Chapitre 12

C'est au début du mois de février que je pris finalement mon courage à deux mains. Je me rendis comme d'habitude au domicile de Charlotte et Thierry à dix-sept heures trente. Je frappai et attendis, anxieux. J'avais répété dans ma tête tout ce que je devais dire à ma sœur. Je m'étais imaginé mille fois la scène pour me préparer au mieux et éviter de lui céder. L'épreuve allait être difficile, mais je me devais de le faire. Charlotte m'ouvrit, le sourire aux lèvres, et se jeta sur moi pour m'embrasser.
Je ne répondis pas à son baiser, restant stoïque. Elle fit un pas en arrière et me regarda, l'air inquiet.

— Qu'est-ce qu'il se passe ? hésita-t-elle.
— Je suis venu y mettre un terme. Je ne peux plus continuer.
— Quoi ?

Cela se passa plus calmement que je ne l'avais imaginé. Dans ma tête, la scène ne manquait pas de larmes et de cris, comme cela s'était passé avec Tatiana. Là, au contraire, Charlotte m'écouta exposer mes raisons. Je lui expliquai que notre relation ne me convenait pas. Je voulais quelque chose de vrai. Je ne voulais plus devoir me cacher pour voler quelques instants à un autre. Je lui expliquai que nous avions fait une bêtise et que nous n'aurions jamais dû nous lancer dans cette voie. Il était temps de mettre un terme afin que nous puissions chacun nous épanouir de notre côté. Je lui parlai de tout ça, mais j'omis de lui mentionner mon désir de retrouver Tatiana.

Charlotte m'écouta attentivement. Une fois mon exposé fini, son regard était vide, comme éteint. J'attendis quelques secondes une réponse de sa part, mais elle s'obstina à garder le silence. Je venais de lui faire subir un choc. Jusqu'à maintenant, c'était plutôt elle qui avait tenté de mettre fin à notre relation, mais elle était à chaque fois revenue vers moi. Quant à moi, je n'y avais jamais été préparé. Ce jour-là, j'étais enfin prêt. Il était temps que cela s'arrête.

— Charlotte, comprends-tu pourquoi cela doit se finir ? tentai-je pour la faire réagir.
— Oui, répondit-elle doucement, l'air absent.
— Très bien… soupirai-je.

Je ne voyais pas d'autres choses à dire, alors je me levai du canapé et me dirigeai vers la sortie, le cœur battant la chamade et les bras tremblants, quand soudain une voix plaintive me stoppa.

— Non, ne pars pas. Reste avec moi.
— Charlotte, il le faut. Nous nous faisons du mal à rester ensemble. Cela ne nous mènera nulle part.
— Je m'en fous, j'ai besoin de toi. Reste auprès de moi, supplia-t-elle.

Les larmes commencèrent à couler tout doucement. Son regard, toujours vide, laissait échapper de petites gouttes fines qui glissaient le long de ses joues pour finalement s'écraser sur sa chemise blanche. Cette vision m'humidifia les yeux. C'était plus dur que ce que je redoutais. J'avais envie de la prendre dans mes bras, de la cajoler, de lui promettre de rester toujours auprès d'elle et puis finalement l'embrasser. Je devais rester fort et ne pas céder une nouvelle fois. Elle allait souffrir, mais elle guérirait avec le temps. Peut-être que plus tard elle finirait par me remercier d'avoir eu le courage de mettre fin à notre histoire.

— Je suis désolé, terminai-je avant de franchir sa porte et de l'entendre exploser en sanglots.

Ma toute nouvelle liberté durement acquise avait une saveur douce-amère. J'étais heureux d'être allé jusqu'au bout. Je me sentais affranchi. J'avais la conviction que je pourrais enfin avancer dans la vie et que le bonheur n'était plus très loin maintenant. En même temps, Charlotte commençait déjà à me manquer ; son sourire, son rire, son souffle, ses courbes… La vision d'elle pleurant toutes les larmes de son corps me hantait l'esprit. Je m'en voulais de lui causer du tort, même si c'était nécessaire pour notre bien à tous les deux. Je dus résister plusieurs fois à la tentation de prendre mon téléphone et de la rappeler.

Je décidai de ne pas appeler tout de suite Tatiana. Déjà, je voulais que les choses se calment un peu entre ma sœur et moi. Il me fallait du temps pour réfléchir et pour me retrouver, effacer toute trace de Charlotte en moi. Pour être honnête, j'appréhendais aussi la réaction de Tatiana. Je craignais qu'elle me rejette finalement ou qu'elle ait refait sa vie depuis la fin décembre. Sur ce dernier point, il était idiot d'attendre : plus j'attendais, moins il était probable que je puisse la récupérer.

En tout cas, je profitai de cette liberté pour me changer les idées. Je m'étais accordé exprès plusieurs jours de congés où j'en profitai pour effectuer quelques balades en ville, visiter des musées ou aller à des expositions d'artistes qui me passionnaient. Je retrouvais le quotidien d'un célibataire se préoccupant essentiellement de ses besoins. Je dois dire que cela me fit un bien fou. Même si Charlotte était encore bien présente dans mes pensées, ces quelques divertissements me permirent de m'aérer l'esprit. C'est la nuit que ma sœur me hantait le plus. Elle envahissait quasiment à chaque fois mes rêves, me faisant revivre des scènes de notre histoire.

C'était l'accalmie avant la tempête. La suite révéla que je n'avais pas encore fini d'en baver…

Cela se passa le jour de la Saint-Valentin. Je n'avais rien vu venir, mais ma vie allait être une nouvelle fois chamboulée. Alors que j'étais plongé dans la lecture d'un livre traitant des croisades, un coup de fil me fit sursauter. Je regardai rapidement le numéro qui s'affichait sur mon portable : c'était Charlotte. Une boule me noua le ventre. J'hésitai de longues secondes à décrocher, ayant l'intime pressentiment que j'allais le regretter, mais je ne pouvais me permettre d'ignorer ma sœur toute ma vie. Un jour ou l'autre, il faudrait bien que je la recroise. Je décrochai…

— Allô ?
— Zack, commença-t-elle avec une voix tremblante. J'ai tout dit à Thierry.
— Quoi ? fis-je, surpris. Tu lui as dit quoi au juste ?
— Je lui ai tout dit pour nous deux, depuis le début jusqu'à la dernière fois où tu es venu. Il est au courant de tout.
— Oh, mon Dieu ! Mais pourquoi as-tu fait ça ?
— J'ai fait une erreur, expliqua-t-elle. Je n'aurais jamais dû aller avec lui. Je n'aurais jamais dû l'épouser. C'est avec toi que j'aurais dû rester. Je t'aime, grand frère, toi, et toi seul. J'ai besoin de toi. Il m'a traité de salope, de putain, et d'un tas d'autres noms. Il était dans une colère noire, mais je me fous de ce qu'il peut en penser, je me fous de ce que les autres vont penser : c'est toi que je veux. Les gens vont nous juger, mais je les emmerde. Ils ne peuvent pas comprendre. Je sais ce que je veux, et je n'ai désormais plus peur de l'admettre. Je ne te quitterai plus jamais. Désormais, je serai complètement à toi. Je veux t'offrir la relation que tu attends de moi. Alors tu vois, nous avons finalement un avenir ensemble.
— Bon sang, Charlotte, mais c'est complètement fou ! Où es-tu, là ? Il faut qu'on en parle plus calmement.
— Je suis au volant. J'ai pris toutes mes affaires et je me dirige vers chez toi. Je serai bientôt là, mon amour. Nous pourrons enfin commencer notre vie ensemble.
— Tu es au volant ? Dans ce cas, tu devrais raccrocher avant d'avoir un accident. On en reparle lorsque tu seras là.
— OK. Je t'aime, mon amour.
— Moi aussi, admis-je.

Je n'en croyais pas mes oreilles ! Charlotte avait tout révélé et m'avait finalement choisi. Voilà qui changeait absolument toute la donne : une nouvelle possibilité venait de s'offrir à moi. Désormais, un avenir était possible avec ma sœur. Mon cœur battait la chamade à cette éventualité. Tout ce que je désirais, elle pouvait maintenant me l'offrir. Nous pouvions démarrer une autre vie ailleurs. Repartir de zéro ensemble, loin de tous. C'était trop beau pour être vrai !

Il y avait toujours Tatiana. Même si je ne l'avais toujours pas recontactée, j'avais vécu les dernières semaines avec l'espoir de construire mon avenir avec elle. Elle seule pouvait m'offrir ce futur, mais maintenant ce n'était plus le cas. Il me fallait faire un choix. J'avais beau délibérer, essayant de me convaincre qu'un avenir avec Charlotte était de la folie, que malgré les nouvelles circonstances cela n'allait rien apporter de bon. Je savais au fond de moi que j'avais déjà pris ma décision. Charlotte allait se jeter dans mes bras à son arrivée, et je l'accueillerais à bras ouverts. Peu importent les conséquences, la vie m'apportait enfin celle que j'avais toujours aimée. Peu importent mes sentiments envers Tatiana, ils ne faisaient pas le poids.

C'est donc avec une impatience extrême que j'attendis l'arrivée de ma sœur, mais elle n'atteignit jamais ma porte. C'est à peine à deux rues de chez moi que cela se passa. Un conducteur ivre grilla le feu rouge et percuta le flanc de sa voiture, provoquant un terrible carambolage dont l'une des victimes fut Charlotte.
Mon monde s'arrêta quand je découvris l'accident. Mon cœur s'arrêta de battre. Je ne pouvais croire ce qu'il se passait. Cela ne pouvait pas être possible. Elle était prête à me rejoindre… Elle était toute proche, et soudainement elle disparaissait. Mais pourquoi ?

La vie est une garce : elle vous offre quelque chose et vous le reprend juste après. Merde, je la maudissais, cette garce !

Très vite, je me persuadai que tout était de ma faute. C'était moi qui avais causé tout ça. Si je n'avais pas commencé ma relation avec elle, elle serait toujours en vie. C'était mon égoïsme qui avait causé sa perte et celle de l'être qui grandissait dans ses entrailles. J'étais l'aîné : j'aurais dû savoir la repousser quand elle s'est intéressée de trop près à mes désirs incestueux. Tout était de ma faute.

Plus rien n'avait de goût après sa mort, plus rien ne m'intéressait. Je me sentais vide à l'intérieur. Pourquoi me levais-je encore le matin ? J'étais complètement perdu…

Son enterrement eut lieu environ une semaine après. Il y avait peu de personnes. Mes parents étaient là, effondrés. J'arrivais à peine à les regarder dans les yeux ; ils ignoraient encore toute la vérité. J'étais incapable de leur avouer que tout était de ma faute. Je fus surpris de voir que Thierry et Tatiana étaient quand même venus. C'était les seuls membres de leur famille à être présents. Ils ne m'ont pas adressé la parole lors de la cérémonie. Ce n'est qu'après, quand les quelques autres personnes ont commencé à partir, que Tatiana se dirigea vers moi, le visage sombre.

— Alors, tu es content de toi ? Vois ce que tu as provoqué ! cracha-t-elle en colère.
— Je… je n'ai jamais voulu ça, murmurai-je à moi-même.
— Et moi dans tout ça, me gifla-t-elle, qu'est-ce que j'ai été pour toi ? Une vulgaire passade lorsque tu n'as pas pu sauter ta sœur ? Je croyais avoir compté pour toi, mais je n'étais qu'un bouche-trou. Tu me dégoûtes !

Elle pleurait, elle déversait toute sa rage sur moi. Je la comprenais. Elle ne pouvait pas savoir qu'elle avait été bien plus que ça, une lumière dans l'obscurité. J'aurais pu le lui dire, mais je savais qu'elle ne m'aurait pas écouté. Et puis, plus rien n'importait maintenant. Je la regardais s'énerver contre moi sans rien dire. Je voulais surtout rentrer chez moi et trouver un moyen de noyer tout ce chagrin.

— Viens, Tatiana, dit Thierry en l'attrapant par la main. Laisse-le. Il n'en vaut pas la peine.

Je les vis s'éloigner, puis disparaître au loin. Ce fut la dernière fois que je les vis. Ma mère s'est avancée vers moi, le visage déboussolé.

— Qu'est-ce qu'ils ont voulu dire ? chercha-t-elle à comprendre.

Je posai mes yeux complètement vides sur elle, la fixai pendant quelques secondes, et partis finalement sans dire un mot.

Et voilà toute mon histoire.


— Eh bien, nous avons fait un énorme pas cette semaine.
— Oui, c'est bien la première fois que je parle de tout cela à quelqu'un.
— Comment vous sentez-vous ?
— Je dois reconnaître que cela m'a fait du bien d'en parler. C'est comme si je m'étais débarrassé d'un poids qui pesait sur mes épaules et m'empêchait d'avancer pendant toutes ces années. Ça a été dur, après l'enterrement. En fait, ça n'allait pas depuis bien longtemps. Les choses ont vraiment commencé au début de ma relation avec Charlotte, mais elles ne se sont pas terminées après l'enterrement. Je pensais qu'une fois mon deuil terminé je pourrais repartir, mettre cette histoire de côté et redémarrer une nouvelle vie, mais tout me hantait encore jour et nuit. C'était devenu invivable. Je me sentais vide, perdu… Je n'avais plus goût à rien. Je me laissais sombrer. C'était devenu trop lourd, il me fallait faire quelque chose.
— Oui, en effet, c'est un sacré poids… La honte, les remords, la culpabilité, l'impossibilité de la relation, les désirs inassouvis, puis le décès inattendu de votre sœur mettant fin brutalement à votre conflit interne avant que vous ayez pu complètement le résoudre, vous plongeant dans le désarroi le plus total, tout ça vous a marqué profondément et vous a empêché d'avancer. L'inceste n'est pas rien. Il a souvent de très lourdes conséquences psychologiques. Mais même sans tenir compte du caractère incestueux, votre relation avec votre sœur a été vraiment chaotique et ne vous a pas permis de vous construire une vie stable. Mais au moins, parler de votre histoire montre que vous prenez au sérieux votre thérapie et que vous avez vraiment décidé de reprendre votre vie en main. Vous êtes sur la bonne voie. Ne perdez pas courage.
— Merci, Docteur Gussman.
— Oui, Docteur. Lundi, dix-sept heures trente me va très bien.