Chapitre 3

En ce début mars, le soleil sur le lac avait des reflets d'or en fusion. Le miroir brillait de mille feux annonçant un printemps plutôt radieux. La femme en costume noir, col en dentelle, tortillait entre des doigts secs et noueux un trousseau de clés. Michel, à deux pas derrière Claude qui bavardait avec la vieille dame, eut l'impression d'être dans… une maison d'arrêt. Mais une prison pour des gamins aux grands yeux tristes. Les deux femmes jacassaient comme deux pies, traversant une sorte de cour intérieure. Un patio où des gosses habillés tous de la même manière s'arrêtaient près du grillage qui les séparait du chemin d'entrée.

Un tumulte bizarre, comme si ici même les rires avaient un autre son, tout différent de ceux d'ailleurs. La misère avait-elle une voix distincte ? À moins que ce ne soit le lieu qui défavorisait les sourires et le bonheur ?

Parvenus aux bâtiments en L, la gardienne des clés les dirigea vers un bureau où une autre femme, habillée d'une manière identique mais moins revêche, les attendait. Elle les fit prendre place dans une sorte de salon et, pour se donner une contenance, feuilleta un dossier ouvert devant elle. L'ambiance sur ce domaine sembla sinistre à l'avocat. L'autre, le nez chaussé de lunettes rondes, professeur en diable, joignit ses mains et, ses lèvres minces pincées, les regarda tour à tour.

— Bon, je sais que vous attendez depuis longtemps. Nous allons ensemble définir quelques enfants inscrits sur les listes. Je vous demanderai de les voir chacun leur tour, mais de ne leur donner aucun faux espoir. C'est difficile pour eux de croire, d'espérer une fois encore qu'ils vont aller dans une bonne famille.
— Vous voulez dire que nous pourrions les décevoir ?
— Non, Claude : madame veut simplement nous mettre en garde pour que ces gamins qui sont pleins d'espoir ne soient pas déçus inutilement.
— C'est cela. Ils ont pour la plupart vécu des moments très douloureux, et chaque visite comme celle de ce matin, c'est une nouvelle source d'espérance.
— Mais… nous sommes sérieux.
— Je sais bien, Madame, mais vous ne pouvez pas les emmener tous, alors il y aura forcément des malheureux. Bon, nous y allons ?

Aucun des deux n'avait répliqué. Dans une petite pièce, quelques jouets patientaient sur des tapis. Des sièges aussi, relativement confortables, attendaient les invités du moment.

— Voici comment cela va se passer. Les enfants vont venir ici, sans s'occuper de vous. Ils pourront jouer durant une heure dans cette chambre. À vous de déterminer avec lequel vous avez le plus d'affinités ; si vous en avez, bien sûr. Ne forcez rien : cet élément est capital pour les relations futures.
— Mais nous pourrons leur parler ?
— Évidemment ! C'est même vivement conseillé. Enfin, vous voulez être des parents ? Eh bien, c'est ici que commence votre apprentissage ; je vous laisse donc.
— Ma foi… allons-y, nous verrons bien.

Quelques instants plus tard, quatre enfants entraient dans ce boudoir spécial. Tous saluèrent poliment les deux grandes personnes qui les regardaient, assises sur un canapé. Puis, sans un mot, ils se mirent à jouer dans leur coin, indifférents à ce que les autres faisaient. Cela dura un petit moment quand une gamine avec des nattes blondes prit un livre et vint s'asseoir sur un fauteuil face aux deux adultes qui ne les quittaient plus des yeux. Alors Claude prit le parti de discuter.

— Tu aimes la lecture ? Qu'est-ce que tu lis ?
— Bécassine, Madame.
— Et comment t'appelles-tu ?
— Élyse. Je n'ai plus de papa et de maman. Les garçons qui sont là disent qu'un jour une dame et un monsieur viendront et m'emmèneront, que ce sera mes autres parents.
— Tu aimerais avoir d'autres parents ? Tu les aimerais comment ?

La fillette haussa les épaules, tortillant ses petits doigts. Sur ses genoux minuscules, le grand bouquin ouvert laissait entrevoir ses dessins colorés. Claude, sans rien dire de plus, venait de se mettre à genoux devant la petite.

— Tu as un très joli prénom, Élyse.

Le ton employé, l'attitude de son épouse, Michel sut, comprit : cette gamine serait le vrai choix, le seul coup de cœur possible pour sa brune. Pas besoin de dessin ! De plus, elle avait levé ce visage aux yeux pétillants vers lui. Il lisait sur celui-ci quelque chose de magique, et la gamine aussi avait en le regardant un large sourire. Il se dit que le bonheur tenait à peu de choses : un regard, celui d'une gamine qui vous illumine la vie. Mais quelque part, son vieux cœur se serrait. Cette petite fille ne serait jamais la sienne.

Saurait-il l'aimer comme s'il s'agissait de sa propre fille ? Bien entendu qu'il ne lui ferait jamais de mal, qu'il la protégerait, mais… il eut soudain très peur de ce foutu avenir. Puis les paroles de Maryse avec son histoire de décompte voulaient dire que ce bébé qu'elle attendait… Mais il ne l'avait touchée qu'une seule fois, et encore si brièvement ! En tous cas, la métamorphose de Claude se lisait au grand jour ; elle n'avait plus rien de la femme parfois aigrie qui regrettait l'absence d'un petit.

Il admirait cette faculté à se couler ainsi aussi facilement dans la peau d'une mère, fût-elle de substitution. La fibre maternelle n'était sans doute encore qu'un mot, et pourtant son épouse lui montrait le chemin. Il était vaincu dans un combat inégal. Mais la fillette se serrait contre sa femme, et la petite main miniature qui accrocha soudain la sienne lui donna l'impression de le brûler. Pourtant, jamais il n'avait ressenti ce genre de choc.

Élyse ! Un nouveau prénom pour un départ tout neuf ? Il avait bien compris de suite que les autres enfants ne seraient pas choisis. Le cœur avait parlé, et en lui aussi un déclic venait de se déclencher. Les affinités ne se commandent pas, tout comme l'amour. Qu'il soit pour Claude ou cette gamine, tout aussi éloignés, les sentiments étaient touchants. Il savait. Une demoiselle de quatre ou cinq ans viendrait sans aucun doute faire résonner de ses rires le chalet trop calme, et ceux-ci en entraîneraient d'autres de la part de Claude tout en lui offrant un vrai bonheur. Voir cette femme avec qui il partageait tout aussi heureuse avait déjà ouvert la porte à Élyse. Et Élyse, c'était… juste beau. Ça lui sonnait dans les oreilles avec une petite musique pareille à celle du piano qui chantait dans le salon, les soirs où sa miss voulait détourner sa mélancolie. Claude… un amour de femme, conquise par un bout de femme en devenir.

Elle entraînait dans son sillage un avocat qui lui aussi se prit à rêver. Et le rêve portait un si doux prénom… Mais une ombre au tableau : les dires de Maryse. Et si effectivement il était l'auteur de ce petit ventre rond ? Si cette petite chose qui poussait, encore invisible, dans le sanctuaire chaud et calme de sa secrétaire, si c'était une goutte, une larme de lui ? Il chercha au fond de son cerveau les vrais mots de Maryse : « Il sait compter, et sans doute que votre femme aussi sait bien le faire. » Et puis elle avait ajouté presque de suite : « Je suis en train de vous dire que Bernard n'est pas, ne pouvait pas, ne sera jamais le père de cet enfant… » Est-ce que pour autant ça voulait dire ce qu'il devinait là, devant cette petite qui se blottissait dans les bras de la seule femme dont il était amoureux ? Un instant il crut que sa raison vacillait. Il dut se contenir pour faire bonne figure. D'un coup sa conscience venait le hanter ! Et il s'aperçut soudain que deux paires d'yeux le crucifiaient.

— Eh bien, tu es dans la lune, Michel ? On te parle et tu ne nous écoutes pas.
— Oh, pardon ! J'admirais… et je me projetais dans l'avenir.
— C'est vrai ? Ah, je suis si heureuse ! Nous devrions aller revoir la directrice, qu'en penses-tu ?
— Oui, oui, tu as mille fois raison. Viens, ma grande, je veux aussi te faire un gros bisou. Tu es une jolie cocotte, Élyse !

Il venait de retrouver un peu d'élan. Demain, il irait… non, ils iraient voir Maryse et l'abcès serait enfin crevé ; mais avant cela, il devrait encore s'occuper des papiers pour que leur existence s'embellisse d'un sourire tout neuf. Un sourire aux nattes blondes qui avait tant encore à découvrir. Il eut cependant un pincement au cœur : les autres gamins, eux, auraient-ils aussi la chance de rencontrer une Claude ? Il l'espérait de toute son âme ; ils ne pourraient jamais endosser toute la misère du monde à eux deux, mais voilà : le coup de cœur avait pour prénom Élyse.


Une petite femme boulotte se tenait près de Maryse. Depuis trois jours, la secrétaire sur le départ pour son congé maternité formait son amie. Michel, trop content de voir que sa secrétaire guidait sa remplaçante, lui donnait des détails sur la gestion des dossiers, ne les avait pas interrompues. Il leur avait simplement donné les papiers pour se mettre en règle avec la législation du travail. Paperasserie toute française, quoi ! Et ce soir, avant de quitter le cabinet, elles attendaient toutes les deux. Il les reçut, rappelant seulement à cette Judith que certains dossiers étaient confidentiels, mais Maryse était déjà passée par là. Alors la discussion animée était partie sur le bébé, mais son patron voulait savoir si son épouse et lui pourraient aller la visiter chez elle. Si la demande la surprit, elle n'en montra rien. Son boss avait quelque chose depuis quelque temps, un coup de jeune qu'elle ne s'expliquait pas. Il ne parlait plus que de l'adoption d'un enfant, et Maryse s'était résignée : cet homme ne serait jamais à elle.

— Vous pensez que Claude serait heureuse de me voir ? Avec ce ventre gonflé comme un ballon, ça ne risque pas de lui rappeler de mauvais souvenirs ?

Un coup de Jarnac de la secrétaire pour bien lui faire sentir qu'elle pouvait donner naissance, elle, à un bébé ? Michel ne prit pas les propos de la belle de cette façon. Quant à Judith, elle ne semblait pas dans la confidence, se bornant à sourire béatement en posant une main sur le bidon plein.

— En tout cas, tu vas nous pondre un beau petit bonhomme ; c'est bien parti !
— Oui, mais je fatigue. Enfin, je vous recevrai volontiers… avec votre femme.

Il eut la curieuse impression que les derniers mots étaient seulement là pour Judith. Mais pas question de retourner seul chez Maryse, non ! Il avait peur. Peur de cette vérité qui se cachait sous les traits d'un ventre arrondi au possible. Un œuf tellement couvé qu'il devenait difficile de le traîner, et la démarche en canard de la pauvre femme en était la meilleure preuve.

— Nous viendrons, je vous le promets, mais pour le moment portez-vous bien. Et encore merci pour votre aide, et surtout merci à vous, Judith, de me seconder le temps que notre Terre se repeuple d'un bel enfant.
— Merci, Michel. Je vous promets de faire tout mon possible pour que tout se passe au mieux.
— De toute façon, si Judith a un problème elle pourra toujours me contacter : je les connais par cœur, nos fichus dossiers, et je ne vais pas mourir demain ! Alors…
— Merci à vous deux !

Il était rentré chez lui. Et la maison aussi avait un air de fête. Quelque chose de joyeux. Claude avait réagencé l'étage. La mezzanine devenait ainsi le bureau du maître, et celui occupé précédemment voyait un lit et des tas de peluches prendre place. Une métamorphose totale de leur environnement qui faisait chantonner la brune. Les soirs, tout était parfait. Elle et lui faisaient l'amour pratiquement toutes les nuits. Dans toutes les postures, dans tous les recoins, comme si l'avancée du projet d'adoption avait rendu la belle plus câline, plus demandeuse.

Ce soir-là, il se laissa aller à quelques confidences. Elle voulut savoir comment était la nouvelle employée de son mari. Le portrait qu'il en fit reflétait-il la vérité ? Elle ne se posa pas la question ; de toute manière, s'il avait menti, c'était seulement par omission. Et puis aussi c'était certain qu'il ne l'avait pas vraiment détaillée, trop obnubilé par le ventre de Maryse et le secret qu'il renfermait. Il lui raconta aussi sa demande de visite à celle-ci ; si là encore Claude trouva bizarre cette envie d'aller voir la femme enceinte, elle lui donna raison de l'avoir proposé.

Les civilités, les mondanités faisaient également partie des attributions des conseils, et bien entendu elle ne trouvait rien à redire à cela. En tête, elle n'avait du reste que les risettes et les nattes d'une blondinette qui, si tout continuait à bien se passer, viendrait au chalet quelques heures d'abord, puis une journée ensuite, et finirait par rester pour une longue période où le couple serait évalué en qualité de parents. Tout un programme ! Il y avait encore loin de la coupe aux lèvres, mais elle y croyait… dur comme fer !


— Bonjour, Monsieur.
— Bonjour, Judith. Tout va bien ?
— Oh oui, mais est-ce que je pourrais sortir un peu plus tôt ce soir ?
— Bien sûr. Je tiens à vous dire merci de remplacer Maryse en premier lieu, et pour le travail remarquable que vous effectuez ici.
— Vous êtes au courant, Monsieur ? Pour Maryse…
— Au courant de quoi, Judith ? Il est arrivé quelque chose à Maryse ?
— Ben… c'est elle que je voudrais aller voir ce soir. Son bébé est né mardi dans la nuit.
— Ah ? C'est plutôt une bonne nouvelle ! Et c'est… ce n'est pas un peu tôt ?

Judith s'était méprise sur le questionnement de l'avocat et avait alors simplement répliqué :

— Une fille, Monsieur, une belle gamine ! Mais Maryse ne va pas fort.
— Comment ça, « pas fort » ? Bon, alors laissez votre travail. Allons voir cette jolie poupée et soutenir sa maman : il y a des choses dans la vie qui passent avant tout.
— Vous… mon Dieu, merci, merci Monsieur.
— J'ai un prénom, vous savez, et c'est Michel. « Monsieur », c'est trop… sentencieux.
— Bien. Alors merci… Michel.

Ils étaient partis tous les deux. Le patron n'avait qu'une idée en tête : aller voir cette fillette qui venait de naître. Puis Maryse tout de même, qui l'avait accompagné durant tant d'années aussi… presque autant que Claude. Il se demanda d'un coup pourquoi il faisait ce parallèle étrange entre ces deux femmes – celles de sa vie, finalement – et cette pensée le fit presque sourire. La maternité avec son odeur si particulière profilait ses longs couloirs. L'équipage employée-patron dut demander le numéro de la chambre. L'infirmière qui les renseigna s'adressa à eux d'une voix grave :

— Vous pouvez la voir, mais pas trop longtemps et vous ne la faites pas parler, elle est très fatiguée. Alors juste quelques minutes. D'accord ?
— Oui, oui bien sûr. Nous serons raisonnables, n'est-ce pas, Michel ?
— Évidemment !
— Bien. Alors c'est la dernière chambre au fond du couloir.

C'était une jolie chambre, comme toutes celles des maternités modernes. Surchauffée aussi, et la pauvre petite chose allongée dans le lit, Michel eut du mal de la reconnaître. Maryse, exsangue, pâle, le teint cireux, rien de cette belle femme qui venait au bureau chaque jour. Elle ouvrit les yeux et ses lèvres violettes esquissèrent un sourire. Aucun son ne sortit de sa gorge. Michel lui avait pris la main. Il la vit qui tentait de dire quelques mots une fois encore.

— Ne parlez pas, Maryse. Reposez-vous simplement.

Une nouvelle fois les lèvres s'agitèrent, puis l'infirmière entra derrière les deux visiteurs.

— Bon. Je crois que nous ne pouvons plus attendre et la garder ici ; nous devons la diriger vers le centre hospitalier : elle a fait plusieurs hémorragies et a du mal de récupérer. Je vous demanderai donc de sortir.
— Mais… ça va s'arranger ?

La blouse blanche avait simplement haussé les épaules, une manière déguisée que Michel connaissait, comprenait bien aussi… le secret médical était bien gardé.

— On peut voir le bébé, s'il vous plaît ?
— Ah oui… Demandez à l'infirmière qui est dans le couloir ; elle vous indiquera l'endroit. Allez, dehors, et bonne journée.

Elle s'affairait avec son téléphone ou un appareil analogue. L'avocat saisit cependant quelques bribes de ce dialogue où il était question de coma. Dans le couloir, ils demandèrent à voir l'enfant et une fille de salle les escorta vers une pièce où une dizaine de berceaux étaient rangés. Seuls deux ou trois accueillaient un bébé.

— Voilà, la petite Michèle est là.
— Michèle ? Elle se prénomme Michèle ?

Le boss avait pratiquement hurlé ces mots, comme si le ciel lui tombait sur la tête. Des bouts de phrases de Maryse lui revenaient en mémoire. Ce qu'elle lui avait raconté bien en amont de cette journée prenait d'un coup un sens tout neuf. Il saisissait les propos déguisés et son cœur venait de faire un bond dans sa poitrine. Judith aussi suivait des yeux la métamorphose qui s'opérait chez son patron : il était défait, livide sans qu'elle s'en explique vraiment la raison. Lui se demandait pourquoi… pourquoi elle ne lui avait pas annoncé directement cela. Oh, Maryse… pourquoi ?

Il déposa Judith au bureau mais rentra ensuite chez lui. Là où une autre petite fille gribouillait un livre à colorier. Élyse, la nouvelle arrivée à la maison, était sage comme une image. Et Claude délaissait totalement son travail sur le terrain, ne s'occupant plus que de la gamine. Comment allait-il lui dire ce qui le tracassait ? Mon Dieu, comment allait se passer la conversation qu'ils devaient avoir, elle et lui ? Bon sang, que ça s'annonçait déjà… compliqué ! La petite leva les yeux vers lui dans une sorte de sourire attentiste. Il vint lui passer la main sur le front, lui donna un bisou sonore. Elle s'adaptait rapidement à un environnement tout neuf, son « chez elle » en devenir. Claude préparait des crêpes dans la cuisine.

— Tout va bien, Michel ? J'ai voulu appeler ton bureau mais ta nouvelle secrétaire n'était pas là.
— Oui, nous sommes sortis tous les deux.
— Ah… Elle t'accompagne en rendez-vous ? C'est nouveau, ça.
— Non, pas en rendez-vous : nous sommes allés voir une petite bonne femme.
— Quoi ? Je ne comprends pas.
— Une petite de quarante-neuf centimètres et de deux kilos six.
— … ? Je…
— Maryse a une petite fille. Une jolie poupée rose.
— C'est merveilleux, tout cela ! Nous irons la voir tous les trois si tu veux…
— Elle ne va pas bien.
— La petite de Maryse a des problèmes ? Mais comment ça ?
— Non, pas le bébé… Maryse ne va pas bien ; elle perdu beaucoup de sang et a un mal fou à revenir. Les médecins parlaient de la plonger dans le coma.
— Mais… mais c'est terrible ! Pauvre Maryse… Et la petite, alors, que va-t-elle devenir ?
— Je crois que tu devrais t'asseoir une minute ; nous avons à discuter sérieusement tous les deux.
— … ? Tu me fais peur, là.
— Mais non, juste une mise au point.

La conversation s'était avérée longue et ponctuée de questions. Légitimes, sans aucun doute, mais terriblement embarrassantes pour Michel. Élyse aussi était venue, à plusieurs reprises, interrompre les deux adultes. Claude était blanche, pâle comme une morte, mais elle se contenait. Puis quand elle ouvrit la bouche, ce fut pour dire des vérités.

— Et tu m'en aurais parlé si tu avais su plus tôt ?
— Mais bien entendu. Et puis il y a Élyse… et notre vie qui change d'un coup. Je ne sais pas comment faire pour cette petite Michèle…
— Mais Maryse, elle n'en a parlé à personne ? S'il lui arrivait malheur, mon Dieu, je n'ose pas y songer…
— Attends, les médecins font du bon boulot de nos jours.
— Ah oui. N'empêche que des gens meurent encore suite à des accouchements, même en France. Et cette petite… c'est la tienne ! La sœur d'Élyse, pour finir.
— Mais…
— Quoi, « mais » ? Je suppose que tu vas prendre tes dispositions, tes responsabilités pour qu'en cas de… problème tu en sois le tuteur, à défaut d'être le père.
— Je t'avoue que je préférerais que Maryse se remette et que nous en débattions tous ensemble. Je comptais bien le faire lors d'une entrevue que je lui avais demandée il y a quelques semaines. T'en souviens-tu ?
— C'est quand même incroyable, ça : tu couches une seule nuit avec elle, et… une petite Michèle naît. Dire qu'avec moi, tu n'as jamais pu… être heureux. Je ne vais pas refaire le monde, mais, bon sang, comme ça fait mal !
— Je m'en doute, mon amour, mais je t'ai prouvé mille fois et de mille façons que tu étais la femme de ma vie.
— Eh bien, il en existe désormais une autre…
— Non, Claude : pas une autre… mais bien deux. Élyse n'est pour rien dans cette situation et elle mérite notre attention. Je ne veux pas qu'elle en souffre. Bon, nous allons rester calmes et attendre que les choses s'arrangent pour Maryse.
— Et dans le cas contraire ? Une analyse de sang est-elle recevable dans ce cas de figure ? Après tout, c'est toi le juriste ici.
— Sans doute, mais ce serait mieux avec l'accord de la mère.
— Je m'en doute, mais faute de grives on mange des merles. Et puis il serait bon de prendre des nouvelles de cette malheureuse ; tu es et restes son patron, que je sache, non ?

La petite Élyse sentait que les choses ne tournaient pas normalement. Elle était venue sur les genoux de Michel. Il souriait à cette petite tête blonde qui inconsciemment venait chercher sa protection. Voir la gosse se coller à son mari dérida soudain la brune. Claude posa la main sur la joue de son compagnon et l'autre sur celle de la petite.

— Bon, je te laisse gérer cela ; fais pour le mieux. Je crois aussi que c'est mon attitude irresponsable qui nous met maintenant dans l'embarras.
— Mais non, ma Claude ; je n'aurais jamais dû céder.
— Ce qui est fait est fait, et inutile de revenir là-dessus. C'est le présent qui est important, pour nous et pour cette pauvre petite Michèle, mais surtout pour sa maman. J'espère qu'elle ira mieux très vite.

La messe était dite. Dans les jours qui suivirent, l'avocat téléphona souvent à l'hôpital et se rendit en compagnie de Claude et d'Élyse pour voir le bébé. Michèle poussait bien, loin de cette agitation bizarre. Mais sa mère, la malheureuse, ne revenait pas de ce coma provoqué. Et cet état durait déjà depuis un certain temps. Un soir qu'il rentrait, le téléphone de Michel se mit à sonner. La mauvaise nouvelle qu'ils redoutaient, lui et son épouse, venait de tomber : Maryse avait lâché la rampe, et son bébé, Michèle, était sans maman.


La morosité des jours suivants était palpable. La vie n'en finissait plus de s'écouler en larmes de deuil. Restait cependant en suspens la question de l'enfant ; Michel s'était présenté aux services sociaux pour tenter de revendiquer une paternité bien mal définie. Et une fois de plus, des tracasseries administratives ; malgré son statut d'avocat, il se heurtait à un mur d'immobilisme. Au bureau, il avait aussi besoin de savoir si Judith n'allait pas quitter sa place, et il fut soulagé d'apprendre qu'elle resterait.

Un matin, alors qu'elle était de repos, elle vint chez son patron. Ce samedi-là, ils étaient sur la balancelle, entourant Élyse de leur affection et d'un amour qui ne se démentaient pas. Judith sonna, et quand il vint ouvrir, Michel la trouva… bizarre. Il la fit pénétrer chez eux et lui offrit un café.

— Je ne voulais pas vous déranger. Comme vous m'aviez demandé de ranger les affaires de… notre pauvre Maryse au bureau, je l'ai fait, ce matin.
— Mais nous sommes samedi : vous n'étiez pas obligé de prendre sur vos heures de repos pour…
— Oh, j'ai eu beaucoup de mal de vider les tiroirs ; c'était un peu comme si mon amie mourait une seconde fois. Mais…
— Mais ? Il y a un souci au bureau ? Vous nous faites peur, Judith ! Nous avons eu notre lot de malheurs pour le moment ; ne croyez-vous pas…
— Je ne sais pas si c'est un malheur ou un bonheur, mais… en rangeant un livre appartenant à Maryse, une lettre est tombée de celui-ci.
— Une lettre ? Vous voulez dire un courrier qu'elle avait placé dans un bouquin ?
— Oui… et… ça m'a l'air bougrement…
— Eh bien, qu'attendez-vous pour nous dire ce que contient cette missive ?

Judith semblait gênée vis-à-vis de Claude. Ses yeux allaient de l'épouse de son patron à celui-ci, sans trop savoir si elle devait continuer.

— Allons, Judith, dites-nous ; nous sommes impatients de savoir.
— Peut-être que vous devriez la lire seul, Michel.
— Comment ça, seul ? Vous l'avez lue ? Elle contient donc un ou des secrets que Claude n'a pas à connaître ? Allons… Nous nous disons tout, alors parlez, bon sang !
— Ne vous fâchez pas, mais elle parle de son bébé… et c'est assez gênant.
— Si vous ne voulez pas nous la lire, au moins pouvez-vous nous la montrer, non ?

D'une main tremblante, Judith venait d'extraire de son sac une enveloppe blanche d'un format banal. Elle la tendit à Michel, mais c'est Claude qui, comme pour confirmer ses dires, s'en saisit. Ses yeux suivirent lentement les phrases manuscrites. Elle ne montra aucune émotion particulière. Les mots avaient un long chemin à faire pour que son cerveau enfin les digère tout à fait. Elle fixa Michel qui attendait, immobile, scrutant celle qu'il aimait. Elle lui tendit la lettre, et à son tour le regard de l'avocat vint parcourir le contenu de cette confession posthume.

Non, elle n'avait pas été écrite quelques jours avant, mais sûrement au tout début de l'histoire, quand elle avait appris sa grossesse. Elle relatait avec insistance cet amour qu'elle taisait, un amour pour son patron. Elle narrait aussi par le détail sa douleur de voir ce couple qui longtemps s'était déchiré avant de recoller les morceaux. Maryse avait aussi écrit ses regrets d'avoir un peu forcé la main de Michel… enfin, pas vraiment la main, mais elle avouait aussi son plaisir de cette seule et unique nuit.

La seconde partie était plus spécialement consacrée aux examens médicaux qui avaient découlé de son état. Elle exprimait aussi son désir de garder cet enfant qui croissait en elle, et la lettre se terminait en jurant que son père ne saurait jamais rien de ce bébé pour ne pas briser le couple reformé. La main de Michel laissa presque choir le papier. Quand il leva les yeux vers son épouse, elle aussi espérait qu'il lui fasse un signe. Judith, la tête rentrée dans le cou, se taisait comme eux deux. Un lourd silence pesant s'instaura, chacun dans son coin se demandant ce que les deux autres pensaient.

Ce fut à nouveau Élyse qui sauva la situation. Élyse, la jolie poupée blonde qui avait faim et qui venait réclamer.

— Maman… qu'est-ce qu'on mangera à midi ?
— Tu aurais envie de quoi, ma chérie ?
— Des frites maman… papa Michel aussi, il les aime !
— Oui, alors des belles frites bien dorées. Et puis… tu en penserais quoi, d'avoir bientôt une petite sœur ?
— Une petite sœur ? Mais… je ne vais pas repartir à…
— Mais non, ma chérie ! Papa et moi nous sommes heureux avec toi, mais parfois les choses sont compliquées et une autre petite fille pourrait bien arriver aussi dans notre maison.
— Comment elle s'appelle, ma petite sœur ? Maman, elle est où, ma sœur ?
— Je crois qu'elle s'appelle… Michèle.
— Comme papa alors ? J'aime bien Michèle… Une petite sœur… quand est-ce qu'elle va venir ? Elle vient de la grande maison là-bas ?
— Non, ma chérie, mais c'est à papa de faire le nécessaire pour qu'elle vienne vite. Tu le veux aussi toi, n'est-ce pas ?
— Oh oui ! Papa… tu vas faire quoi pour Michèle ?
— …

Judith et Michel écoutaient cette conversation, et la secrétaire eut soudain comme un soupir. Un instant elle avait craint le pire, mais cette famille-là réservait bien des surprises.

— Bon, vous avez compris, Judith ? À partir de lundi nous sommes, toutes affaires cessantes, sur un des dossiers des plus brûlants de notre cabinet. Ce papier va me simplifier la vie ; vous me taperez un joli courrier aux services sociaux qui ont en charge la petite Michèle. Elle est ma fille, et sa place est ici, dans sa maison avec son père et une maman toute neuve.
— Merci, mon Dieu… Je suis certaine que, de là où elle se trouve, Maryse doit applaudir des deux mains. Vous voulez que je vous dise ? Vous avez une femme en or ! Bien peu auraient accepté cela. Je vous avoue que je ne sais pas si moi… j'en serais capable.
— Oui ? Mais si vous saviez, Judith, comme un bébé m'a manqué toute ma vie ! Alors celui-là est un cadeau du ciel. Quant à Élyse, eh bien je l'aime déjà tellement que nous ne pourrions plus nous en passer. Finalement, le Ciel est avec nous et notre vie est belle !
— Je vous envie…
— Et nous, nous vous invitons : nous vous gardons pour le déjeuner. Vous aimez les frites et les escalopes de veau aux girolles ?


L'arrivée de la petite Michèle apporta un nouveau bouleversement dans la vie du couple. Élyse se sentit du coup plus demandeuse, de peur que le bébé ne prenne toute la place dans le cœur de ses deux parents tout neufs. Côté libido, chez Claude, les premiers mois furent une Bérézina. La femme ne trouvait plus le courage de faire l'amour à son mari. Trop fatiguée par la fillette et sa petite sœur, elle s'endormait le soir à poings fermés. Michel, les premières semaines, trouva cela plutôt normal. Mais comme cet état perdurait, il se mit à devenir plus taciturne.

Au bureau, le seul endroit où tout allait encore comme il le souhaitait, Judith avait appris très vite à se vêtir plus élégamment, tout en se rendant finalement indispensable. Les clients de l'avocat le félicitaient de cette collaboratrice hors pair. Encore qu'en fait de pair… elle en avait une jolie sur le cœur, et de plus en plus souvent les regards du conseil traînaient sur cette avancée significative. Parfois, le souvenir de sa soirée avec Maryse lui revenant en mémoire, il songeait que la vie était mal foutue.

Sa Claude qui avait tant désiré des enfants était désormais en charge de deux gamines qui, finalement, le mettaient sur la touche, hors-jeu en quelque sorte, mais il se refusait encore à envisager une seconde erreur. Maryse avait été sa seule et unique faute, et il avait sous les yeux chaque soir, chaque jour, le reflet de ce coup de canif dans le contrat. Michèle grandissait avec Élyse au sein d'un foyer qui se dégradait de jour en jour. Oh, naturellement personne ne voyait ces deux-là qui s'éloignaient l'un de l'autre, mais la vision externe des choses était trompeuse.

Claude, en femme avisée et avertie, sentait bien que sa propre attitude face à son mari engendrait un nouveau malaise. Quelque part également une certaine forme de culpabilité, très vite réprimée par les deux feux follets qui occupaient désormais sa vie à temps plein. Si parfois elle avait des envies spécifiques, son corps la trahissait, et la fatigue n'était pas que dans sa tête. Elle prenait moins soin d'elle, elle se fanait sans doute plus vite aussi. Mais elle sentait confusément que son Michel risquait de lui échapper à tout moment. Comment concilier les deux amours si différents de sa vie ?

Elle aurait aimé en parler avec son mari, mais aborder le sujet la rendait fragile et elle pensait que ça la rendrait vulnérable, qu'il ne verrait dans ce genre de dialogue qu'un aveu, un constat même d'échec. Mais le voir se morfondre, se débattre avec des envies d'homme, et n'avoir pour toute réponse que le sommeil – le sien et celui d'une libido en berne – menait le couple tout droit vers une nouvelle crise. Mais quelle solution adopter, quelle décision prendre ? Attendre davantage ouvrait la porte à une catastrophe, un précipice qui chaque jour s'élargissait plus encore que le précèdent et qui risquait de les anéantir pour de bon.

Elle changeait les langes du bébé alors que Michel finissait l'installation d'un portique. Élyse battait des mains et voulait à tout prix essayer cette balançoire toute neuve. Alors Claude, avec des yeux pleins d'amour, vit ces deux-là qui échangeaient bien plus que des sourires. Un mari en or et une fillette attendrissante alors que la toute petite gigotait comme pour montrer elle aussi une certaine joie de vivre. Elle devait réagir avant qu'il ne soit trop tard, et cette fois une parade devait être trouvée pour que revienne l'harmonie dans le couple. Alors qu'Élyse éclatait de rire sous les poussées de grosses pattes de son père, Claude vint les rejoindre.

— Maman… Michèle va aller aussi sur la balançoire ?
— Non, ma chérie, elle est trop petite. Tu vois, c'est encore un bébé. Mais quand elle tiendra assise, oui, vous jouerez toutes les deux. Est-ce que papa t'a montré comment faire avec les jambes pour te balancer ?
— Oui. Regarde, maman !
— C'est bien, ma chérie, mais papa et moi devons parler.
— Oh, vous allez partir dans la maison ?
— Non. Nous resterons sur la terrasse ; comme cela, nous pourrons te voir monter et descendre. Tu veux bien ?
— Oui. Je vais haut, regardez… Hou-hou !

L'air inquiet, Michel était venu s'asseoir près de son épouse. Michèle, sur les genoux de sa mère, battait des mains comme si l'air chaud de cette journée lui donnait envie de bouger.

— Il y a un problème, Claude ?
— Tu ne vas pas me faire croire que tu ne sais pas de quoi je veux t'entretenir.
— Ben… à vrai dire, je n'en ai aucune espèce d'idée.
— Tu rumines pourtant depuis des jours, ou plutôt des nuits devrais-je dire. Je sais que tu as souvent envie de faire… enfin, je le voudrais aussi, mais je suis trop fatiguée. Mais je ne veux pas te perdre une fois encore.
— Et tu préconises quoi, alors ?
— Je veux en discuter avec toi, pour que notre couple reprenne un semblant de vie ; je n'ai surtout pas envie que tu t'égares une fois encore dans d'autres bras : nous avons deux enfants désormais, et c'est suffisant, tu ne penses pas ?
— Je suis d'accord. Alors, quelle solution ? Tu sais que dans deux mois nous serons définitivement les parents de notre petite Élyse : pas question qu'elle retourne d'où elle vient !
— Oui, j'en suis consciente. Mais si une fois par semaine nous prenions une baby-sitter pour qu'elle s'occupe des enfants et que nous ayons un peu de temps pour nous ?
— Nous retrouver serait une bonne chose ; mais ne crains rien, je ne vais pas recommencer à me perdre dans d'autres bras. Je suis patient et je comprends que tu sois…
— Oui, je sais bien, mais même si je ne dis rien, tu me manques aussi.
— Je te manque ? Mais je suis là chaque fois que je ne travaille pas…
— Ne fais pas semblant de ne pas comprendre ce que je veux dire. Tu imagines que parce que j'ai deux enfants, je n'ai plus d'envies ? Que mon corps soit fatigué, c'est une chose ; qu'il n'ait plus de besoins en est une tout autre.
— D'accord. Je t'avoue que je frémis souvent de te caresser à nouveau, que nous nous retrouvions physiquement également, mais je ne veux rien brusquer, rien obliger.
— Non ! Et puis une fois de temps en temps, prendre une nounou pour nos filles, ça pourrait nous permettre de revivre aussi un peu ces moments tendres qui nous font défaut depuis…
— Fais comme tu le désires ; je me suis toujours fié à ton jugement, tu le sais bien. Ton instinct est toujours aussi aiguisé, et je veux te le redire : je t'aime !
— Alors c'est entendu. Je vais chercher une assistante maternelle pour quelques heures par mois ; nous verrons bien ce qu'il en ressortira. Je suis heureuse d'être une maman, mais je le serai tout autant de rester une femme. Ça te convient ?
— Quelle question… ça ne peut que m'aller, évidemment !
— Alors… si tu commençais par m'embrasser ?

Le baiser qui venait de s'échanger n'avait eu que deux spectatrices muettes, mais quel bonheur ! Le goût des lèvres qui se retrouvaient dans des saveurs de promesses à venir. Claude avait fermé les yeux, et à quelques pas d'eux deux de grands rires qui semblaient voyager dans l'espace, ceux d'une Élyse qui comprenait peut-être que certains nuages dispersés révélaient un nouveau ciel bleu.
Michèle, quant à elle, s'était endormie bien au sec sur l'assise d'une balancelle qui restait porteuse d'amour.


La recherche d'une nurse ne prit que peu de temps à la brune. Elle voulut faire une surprise à son mari ; elle lui téléphona un après-midi sur les coups de quinze heures. Le rendez-vous fixé dans un hôtel pas très loin de son cabinet, s'il amusa Michel, le laissa néanmoins perplexe. Il s'y rendit prudemment. Au téléphone, sa belle ne lui avait donné qu'un code et le numéro d'une chambre. Il entra donc très précautionneusement dans cette pièce où l'obscurité régnait. Il fut soudain happé par deux mains qui le tirèrent vers le centre de la carrée. Il se laissa faire comme s'il s'était agi d'un premier rencard.

La voix de Claude, reconnaissable, lui dictait sa conduite :

— Ne bouge plus, s'il te plaît. Je veux te retrouver… à ma manière. Alors c'est moi qui édicte les règles, tu veux bien ?
— Humm… Pourquoi pas ?

Puis les mains qui le tâtaient partout s'agrippèrent à lui, fouillant sur les vêtements chaque centimètre de l'homme qui, debout, attendait patiemment la suite des évènements. Elle caressait lentement son torse, sans que rien d'autre que ses doigts ne soient en contact avec sa chemise sous sa veste entrouverte. Puis elle entreprit de défaire un à un les boutons qui fermaient encore sa liquette. Quand elle comprit que sans lui faire enlever son veston elle ne pourrait pas la faire glisser sur ses épaules, elle s'énerva quelque peu.

— Bon, eh bien aide-moi tout de même un peu ! Retire-moi cette… ce qui me gêne.
— Quoi ? Je ne dois pas bouger, ou je dois t'aider ? Il faudrait savoir ce que tu veux, ma belle.
— C'est toi que je veux ! Je veux te donner ce que tu as si patiemment attendu, avant qu'une autre secrétaire ne s'approprie ce que je convoite.
— Folle ! Personne ne peut te prendre ce que je t'ai donné.
— Oui… tu as déjà dit cela, et pourtant Michèle est là pour me prouver le contraire.
— Tu m'as fait venir ici pour me lancer des vacheries ?
— Non, non, Michel : tu es là parce que je veux rattraper le temps perdu et qu'à la maison, avec les enfants et la jeune fille qui les surveille, ce serait limité, question… cris, et que j'ai bien la ferme intention de te donner du plaisir, mais également d'en prendre. Ici, je me fiche d'ameuter tout le quartier.
— … ?

Il avait souri, mais elle ne pouvait pas le voir, le savoir. Cependant, pour lui montrer sa coopération pleine et entière, il ôta cette veste qui la dérangeait dans ses plans. Aussitôt que celle-ci le quitta, elle reprit son effeuillage, mais un peu plus rapide cette fois. Il frissonnait d'aise de sentir que les pattes douces se frottaient à son torse. Les paumes bien à plat, elle les laissait errer un peu n'importe où et elles montaient pour mieux redescendre en griffant de leurs ongles ces endroits où elles se promenaient. Mais au bout d'un long moment de jeu, elles s'attaquèrent enfin à la ceinture du pantalon.
Ce que les fureteuses découvraient avait déjà pris un volume appréciable.

— Ah-ah !… Monsieur est dans de bonnes dispositions ? Je vois – enfin, plutôt je sens – que notre petite affaire est bien engagée ! J'aurais presque envie de la croquer, petit écureuil qui adore les noisettes, mais aussi le gland… Et ce que je trouve là est… à mon goût !
— Oui, mais vas-y délicatement : c'est bougrement fragile, ça, Madame. Et puis j'aimerais que ça puisse encore servir quelques années, si c'est possible.
— Maître Michel a donc peur pour ses bijoux ?
— Ben… ce serait mentir que de dire non.
— Alors si tu me trompes une autre fois, je t'arracherai tout ceci avec… les dents. Tu t'en souviendras ?
— Comment oublier une pareille déclaration d'amour, ma belle ?
— Bien, bien ! Alors, grand nigaud, si tu te baissais un peu, juste pour que tes lèvres atteignent les miennes ? Un baiser serait trop te demander ?
— Non…

Le reste venait de se perdre dans l'écrasement de deux bouches qui retrouvaient une voie que depuis trop longtemps elles avaient délaissée. Ce bécot avait une chaleur très communicative, et là, sur le grand lit d'un hôtel à quatre sous, deux amants retrouvaient des gestes éternels. Les corps s'apaisaient dans des étreintes osées ; un corps-à-corps pour deux amoureux affamés, pour deux adultes qui revisitaient les amours clandestines. Les cris et les gémissements, comme les soupirs, se trouvaient mélangés. Indistinctement, voix masculine et féminine se mariaient dans des plaintes langoureuses.

Claude et Michel firent l'amour longuement, avec mille et une manières de se remettre en question. Tantôt elle prenait le dessus, parfois c'était lui qui la chevauchait, mais cela n'avait aucune importance puisque les deux-là se reconnaissaient dans des mouvements si amples, si pleins de douceur que rien n'aurait su les arrêter. Mais elle reprit une fois encore la parole, et ce qu'elle lui réclama redonna un sursaut à sa flûte un moment désenchantée, un regain d'ardeur.

— Michel…
— Oui mon ange ?
— Tu sais ce que j'aimerais par-dessus tout, là, en cet instant ?
— Non… Dis-moi… ou plutôt ne me dis rien et laisse-moi faire.

Il l'avait alors placée en travers de ses genoux, et sur le cuir de ses fesses tendues comme une peau de tambour, un air de grosse caisse vint faire vibrer les murs et le cœur de la dame. Cette fessée magique, celle qui scellait le renouveau, celle demandée et donnée avec et par amour, claqua sur le postérieur de cette femme avide de plaisir. L'homme aussi jouit sans aucun doute de rougir ce cul de diablesse en rut. Et en cet instant, aucun des deux ne songeait à ces deux autres anges qui les attendaient à la maison.

Alors, sans crier gare, Claude eut un orgasme prodigieux. Un de ceux qui la secouent durant un temps indéfini. Quant à Michel, alors qu'elle partait sur des chemins où il n'avait plus sa place, la barre sur laquelle il écrasait le ventre de sa femme, cette trique d'enfer se liquéfia d'un coup. Par petites saccades, sa semence se répandit sur le ventre de la brune, mais elle était à mille lieues de s'en apercevoir.

Le calme après la tempête les vit discuter ferme d'autres entrevues tout aussi… bandantes. Elle avait aimé ; il y avait trouvé son compte. Donc ils se promirent de réitérer chaque fois que cela serait possible ce genre de fantaisie, et mon Dieu… les hôtels tels que celui-ci, il en existe partout. Donc ils se jurèrent que des petits moments de détente de cette espèce, ils s'en octroieraient chaque fois que la vie les rattraperait ou qu'ils se sentiraient moins bien dans leur peau. Et cette situation pourrait bien durer jusqu'à ce que leurs deux oiseaux prennent leur essor et quittent le nid…


— Alors, Michel, si vous deviez résumer en quelques mots ces trente années passées à défendre les autres ?
— Je crois que je devrais surtout les dédier à Claude, mon épouse, qui à mes côtés a toujours su concilier notre vie de couple et nos métiers. Elle a aussi élevé nos deux filles avec un amour qui ne s'est jamais démenti.
— Vous diriez que c'est l'amour de votre vie ?
— Oui… avec un grand A !
— Et vos filles ? Comment voient-elles cette retraite qui vous arrive ?
— Elles ont leur vie propre à mener. Mais elles sont là ce soir, et j'en… Non : Claude et moi en sommes fiers. Regardez comme elles sont belles, deux petits soleils qui embellissent nos vies !

À quelques pas de là, une femme aux cheveux blanchis écrasait une larme alors qu'entourée de deux belles jeunes femmes une autre femme avec quelques années de moins avait elle aussi les yeux embués. Claude et Judith, amies de longue date, savouraient ce menu plaisir d'être ensemble ce soir pour le dernier discours du mari de l'un et patron de l'autre. Élyse et Michèle, les sœurs, se redressaient alors que se dessinait pour chacune d'elle un destin différent. Michèle marchait sur les traces de son père ; quant à Élyse, elle suivait celles de Claude.

Les vacances de septembre avaient vu le quatuor se reformer pour quelques semaines à goûter ensemble, et Claude en avait profité pour les emmener un dimanche matin en pèlerinage. Toutes trois s'étaient rendues par des chemins que seule la maman connaissait vers les cimes de ce Phény dont tous parlaient souvent. Le lac, lui, était toujours aussi bleu ou gris en fonction de la couleur du ciel. Et là-haut, tout comme un drapeau, les entonnoirs jaunes, couleur or, garnissaient un panier et embaumaient la forêt.
La saison des amours finissait pour la plus âgée des femmes alors que celle des plus jeunes allait sans doute bientôt débuter. Michel lui, quelque part plus bas, au fond de sa vallée, dormait sûrement encore alors que Claude enseignait à ses deux filles les endroits si simplement beaux qui offraient à toute la famille des moments merveilleux. Elles discutaient cuisine, mariant déjà ces gouttes d'or aux viandes délicates, aux légumes frais d'un jardin que la femme de l'avocat s'ingéniait à maintenir en état. Les haricots, les salades, les tomates, tous ces joyaux si doux au palais, ce n'était que justice de les associer aux ors de la Terre.

— Vous voyez, mes chéries, c'est ici que votre grand-père m'amenait alors que j'étais toute petite. Et ces girolles qui poussaient ici sont toujours là, cinquante ans plus tard ; et c'est comme l'amour.
— Maman… ça fait bien quinze ans que nous venons dans ce coin-là, mais jamais tu ne nous as parlé de ces choses-là… De papy non plus, tu ne nous en parlais jamais.
— Tu vois, Michèle, c'est… notre vie qui est là, étalée sous ces arbres. Chacun doit en prendre une part et en rendre aussi un peu.
— Mais moi, maman… le papy de Michèle, ce n'est pas vraiment le mien.
— Oh, que si ma chérie ! Tu sais, la famille c'est toujours là où on vit, et les gens que l'on aime sont autant de membres de celle-ci dans notre cœur.
— Mais… je ne comprends pas.
— Je veux dire par là que ce n'est pas le ventre qui fait la mère, mais bien le cœur. Je vous aime toutes les deux, et pourtant aucune de vous n'est sortie moi.
— Mais, maman, nous aussi nous t'aimons pour ce que tu nous as donné, ce que vous nous avez offert, papa et toi.

Une petite larme se mit à couler des yeux de Claude ; une larme qui, tombant sur le tapis de feuilles, fit briller ces belles girolles aux reflets de bonheur. Le panier, tout comme les âmes, était plein de cette tendresse qui les soudait plus sûrement que des liens du sang. Claude, avec courage, se dit que sa vie était finalement agréable et belle. Quant à Michel, sa seule et unique faute avait des yeux d'un bleu intense et de si jolis sourires… Ils avaient enjolivé la vie de Claude ; alors pourquoi renier cette époque heureuse ?

Finalement, les ors de la Terre, en ventres ronds ou en gouttelettes jaunes comme ces champignons, tous étaient là pour satisfaire le monde pour qui savait l'apprécier. Et cette nouvelle existence qui s'annonçait, cet automne leur apporterait encore bien des joies. Les filles voleraient de leurs propres ailes, et eux se découvriraient des plaisirs plus calmes. Ils referaient l'amour avec sans doute moins de fougue, avec plus de tendresse aussi. Le temps qui coulait entre les doigts des uns et des autres avait, une saveur… une fragrance délicate.

Ça s'appelait le bonheur : celui d'être avec ces deux petites femmes, qui du reste étaient au seuil d'une vie amoureuse. Elle n'avait plus rien à leur apprendre ; elles devraient désormais s'instruire seules, profiter aussi de leurs erreurs, et l'amour qui rejaillirait sur Michel et Claude… c'était du solide, comme le soleil ou le lac. Il donnerait un jour – de cela Claude en était certaine – des chanterelles d'or, des champignons veloutés aux reflets de lumière, les ors de cette terre vosgienne si chers à son cœur.