Celui qui reste en vie

Quand l'infirmière revint, elle trouva Carlos et Clara assis derrière le lit, le long du mur, à discuter à mi-voix, la sœur que toute la clinique savait aveugle tenant la main de la comateuse en phase de réveil progressif.
Et il y avait le beau garde du corps, qui faisait causer tout le personnel, et pas seulement féminin.

Elle les informa qu'il était presque vingt heures, et que les visites n'étaient plus admises, ajoutant que bien évidemment, on les préviendrait immédiatement s'il y avait une amélioration ou une reprise de conscience, et que là bien entendu leur présence serait la bienvenue.
À regret, le couple admit le règlement et se leva en regardant Irène. Ils remercièrent l'infirmière et quittèrent la chambre, Clara au bras du garde du corps.

— Je te dépose chez toi ? s'enquit Carlos.
— Je vais appeler Bernard, je ne l'ai même pas informé qu'Irène va se réveiller, tu te rends compte ? Il s'en fout, mais quand même… Et puis je voudrais… aller passer la nuit chez elle. Avec toi, si tu veux bien ?
— Oh. Oui, oui je veux bien… Mais que vas-tu lui dire ?
— Ne t'inquiète pas… sourit la jeune femme en sortant son téléphone alors qu'ils traversaient le hall désert, la nuit tombait doucement à l'extérieur des baies vitrées.

Carlos resta à distance, une jeune femme pratiquement dissimulée par le comptoir de l'accueil l'examina avec curiosité, il entendit quelques phrases de Clara qui paraissait soulagée.
— Aucun problème, s'exclama-t-elle tandis qu'il la rejoignait après l'avoir vue raccrocher un sourire aux lèvres et fourrer son smartphone vitré dans son sac chic. Effectivement, il s'en fout qu'elle se réveille, il a à peine fait semblant de dire que c'était une bonne nouvelle. Il me dégoûte, tu sais ? Ne pas comprendre ce que cela représente, ne pas admettre cela, c'est… stupéfiant, insupportable… Enfin bref. Il n'a pas dû lire le journal. Ce soir, il va avec un ami à un concert. C'est en tout cas ce qu'il m'a dit, mais je pense qu'il va voir une de ses maîtresses… J'ai… J'allais dire un truc con, releva-t-elle en riant nerveusement, j'allais dire que j'avais fermé les yeux là-dessus… Enfin bref. C'était pour moi… Je ne sais pas comment dire. Une condition regrettable, quelque chose comme ça, un truc dont il faut éviter de s'encombrer la tête.

Elle soupira et interrompit son monologue tandis qu'ils entraient dans l'ascenseur qui menait au parking, avant de reprendre :
— Je lui ai dit que je prenais un taxi pour aller dormir chez Irène, il m'a dit « Et le gorille de ta sœur, il peut pas t'accompagner là-bas ? »J'ai dit oui, peut-être, je vais lui demander, et il s'en foutait en fait, il m'a dit qu'il rentrerait sans doute vers deux heures du matin, point. Il se fout de tout, je crois, il n'est même plus vindicatif, même plus ironique.
— Cette histoire lui pèse depuis trop longtemps, risqua Carlos. Et il n'a pas le premier rôle, ça le dépasse cette fois-ci.
— Tu as raison. C'est… étonnant, tu essaies de le comprendre. Tu sais, ce que je fais, ce que j'ai fait avec… avec toi, ce n'est pas contre lui, ce n'est pas une vengeance, ou bien une…
— Clara, Clara, tu parles sans arrêt parce que tu as le trac, c'est ça ? Je comprends, mais calme-toi, ne te justifie pas, il faut que tu sois simplement… prête à aller plus loin.
— Oui.

Elle baissa la tête, étourdie par la vérité assénée tranquillement par cet homme qui ne cessait plus de l'étonner et de la rassurer en même temps, alors même que ce sont là deux choses qui ne sont pas compatibles, normalement.
Oui, elle avait le trac, elle chercha à mettre des mots dessus.
En traversant le parking au bras de cet homme, elle trouva comment se dire cela : « Il faut que je sois prête à me coucher avec Carlos ce soir et à m'endormir pour me réveiller avec lui, prête à poser la première pierre, ou plutôt donner le premier coup de pelle pour creuser la tombe de mon mariage. C'est funèbre, comme image, mais ce sera plutôt une libération… »

Ils montèrent dans la Mercedes, Clara soupira et sursauta un peu quand Carlos caressa sa joue avec tendresse. Elle fondit, sentit se diluer ses interrogations pleines de gravité et de sourdes peurs, celles de l'inconnu.
Elle se détendit par paliers, de plus en plus rêveuse, tandis qu'il conduisait souplement la grosse voiture silencieuse à travers les rues qui commençaient à se désaturer de la circulation : les gens dînaient, début de soirée tranquille.

Carlos réfléchissait, il voulait que ça se passe bien pour Clara, et découcher, c'était un acte qui n'avait rien d'anodin, il le savait : paradoxalement cela avait plus de poids que faire l'amour à la sauvette, très vite, ou bien en prenant son temps, mais dans la journée.
La première nuit ailleurs, hors des sentiers convenus, était une décision difficile… S'endormir avec l'autre, s'abandonner, se réveiller : un simulacre en temps réel de ce que peut être une vie différente, la consommation de l'adultère qui s'engage sur un chemin sans demi-tour, Clara ne retrouverait plus sa vie normale, comme avant.
Même si Bernard était en train de sauter sa maîtresse, ce soir, dans la tête de Clara ce serait sans doute un peu le bazar après cela, et il ne voulait pas qu'elle souffre, qu'elle doute, qu'elle culpabilise, qu'elle soit la proie… comment appeler cela ? d'une crise de fragilité, un truc de ce genre-là.
Cette femme sensible lui tenait à cœur.
Il eut un sourire triste en se disant que dans ce cas-là, c'est sans doute quand on revoit le visage de son conjoint, avec éventuellement le début du doute dans le regard, que c'est difficile. Mais Clara ne verrait jamais la tête de Bernard demain matin, et n'aurait jamais à camoufler un regard fuyant quand il lui demanderait si elle avait passé une bonne nuit chez sa sœur.

Il se gara sans trop de problème, fit le tour de la voiture et Clara prit son bras. L'air était frais ce soir, la rue était déserte. Ils marchèrent en silence, Clara avait le cœur qui battait plus fort qu'elle n'aurait voulu.
Ils grimpèrent le perron, et elle ouvrit le verrou du haut, du moins essaya, et stoppa son geste.
En voyant son visage se figer, Carlos comprit, lui prit les clefs des mains. Ce n'était pas verrouillé, y compris la serrure centrale, il ouvrit la porte, la poussa doucement.

Il vit l'entrée et fit deux choses : il tira son pistolet automatique de sous sa veste et se mit devant la jeune femme, à qui il glissa sans tourner la tête :
— Cambriolage, il y a peut-être encore quelqu'un.
La console de l'entrée était bousculée, un tiroir resté ouvert, l'autre par terre, des papiers épars.
L'adrénaline l'avait précipité dans un fonctionnement opérationnel, analyse immédiate de la situation, des scénarios possibles, pour évaluer aussitôt quels étaient les points faibles de sa situation à lui, et agir pour en atténuer les effets si ça tournait mal.

Clara, la mettre en sécurité : si elle avait été voyante, il lui aurait imposé de quitter immédiatement la zone, elle ne pouvait pas redescendre seule les marches du perron et partir dans la rue pour se mettre à couvert, il ne pouvait pas non plus lui demander d'attendre là et de ne pas bouger pendant qu'il investissait et inspectait les lieux : si le visiteur était encore là et voulait s'enfuir, il tomberait sur elle plantée là immobile sur le perron, sur son chemin, à découvert. Il ne pouvait pas non plus lui demander de le suivre en le tenant par sa veste par exemple : s'il avait besoin d'agir elle le gênerait et serait exposée.

Observant le couloir de l'entrée il lui glissa d'une voix basse et parfaitement claire :
— Tu restes là, tu bouges pas, je vais au fond de l'entrée regarder dans le salon et le bureau, je te signale si c'est OK, et tu me rejoins en ligne droite sans t'affoler, tu connais les lieux, et je te mettrais en sécurité pour inspecter le reste de la maison.
— D'accord.
Il inspira et glissant le long du mur de gauche, observant tour à tour l'encadrement des portes du salon à gauche et du bureau à droite, il arriva rapidement et en silence au fond de l'entrée sombre, il se mit dos au mur et examina les deux pièces, l'arme prête à faire feu si besoin et la respiration sous contrôle.
Il tendit la main gauche deux fois pour allumer les plafonniers des deux pièces.

Tout était renversé, répandu au sol, les coussins du canapé gisaient par terre, les meubles étaient ouverts, déplacés, et dans le bureau, tous les fameux dossiers comptables faisaient un tas énorme et anarchique, il remarqua que l'iMac avait disparu, c'était le chaos.
Mais pas d'intrus, du moins en apparence.
Il se lança dans le bureau, contrôla l'angle mort à droite, personne, ressortit aussi sec et fit irruption dans le salon, personne non plus, il fit une grande enjambée et ne vit non plus âme qui vive dans la cuisine dont les placards ouverts et leur contenu déversé par terre évoquaient une scène de tremblement de terre.
Il y avait une clef sur la porte de la cuisine.
Carlos fit demi-tour très vite et regagna l'entrée, sans quitter des yeux le départ de l'escalier au fond du salon.

— Tu peux venir, passe sur la gauche : il y a un tiroir par terre à droite.
Sans hésiter ni prononcer un mot, Clara se mit en marche et le rejoignit, il la fit pivoter aussitôt derrière lui et s'étant assuré qu'elle lui tenait l'épaule, il marcha vers la cuisine en se tenant devant elle. Une fois dans la cuisine, sans perdre de temps à la regarder, il la poussa doucement dans un recoin entre le mur et le grand frigo.
— Clara, celui qui est entré avait les clefs. Irène a-t-elle une femme de ménage ? Qui possède les clefs ?
— Moi, et… non, pas de femme de ménage. Je ne pense pas qu'elle ait pu filer des clefs à quelqu'un. Elle est très jalouse de sa liberté et de… cette maison, c'est son abri.
— OK. Tu t'accroupis, tu restes là, ordonna t-il à voix basse. Je ferme à clef. Ne t'affole pas ne crie surtout pas, pas un bruit : je reviens.

Il verrouilla, ressortit dans le salon, fila dans l'entrée et verrouilla également la porte d'entrée de la maison, empocha les clefs et reprit son inspection, prudemment mais sans perdre un instant, analysant ce qu'il voyait tout en restant hyper-concentré sur la présence éventuelle d'une ou plusieurs personnes.
Pas d'effraction apparente, et le cambrioleur semblait manquer de méthode. Il n'était pas haineux ou contrarié, pas de manifestations de dégâts gratuits, mais il avait fouillé avec une relative précipitation et fait de grands gestes pour jeter les coussins du canapé, par exemple.
La télé, la chaîne stéréo étaient déplacées, mais restées là.
« Il est pas là pour le fric. Tu cherches des documents, pensa Carlos. Ou… des films. »

Il grimpa les escaliers sans bruit, et en haut c'était le silence et l'obscurité. Il appliqua instinctivement et parfaitement tout son savoir-faire, il était devenu un félin en chasse indétectable, progressant avec une lenteur calculée, les nerfs à fleur de peau, anticipant n'importe quoi, et face à n'importe quoi, il aurait pu réagir comme il convenait.
Personne sur le palier, les portes entrouvertes, le sanctuaire du couloir derrière la barrière n'avait pas arrêté le ou les visiteurs.
Il se plaça dos au mur face au couloir, prêt à ce qu'un ou plusieurs hommes jaillissent brutalement d'une des quatre pièces de l'étage, et donna un violent coup de poing pour ouvrir la porte de la chambre à coucher d'Irène, et plongea accroupi dans la pièce, en un clin d'œil ne vit personne et bondit à nouveau dans le couloir comme un diable, mais un diable parfaitement silencieux. Il se figea. Écouta. Rien.
Courbé en avant, il progressa vers la deuxième porte, la salle de bain, fit de même, personne, il se retrouva dans le couloir et longeant le mur de droite il arriva contre la barrière.

De ce qu'il voyait des deux chambres abandonnées, il n'y avait personne : la lumière de l'éclairage public lui permettait de voir une partie importante de la chambre de la petite fille d'Irène, Anita. Il se glissa de l'autre côté du couloir, c'était la même chose dans l'ancienne chambre à coucher du couple.
Dos au mur il se releva lentement, son arme tenue d'une main, pointée vers le plafond, réfléchit vite et décida de la conduite à tenir. Tout doucement, une jambe après l'autre, il franchit la barrière, se retrouva de l'autre côté, passa vivement devant les deux portes, se retourna face au couloir et alluma la lumière à l'interrupteur situé au fond, que personne n'utilisait plus.
Pas un seul bruit.
Il attendit, immobile.

Brusquement il entra en action et ouvrit vivement l'une et l'autre des portes avant de s'accroupir et de se figer une nouvelle fois, aux aguets.
S'il y avait quelqu'un dans une de ces deux pièces en train de l'attendre, il faisait preuve d'un grand sang-froid, et donc il était particulièrement dangereux.
Mais instinctivement il n'y croyait pas.
Penché en avant il se glissa furtivement vers la chambre de la petite fille, glissa sa main libre le long du chambranle et alluma le plafonnier, passa la tête, personne, il passa de l'autre côté du couloir, fit de même avec la chambre, personne non plus.

« Bon. La maison est vide, apparemment, on arrive trop tard. »

Toujours extrêmement vigilant, mais plus détendu, Carlos se releva et visita chaque pièce avec attention, regardant sous les lits, dans les recoins qu'il n'avait qu'aperçus dans son exploration initiale.
Il faisait cela rapidement, avec un savoir-faire intact : l'entraînement qu'il avait reçu, les missions qu'il avait menées, tout cela était à l'œuvre, bien huilé, et il agissait avec une efficacité et une méthode qui ne souffraient aucune hésitation : atavisme ou dressage, en situation d'urgence, il ne pouvait sans doute plus faire autrement qu'être l'homme de la situation, celui qui reste en vie malgré tout.
Une chose le frappa immédiatement : les chambres condamnées avaient été visitées mais sans désordre, il sentait une sorte de respect ou de crainte de déranger ce que le visiteur avait dû percevoir comme un sanctuaire peut-être, en tout cas un espace à part dans la maison.
La poussière intacte désignait à coup sûr ces chambres comme un endroit inhabité, en réserve, et ce que le visiteur était venu chercher ne se trouvait sans doute pas là.

Mais que diable cherchait-il, ou cherchaient-ils ?
Ce n'était pas un cambriolage traditionnel. Dans cette fameuse poussière recouvrant le sol, et qu'il avait lui-même foulée une première fois en découvrant les chambres, il y avait des empreintes de pas qui lui révélèrent deux informations intéressantes : il n'y avait qu'un seul individu, en tout cas à avoir fouillé cette partie de l'étage, et il portait des chaussures de ville, avec un talon distinct.
Pas du tout le genre de chaussures que l'on choisit pour un cambriolage, pour peut-être devoir fuir en courant. Ce n'était pas un cambrioleur professionnel, Carlos en était maintenant quasiment certain. Cela revenait donc à tourner les soupçons vers la vie secrète et scandaleuse d'Irène.

Ayant étudié le bureau, il rengaina son automatique sous sa veste, fit demi-tour et frappa doucement à la porte de la cuisine :
— Il n'y a personne dans la maison, Clara ! annonça-t-il avant d'ouvrir.
Elle était figée, crispée, dans son recoin, et murmura :
— C'est affreux…
— Clara, écoute : je pense que celui qui est entré ici a peut-être pris les clefs dans le sac d'Irène, qu'il a eu accès à sa chambre, Clara, je crois qu'elle est en danger, il faut que j'aille à la clinique, tout de suite. Tu vas t'enfermer ici, avec le gendarme, tu sais : le bloque-porte… et appeler la police, je reviens.
— C'est un cauchemar… répondit-elle d'une voix blanche. Mon Dieu, attends… Je viens avec toi ! Elle est… en danger, il ne faut pas que… qu'on lui fasse du mal !
— J'irais plus vite si… Bon, OK, lâcha t-il brusquement. Alors on y va, et c'est tout de suite !

Il lui prit le bras et ils quittèrent la maison, verrouillant la porte, puis Carlos marcha d'un pas pressé, guidant Clara qui n'hésitait pas une seconde. Il l'aida à grimper dans la Mercedes, et dans la boîte à gant il s'empara d'un gyrophare bleu, de forme ovoïde, qu'il accrocha sur le toit de la voiture, côté passager, en détortillant le fil, avant de faire le tour de la grosse berline en courant.v Il avait l'accréditation spéciale pour le gyro : chauffeur de personnalité, son patron avait eu ce privilège un peu démesuré, dont il n'usait jamais : à jouer avec sans motif, il risquait gros malgré cette autorisation. Mais cette fois, ça allait être utile pour retourner au plus vite à la clinique : Carlos avait le sentiment qu'Irène était vraiment sans défense là-bas.

Il démarra vivement et déclencha la sirène deux-tons qui surprit Clara :
— Tu as le droit ?
— Oui, accroche-toi.
— Tu es flic ? insista-t-elle, intriguée.
— Non, mais j'ai le droit, mon patron a le droit, plutôt… expliqua rapidement Carlos en accélérant.
Clara s'accrochait à la poignée au-dessus de sa portière et à l'accoudoir central, la grosse voiture filait dans les petites rues, Carlos ralentit un peu avant de franchir son premier feu rouge, et accéléra encore en gagnant le boulevard qui menait vers la Défense, il évita souplement une voiture, se mit pleins phares et entama à toute allure la descente qui le mènerait vers la Seine, il sentait l'adrénaline aiguiser sa concentration.
Clara ne disait pas un mot, elle s'accrochait, compensait les virages, les accélérations fortes et les freinages puissants, mais Carlos conduisait extrêmement bien, c'était intense et fluide, pour chasser son effroi elle pensa à la corrélation un peu facile qu'il y avait entre cette conduite d'urgence et l'amour qu'ils avaient fait, elle était transportée mais en sécurité avec lui.

Voie rapide vers Nanterre, à plus de 150, Clara ne voyait pas la lumière bleue qui frappait fugitivement le décor et le tableau de bord comme un métronome, Carlos lança « Tiens-toi ! » et engagea la Mercedes sur la bretelle de sortie, freina très fort, le cœur serré, dut stopper la voiture en catastrophe derrière un bus mais se dégagea vivement, le doubla et se rabattit en accélérant sans arrêt, Clara attendait que ça s'arrête, ce manège de furieux !
Enfin il atterrit sur le boulevard menant à la clinique, qu'il avala en quelques secondes, et la voiture opéra un virage serré pour se présenter sur la rampe du parking ; « On y est ! » prévint Carlos, mais Clara poussa un cri de surprise quand la voiture piqua du nez dans la pente pour s'arrêter très fort face à la barrière.
Il prit le ticket, la voiture bondit et stoppa sur la première place libre, il coupa le contact, descendit et Clara se retrouva hors de la voiture le temps de dire ouf, elle se laissa entraîner : l'ascenseur, puis le hall de la clinique, ils passèrent au pas de course devant le comptoir de l'accueil, puis ce fut le second ascenseur vers les étages, vers Irène.

Les portes s'ouvrirent sur le palier de l'étage, et tandis que Carlos prenait le coude de Clara pour l'accompagner, il y eut soudain un double claquement rauque venant de la droite, immédiatement suivi d'une troisième détonation plus métallique, BOM-BOM / BANG, instinctivement Carlos fit rempart de son corps sous tension, enroula ses bras autour des épaules de Clara pour l'obliger à se courber en deux, et il l'entraîna en marche arrière forcée dans l'ascenseur qu'ils venaient de quitter, un cri retentit à peu de distance.

Carlos ne pouvait laisser la jeune femme seule pour qu'elle se mette elle-même à l'abri, elle était incapable de fuir, il prit alors la décision de faire le contraire, d'aller de l'avant, et l'entraîna de l'autre côté du couloir, du bureau des infirmières d'où venait de jaillir le cri.

Accroupie, stupéfaite, derrière un bureau surchargé de papiers, une infirmière aux cheveux courts vit débarquer Carlos et cette femme aux lunettes noires, le couple fit le tour du bureau très rapidement, et l'homme déplaça une haute étagère métallique qui était collée au mur de gauche depuis des années, la mit en travers d'un geste (pourtant c'est dingue elle devait être horriblement lourde !) et obligea la femme à s'asseoir par terre derrière, puis il se lança sur l'infirmière qui enregistra alors que l'homme qu'elle avait reconnu comme le garde du corps avait un flingue noir à la main, l'homme la prit par le bras et elle décolla du sol pour rejoindre la femme, elle se souvint que cette dernière était aveugle.

— Ne bougez pas d'ici ! ordonna-t-il d'une voix basse mais sans appel.
— Il y a des flics ! s'exclama brusquement l'infirmière sur une inspiration.
— Quoi ? répondit Carlos en fronçant les sourcils, lui jetant un coup d'œil avant de continuer à surveiller le couloir.
— Oui, l'histoire a fait du bruit, il m'a dit ça : radio, télé, tout ça, oui, il y a un flic, expliqua d'une traite l'infirmière d'une voix aiguë, un inspecteur, je ne sais pas au juste mais en civil, et un autre en uniforme, qui sont allés la voir, ils y sont !
— Quelqu'un d'autre ?
— Hein ? Non, non…
— Bougez pas. Vous avez un mobile sur vous ? Appelez la police, expliquez qui je suis, à quoi je ressemble, qu'ils aillent pas me flinguer. Donnez mon nom : Carlos Dacosta, garde du corps armé, avec permis. J'y vais.

Il sortir du bureau, courbé en avant, sur le qui-vive, et bifurqua sur la gauche rapidement, évaluant la situation. Personne.
Il s'abrita derrière un chariot de nettoyage garé le long du mur.
Ça sentait la poudre. Il tourna le coin du couloir, prêt à faire feu.

Arrivé devant la chambre d'Irène, il aperçut un chapelet de gouttes de sang serpentant sur le sol : un homme blessé avait quitté la chambre pour filer de l'autre côté. La porte était entrouverte.
Il passa la tête et faillit plonger au sol : un policier en uniforme, allongé au sol et se tenant le ventre, le mettait en joue !
Il leva aussitôt les mains sans lâcher son automatique, estimant de façon totalement instinctive, empirique et déraisonnable que le policier n'ouvrirait pas le feu sur lui.
L'homme grimaçait, le regard vague, en appui sur un coude, Carlos lui lança :
— Carlos Dacosta, je suis de votre côté, je suis garde du corps de cette dame (il fit un signe vers le lit sans oser jeter un œil pour savoir si Irène allait bien), laissez-moi approcher, vous aider !
L'homme baissa son arme, soupira et s'allongea doucement, Carlos se précipita.

Le policier avait pris une balle dans le ventre. Carlos aperçut les pieds d'un homme allongé derrière le lit d'Irène, le flic en civil, et ne voulut pas en savoir plus, il ressortit de la chambre, regarda dans la direction des traces de sang et se tournant de l'autre côté, cria d'une voix forte :
— J'ai besoin d'aide ! Je contrôle le couloir, vous pouvez venir, j'ai besoin d'aide, il y a deux policiers grièvement blessés ! Dépêchez-vous !
Il y eut quelques secondes de silence, il entendit des voix retenues, des bruits de pas, une exclamation étouffée :
— On peut avancer ?
— Oui, dépêchez-vous ! Vite !
Il vit trois personnes passer prudemment le coin du couloir, planquées derrière un brancard monté sur des grosses roues en caoutchouc, un interne, une interne, et une infirmière, le regard effrayé.
— Venez, vite, là dans la chambre d'Irène, deux policiers, en mauvais état !
Le petit groupe, courageusement, accéléra, et laissa le brancard pour se précipiter dans la chambre.

Aussitôt, Carlos s'engagea dans le couloir en suivant les traces de sang, et donna à nouveau de la voix :
— Que personne ne sorte de sa chambre ! Restez dans vos chambres, ne bougez pas ! Il y a une opération de police en cours !
Il parcourut plusieurs mètres, les taches de sang étaient irrégulières, il découvrit finalement qu'elles s'arrêtaient au pied d'une porte bleu clair, sur la gauche un escalier de secours, il y avait des traces de sang sur le battant de gauche, des empreintes de main, sinistres et extrêmement explicites.
L'homme était en mauvaise posture, Carlos s'accroupit près de la porte et la poussa prudemment de la main gauche, en restant à l'abri du montant. Le minuteur n'avait pas coupé la lumière, l'homme n'était là que depuis quelques instants, il aperçut des traces sanglantes sur le palier avant la première marche descendante, à droite. Sans bruit, progressant accroupi, il s'avança, passa la porte et la repoussa lentement derrière lui.

Pas un bruit, alors qu'il s'attendait à entendre le bruit de la course d'un homme s'échappant vers le rez-de-chaussée.
— LÂCHEZ VOTRE ARME ! cria Carlos brusquement, et sa voix résonna durement sur le béton des murs et des marches, dans le métal des rampes.
Silence.
L'homme sans doute sérieusement blessé avait-il encore les moyens de réagir ?

À l'affût, Carlos progressa, longea le mur de droite, le regard plongé vers la cage d'escalier, il perçut soudain un mouvement et eut un réflexe de recul tandis que tonnait une déflagration énorme, amplifié aussitôt d'un choc clair de métal, puis un claquement mat : la balle avait heurté la rampe avant de finir dans le mur en bêton, largement au-dessus de l'endroit où il se trouvait un instant avant.
L'odeur de poudre envahit l'escalier.

Carlos resta replié, jeta un coup d'œil au bloc lumineux permanent d'issue de secours, au-dessus de lui, puis observa intensément les marches qui descendaient devant lui, la distance avant le virage de l'escalier et l'autre volée de marches en bas desquelles se tenait le tireur blessé.
Il évalua, prit son élan, retint son souffle.
Soudain la lumière se coupa, ne resta plus que la pâle lueur verte du bloc de sortie de secours, l'obscurité tomba brutalement sur la cage d'escalier et Carlos bondit comme un diable, sauta la volée de marches en se retournant, et tira deux coups de feu à l'endroit où il savait que devait se trouver l'homme, et à cet endroit précis se tenait une forme sombre penchée en avant.
Instinctivement, tout en atterrissant et en déclenchant ce tir offensif, Carlos s'était projeté au sol sur le minuscule palier intermédiaire.
La forme s'écroula tandis que l'écho des coups de feu résonnait encore tout autour.

Prêt à faire feu à nouveau, Carlos garda la forme en joue, il y eut deux secondes de tension extrême pendant lesquelles il s'obligea à ne pas vider le chargeur de son Desert Eagle sur la silhouette de l'homme, il y avait de la fumée, et puis ses yeux s'habituèrent à l'obscurité, aux lieux, et il constata que l'homme était au sol, la tête pendante, il reconnut la forme de son arme de poing, la vit et l'entendit tomber sur le béton.
En même temps qu'il sut que l'homme était hors de combat, il reconnut Bernard.
Le mari de Clara.

Les dernières vibrations des coups de feu se promenaient encore dans l'air ambiant, Carlos se releva doucement et descendit les marches pleines de pénombre, le canon de son arme tendu par principe vers la tête inerte de son adversaire.
Une balle en bas de l'abdomen, celle du policier, Bernard avait sa main en conque, crispée sur la blessure. Et deux tâches sombres et grandissantes dans sa poitrine, groupées, un tir exemplaire qui l'avait tué net sans lui laisser la moindre chance : Carlos alluma d'un geste la minuterie et à la lumière crue des néons, observa le corps de l'homme qu'il venait d'abattre.
Le stress retomba lentement. « Je suis celui qui reste en vie, 'faut que je me débrouille avec ça… » Il sentait les coups des battements de son cœur à lui, bien vivant et survolté, il regardait le visage pâle et ensanglanté de cet homme, et dans la tête de Carlos qui carburait comme une folle, commença à se former et s'organiser une idée des raisons qui avaient conduit Bernard à cette équipée sauvage totalement délirante.

Puis il prit son arme à lui par le canon encore chaud, fit demi-tour et remonta lentement les marches souillées de traces éparses rouge sombre, remonter pour sortir dans le couloir les mains en l'air histoire de ne pas se faire descendre comme un con, pour prévenir que c'était fini, et remonter pour rejoindre Clara.
Lui raconter l'impensable.
Il allait avoir à éclaircir les détails, mais il pensait connaître l'essentiel…