Panique

Elle consulta ses courriels, prit quelques notes, puis se leva pour prendre un café.
Elle avait besoin de caféine, elle avait arrêté de fumer depuis quelques mois, ça devenait naturel d'en arriver là quand on bossait comme elle dans une tour, et elle avait trop de boulot pour continuer à imaginer des stratégies pour satisfaire son besoin léger mais persistant de nicotine.
Et puis elle voulait prendre soin d'elle. Son travail dans un contexte qui devenait si difficile, celui de la finance, générait déjà trop de stress pour qu'elle se ruine les poumons.
Elle but son café brûlant, fit une pause dans sa tête.
Elle reconsulta ses courriels.

Puis, munie de ses dossiers, elle descendit à l'étage en dessous, une réunion l'attendait avec un investisseur en salles de sport, un Portugais friqué qui souhaitait s'installer partout en France. Elle avait étudié le marché ces derniers jours et son business-plan, entre autres dossiers, et elle était sceptique sur la rentabilité possible d'un tel projet : des salles de sport ? Bon sang, on n'était plus dans les années 80 !

Irène avait la quarantaine, elle était blonde, coiffée au carré. Elle avait de beaux yeux mais le visage anguleux, sans douceur : elle était la parfaite illustration de beauté glaçante qui convenait à son personnage de tueuse des affaires, ce qu'elle était depuis onze ans qu'elle travaillait dans ce secteur, avec de très bons résultats.
Et avec la crise, ses qualités et ses compétences étaient indispensables, elle se sentait en position de force.

Elle arriva dans la salle de réunion n° 6, y trouva un assistant qui discutait avec un homme brun, grand, qui semblait sûr de lui. Elle salua, servit son sourire professionnel. Il y avait un autre homme avec lui, ils avaient ouvert une mallette, sorti des dossiers et un ordinateur portable en cours de démarrage.
L'assistant s'éclipsa et la discussion s'engagea avec M. Dacosta.

Irène le laissa parler, en prenant des notes, elle savait ce qu'il allait dire, quels points il défendrait. Elle réfléchissait vite, posait des questions précises pour lever des zones d'ombre avant de se prononcer.
Elle remarqua que l'autre homme, dont elle ne connaissait pas le nom, la dévisageait sans mot dire, immobile. Elle se demanda si c'était un garde du corps, et chercha à ne pas croiser ce regard qui devenait un peu gênant.
Un amateur de femmes, certainement, et Irène se dit que sans doute les Portugais appréciaient les blondes.
Elle commença à développer ses propres arguments, et dans un coin de sa tête, elle sut que quelque chose lui échappait.
Perfectionniste jusqu'à l'obsession, elle détestait cette impression de flottement, l'idée même de passer à côté d'un truc important qui se tenait à la lisière de sa conscience.
Elle chercha vainement.

Puis elle demanda si ses interlocuteurs voulaient boire quelque chose, faire une pause. Elle demanda au téléphone intérieur posé sur la longue table noire des cafés, et M. Dacosta s'excusa pour aller fumer une cigarette.
Elle lui indiqua comme gagner la salle fumeurs, il sortit, et elle regarda l'homme.
Il avait un léger sourire. C'était un mec râblé, avec un visage viril. Un beau mec, dans le genre.
Elle l'avait déjà vu, mais ne savait ni où ni quand.
Elle lui adressa un sourire froid et voulut en finir avec les approximations :
— Dites-moi, Monsieur…
— Dacosta, je suis le frère. Carlos Dacosta.
— Il me semble vous avoir déjà vu.
— Oui, je me souviens bien de vous.

Il sourit plus franchement et, très mal à l'aise, Irène sentit la peur l'envahir.

Le silence retomba sans qu'elle n'ose poursuivre, elle voulait reprendre l'avantage, gommer ses hésitations, et ça consistait surtout à ne plus poser de questions, à trouver enfin toute seule où elle avait croisé ce mec !
Les vacances ? Dans sa jeunesse ? Dans cette banque ? Un vendeur quelconque en ville ? Des formations, peut-être, des colloques ?…
Elle n'avait jamais mis les pieds au Portugal.
Et puis elle comprit l'horrible vérité. Ça ne pouvait être que cela.

Malgré toutes ses précautions pour compartimenter, rendre étanches ces deux morceaux de sa vie, cet homme venait de franchir la cloison, la barrière qu'elle avait dressée, toujours attentive, toujours prudente, si intelligente !

Irène, depuis trois ans, avait des plaisirs particuliers.
Ça avait commencé en vacances en Bretagne, durant l'été. Elle avait eu un amant de passage, un type croisé sur le port au coucher du soleil.
Elle qui n'avait plus de vie sexuelle ni amoureuse, elle qui n'allait pas bien, avait souri à ce jeune type, et avec lui, dans un recoin à l'abri des regards, elle avait découvert le plaisir brutal d'être prise par un inconnu.
Après, elle avait regretté sa folie, l'énorme connerie, elle avait attendu trois mois, puis trois jours le résultat du test du VIH : elle n'avait rien. Elle avait eu de la chance, bon sang, elle s'était traitée pour la énième fois de folle, avait même refait un test au cas où quinze jours après, et puis elle s'était dit que c'était un mauvais souvenir, qu'elle allait passer à autre chose, retrouver sa vie d'avant, quoique l'expression pour elle était épineuse.

Sauf que c'était un bon souvenir !
Un merveilleux souvenir brûlant, central, passionnant.
Libérée de son angoisse, Irène avait repensé à ce mec, à son souffle, à ses mains empoignant ses fesses sous la jupe, et à la jouissance qu'elle avait eue.
L'orgasme, le truc majeur qu'on n'oublie pas.
Elle s'était dit alors qu'elle voulait, devait, revivre cela.

Elle avait continué intensément à y réfléchir, et avec son esprit analytique, elle était arrivée à la conclusion qu'il fallait respecter une règle absolue : ne pas se mettre en danger.
Ni physiquement, ni socialement.
Physiquement, ça voulait dire bien sûr utiliser des capotes, et aussi réunir les conditions les plus favorables pour ne pas tomber sur un dingue.
Socialement, ça signifiait cloisonner tout, rendre totalement imperméables les deux mondes : le monde réel, celui du boulot, celui d'Irène la cadre supérieure d'une grande banque au siège de la Défense, et puis le monde des plaisirs, de son plaisir.

Elle avait donc tout préparé, tout pesé, et commencé ses expériences. Après différents essais plus ou moins réussis, elle optait maintenant pour les boîtes de nuit de province, mais plus fréquemment – c'était ça qu'elle aimait – pour les parkings d'autoroute vers deux heures du matin, à une cinquantaine de kilomètres de Paris, dans une grosse voiture qu'elle louait. Elle aimait les camionneurs.
Elle se faisait prendre dans sa bagnole, jamais dans les camions.
Elle ne quittait jamais ses lunettes noires, se méfiait des flics et des douanes en maraude dans ce genre d'endroit. Elle aimait bien se faire prendre par plusieurs mecs l'un après l'autre. Quand ils attendaient leur tour sagement avant de se débraguetter en souriant, elle se sentait plus femme que jamais, un genre de femme particulier qui était une pute, elle le savait bien. Pire, même, puisqu'elle s'offrait pour jouir et pas pour du fric. Une salope.
Elle adorait cela.

Et voilà que dans la salle de réunion n° 6 un homme venait de franchir d'un sourire la frontière que – pauvre folle prétentieuse – elle avait imaginé étanche, imperméable, entre ses deux univers !

Elle pâlit fortement. La porte s'ouvrit et une assistante apporta un plateau avec des cafés, puis le frère revint, la réunion reprit.
Dans sa tête, c'était l'affolement. Elle s'exhorta au calme.
C'était peut-être complètement autre chose… Oui, sans doute. Il fallait retrouver la maîtrise, l'assurance.

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