur. C'est sombre, à l'exception d'une lueur verte qui me nargue avec son petit bonhomme qui court. Je suis encore paralysé. Deux prénoms effleurent mon esprit : Sabine et Daniel ! Pourquoi ceux-là et pas d'autres ? Un bruit, un chuintement, et un fantôme pâle qui se penche sur mon lit. Il fait une incroyable grimace, et le tonnerre qui entre en moi, par où passe-t-il ? Aïe ! Que c'est douloureux… Je vais sans doute ne plus jamais bouger. Le spectre a plongé un truc fin et brillant vers moi. Il le place sous mon aisselle ; c'est frais. Que me veulent ces deux autres ectoplasmes qui maintenant viennent de rejoindre le premier ? Ils gesticulent partout, danseurs éphémères qui me vrillent l'esprit. Chaque coup de tonnerre me tue un peu plus. Je crie, et quelque chose se plante dans ma cuisse.

Le rayon de lumière qui me percute le visage est chaud. Pourtant le rectangle de ciel n'est pas allumé, lui. J'attends avec la peur au ventre que je puisse ouvrir les yeux. Mais d'une caverne lointaine, le souffle que je perçois est réel ou non ? Puis le silence, le calme, la sérénité. Le soleil qui me brûlait n'est plus là. Avec précaution j'entrouvre un œil. La potence est encore au-dessus de moi, planant comme une ombre dangereuse. Une danseuse est dans mon champ de vision. Celle-là n'est pas toute vaporeuse ; elle est tachée de rouge. Un coquelicot… L'image me fait sourire. La mort est belle. Quelle idée de se savoir mort et d'en sourire ! La fleur sanglante est de plus en plus large. Je la sens qui va m'étouffer.

Je ne vois plus rien d'autre que ce sang, et soudain un vent tiède qui me court sur la trogne. C'est trop bien ! Je me sens léger, aérien. Pas de doute, la couleur qui m'entoure me rend heureux. Heureuse ? Je ne sais pas si je dois dire l'un ou l'autre de ces mots. Mais, bon Dieu, que m'arrive-t-il ? J'ai cette douceur qui me chatouille. C'est une odeur, une senteur. Le rouge est une fleur. Une fleur, oui, une rose : c'est l'image qui m'arrive. Le coquelicot n'en est pas un : c'est une rose. Mais pourquoi ?

— Tu es avec nous ?
—… !

Je ne sais pas ce que j'entends. C'est une voix venue d'ailleurs, de loin, bien au-dessus du ciel de ce foutu plumard. Une voix d'outre-tombe, quelque chose qui me tire de mes rêves fleuris. Ces sons… il me semble savoir d'où ils me parviennent. La forme pourpre qui s'éloigne emporte avec elle la chaleur et laisse place à une nouvelle vague de terreur. Pourtant cette fois je ne cherche pas à bouger bras ou jambes. Non, je ne veux plus me sentir prisonnier. Je laisse mes yeux filer vers le coin le plus reculé que je peux voir ; c'est bizarre, ma caboche suit le mouvement. Je peux tourner le cou. Tout est blanc ici, à l'exception de la marionnette vermillon qui se meut au pied du lit.

— Enfin ! Nous commencions à ne plus y croire… C'est bon signe : plus d'agitation. Nous allons donc pouvoir détacher ses membres.

Deux hallucinations se disent des mots que je comprends sans vraiment savoir ce qu'elles veulent se raconter. Une flaque de sang qui parle à qui, à quoi ? Aucune idée, mais je ferme les yeux. J'ai peur. Je suis oppressé, mais si je le montre, quelles misères ces zombies vont-ils m'infliger ? Doucement, entre mes cils, je reprends une garde assidue. La forme rouge avance résolument vers moi. Ce qu'elle tend vient me toucher… une main sur ma joue, je sens sa tiédeur. Et puis elle glisse avec un raclement atroce qui me monte au cerveau. Une autre forme, blanche celle-là, est aussitôt au-dessus de moi. Zut, un instrument de torture qui me tombe sur le nez ! De la neige ; c'est froid. Non, c'est frais. Mais pourquoi me l'écrabouille-t-on partout sur la trogne ?

— Ce sera bien plus beau après ça. Ce n'est pas de gloire, mais de besoin. Un visage humain que je veux revoir.

Le son est moins rauque ; il est au-dessus de ma tête. C'est le revenant couleur cramoisie qui m'envoie des signaux. Un truc franchement désagréable me court sur la peau. Il retire cette pâte blanche qui me couvre la bouille. Quand c'est fini, je vois revenir vers moi cette douceur tiède. Une main, je sais que c'est une main. Quelqu'un m'a rasé la couenne. Je suis un, et pas une… mais où suis-je ?

— Oh, mon Daniel ! Enfin tu reviens avec nous… Comme tu as pu t'agiter ! Tu nous reconnais ? Docteur, pouvez-vous le détacher ?
— C'est encore un peu prématuré ; attendons un peu : s'il s'agitait à nouveau, je crois qu'il pourrait se faire mal.

Je lève les deux paupières, et les fantômes sont des anges. Un en blanc qui conseille, l'autre qui m'aime sans doute.

— Doc…teur… Eliott ?
— Vous entendez, Docteur ? Il se souvient même de votre prénom !
— Oui, mais je ne le lui ai jamais dit, pourtant…

La vie est belle, non ? Elle va continuer ou reprendre enfin son cours normal… et ma bistouquette est de retour ! Béni soit ce matin… mais quel est-il ?