D'un enfer à l'autre

Le récit de l'inspecteur Garcia

Un véritable carnage. Ce sont les voisins qui avaient appelé, à cause de l'odeur pestilentielle que répandait le cadavre sur lequel les mouches et les vers avaient déjà commencé leur festin. Le pauvre type avait été déchiqueté ; il en manquait des morceaux, et surtout, il avait été totalement vidé de son sang. L'appartement était au nom de Nathan de Cursac, mais seul le légiste pourrait confirmer l'identité du gus.

Je jetai un œil sur l'ordinateur qui était resté allumé. Vide… Quelqu'un avait effacé tous les documents qui s'y trouvaient. Je sortis sur le balcon où un jeune stagiaire était en train de rendre tripes et boyaux…

— Ça va, jeune homme ?
— Ben non… Vous avez déjà vu un truc pareil, Inspecteur ?
— Oui, une fois. Mais c'était un suicide. Le mec s'était fait sauter le caisson avec un fusil chargé à la chevrotine. Il y avait de la cervelle collée au plafond.
— Dégueulasse, en effet… Mais comme vous le dites, c'était un suicide. Là, penser que quelqu'un ait pu faire un truc pareil à un autre type, ça fait frémir.
— Bienvenue dans le monde glauque des défenseurs de l'ordre. Vous vous appelez ?
— Leboul. Ilan Leboul. Je suis arrivé avant-hier…
— Garcia, inspecteur Garcia. Et si vous ne m'appelez pas « Sergent » comme les nazes en train de ramasser les morceaux à l'intérieur, vous n'avez rien à craindre de moi, lui dis-je pour essayer de le détendre un peu.
— Vous avez une idée de ce qui s'est passé ?
— Hum… L'œuvre d'un taré, sans doute. Un de ces zozos qui se prennent pour des vampires, et si c'est le cas, c'est une mauvaise nouvelle parce qu'on risque d'avoir des cas similaires un peu partout dans la région maintenant. Mais pour en savoir plus, il va falloir attendre que le légiste fasse son travail.
— On pourrait faire le tour des hôpitaux psychiatriques en attendant.
— Ouais… Mais quelque chose me dit que cette affaire pue le serial killer à plein nez et que nous n'en sommes qu'au début.


Le récit de Frédéric Chalmin

Raconter le voyage sur le dos de l'étrange créature serait impossible. Combien de temps cela prit-il avant d'arriver dans le système d'Aldébaran où se trouvait Carcosa ? Je ne saurais le dire… Comment avons-nous pu survivre au froid glacial, au manque d'oxygène ? Sans doute la fiole que j'avais bue avant de partir…

Carcosa était une planète désertique parsemée de villes splendides que protégeaient des dômes ressemblant à de fragiles bulles de savon. Nous arrivâmes bientôt dans l'une d'elles, aux habitations étranges, ressemblant aux nôtres en partie et en partie déformées comme dans un cauchemar irréel. Des créatures fantastiques et monstrueuses la peuplaient, certaines ressemblant à ces peluches pour enfants qui ressemblent à des monstres. Mais ces peluches étaient gigantesques, et surtout elles étaient munies de griffes et de dents effroyables. D'autres évoquaient des squelettes décharnés, certaines de forme plus ou moins humaine, d'autres encore des zombies tels qu'on peut en rencontrer dans les mauvais films d'horreur.

À l'évidence, j'étais là au cœur d'une épouvantable civilisation dont je n'arrivais pas à savoir si elle était avancée ou dégénérée. Je m'attendais à être dévoré par ces créatures, mais aucune ne s'approcha de moi. Toutes semblaient totalement indifférentes à ma présence. Certaines me jetèrent un coup d'œil rapide, puis reprirent leur déambulation chaotique.

Je finis par arriver au pied d'une bâtisse ressemblant à une pyramide égyptienne, mais qui aurait été posée sur sa pointe. La goule qui en gardait l'entrée me laissa passer sans même m'adresser un regard. Je me disais que tout cela ne pouvait être vrai, que c'était un nouveau cauchemar et que j'allais me réveiller une fois de plus. Mais je continuai d'avancer avec la certitude que quelque part dans cette pyramide, Clara m'attendait.

Dès l'entrée, une atroce puanteur me prit à la gorge. L'impression d'entrer dans un tombeau dans lequel des milliers de corps achevaient de se décomposer. Je croisai à l'intérieur d'innombrables créatures toujours aussi indifférentes à ma présence. Toujours guidé par je ne sais quel instinct, je marchai longtemps dans des corridors effrayants, éclairés, semblait-il, par les pierres elles-mêmes. Je traversai plusieurs salles décorées de statues à l'aspect diabolique représentant des créatures dotées de tentacules sortant de la bouche et aux écailles rappelant celles des dragons qui peuplaient nos livres pour enfants. Ces statues étaient en or et en argent, et leurs yeux étaient représentés par des émeraudes ou des rubis. J'arrivai enfin devant une pièce fermée par un rideau de velours rouge dans laquelle, je le savais, j'allais retrouver Clara.

Doucement, j'écartai le rideau. Le spectacle qui s'offrit à mes yeux fut le plus terrible des cauchemars de mon inutile existence : sur un lit somptueusement décoré, une goule faisait l'amour à une femme au corps en décomposition. Il ne restait plus rien de la Clara que j'avais connue… Son visage squelettique ne laissait plus apparaître que ses yeux qui semblaient sortir de ses orbites. Son corps n'était plus qu'une plaie laissant apparaître des muscles à vif à certains endroits, et les os à d'autres.

Sans doute dérangés par ma présence, les corps se séparèrent et la reine Akivasha se leva pour m'adresser enfin la parole.

— Je t'avais dit de m'oublier et de me laisser tranquille ! Que viens-tu faire ici ?
— Je ne pouvais me résigner à ta disparition, Clara. Je voulais comprendre… Que s'est-il passé ? Comment ont-ils pu faire de toi une créature aussi monstrueuse ?
— Ah ah ah… Pauvre Frédéric ! Ne vois-tu pas comme je suis belle au contraire, et comment ma beauté s'épanouit chaque jour un peu plus ?
— Mais, Clara…
— Suffit ! Clara n'est plus. Tu as devant toi la reine Akivasha, compagne du dieu Hastur qui régnera bientôt sur l'univers entier. Tu voulais comprendre… eh bien soit. Ce que les humains appellent « la beauté » n'est qu'une perfide illusion, car la beauté humaine ne peut que se faner quoi que l'on fasse. Et lorsque votre jeunesse s'en va, vous mourez, car telle est la destinée humaine. Mais lorsque les dieux nous choisissent et nous font don de l'immortalité, alors peu importe cette enveloppe corporelle… Nous possédons la magie, et par conséquent le pouvoir ; et c'est ce qui nous rend alors beaux et merveilleux. Certes, pour toi, je suis devenue un monstre. Mais pour ce que tu nommes « monstre », c'est l'humanité qui est monstrueuse, en plus d'être inutile. Cependant, la fidélité que tu as eue envers ma personne mérite une récompense. Viens, Frédéric… Approche… Je vais t'offrir l'immortalité.
— Comment est-ce possible ?
— Nous allons faire l'amour, pour la dernière fois. En échangeant nos flux, tu te chargeras de magie à ton tour. Tu deviendras un serviteur du dieu Hastur et tu seras épargné lorsque son règne viendra. Mais ensuite, tu devras repartir d'où tu viens.
— Je ne pense pas pouvoir te faire l'amour à nouveau, Clara.
— Tu n'as pas le choix. Tu sais désormais beaucoup trop de choses, et je ne pourrai pas te laisser partir si tu ne te soumets pas à Hastur. Viens, approche. Je te promets que les plaisirs que je vais te donner seront à tout jamais incomparables.

Presque malgré moi, je m'approchai du corps cadavérique de la reine qui me prit dans ses bras décharnés. Le contact de son corps me rendit alors totalement fou d'un désir que jusqu'alors je n'avais jamais éprouvé.


Le récit de l'inspecteur Garcia

La tournée des hôpitaux psychiatriques n'avait rien donné, et ce n'est que le lendemain dans la soirée que je reçus le rapport du médecin légiste. Il manquait la main et la jambe gauche de la victime ; elles n'avaient pas été coupées, mais arrachées par une mâchoire comparable à celle d'un crocodile. Deux crocodiles différents, semblait-il. Les autres plaies partout sur le corps semblaient être l'œuvre des serres d'un oiseau de proie gigantesque. Sauf que ni les oiseaux ni les crocos ne boivent le sang de leurs victimes. Donc, nous étions en face de trois bestioles capables de crocheter une serrure et de dévorer un bonhomme.
Voilà un rapport qui n'éclaircissait rien du tout, bien au contraire.

Par contre, mon intuition à propos du serial killer était la bonne : à cinquante kilomètres de là, près de quinze jours auparavant, un autre pauvre type était mort dans les mêmes conditions, un commercial du nom de Joël Borstein. Pur hasard, les deux victimes avaient postulé à une offre d'emploi dans la même société. C'était mince, très mince, mais on allait partir de là.

Deux hypothèses s'offraient alors. La première (sans doute la plus crédible) : les deux victimes butées par un candidat malheureux au poste offert. La seconde : nos deux bonshommes auraient pu découvrir une arnaque à propos de la boîte qui envisageait de les embaucher. Mais le type chargé du recrutement était à Paris avec son staff la nuit du meurtre. Donc…

J'allais quand même prendre contact avec le patron de ce projet « Mars 2040 » qui ne me semblait pas vraiment sérieux. Officiellement pour obtenir la liste des candidats, et en même temps pour essayer de me faire une idée un peu plus précise de cette affaire.

Je sortais du bureau pour en griller une quand Leboul se pointa, tout sourire.

— Inspecteur Garcia, ça n'a peut-être pas grand-chose à voir, mais je suis tombé sur une affaire étrange qui a eu lieu à Paris, il y a quelques mois.
— Ouais ?
— Un cardinal et toute une bande de curés retrouvés morts dans des conditions tout aussi atroces.
— Bouffés par des crocos ?
— Attaqués par « un gigantesque oiseau de proie », d'après le rapport. Ils n'ont pas été vidés de leur sang, mais ça ressemble quand même pas mal à notre affaire.
— On connaît la raison ?
— Non. Mais apparemment, ils s'apprêtaient à organiser une sorte de cérémonie étrange.
— Des fêlés organisant des invocations magiques ? Allons, c'est pas sérieux…
— Inspecteur… Vous connaissez l'adage : « Quand tout ce qui est ordinaire peut être écarté, alors il faut se résoudre à trouver une solution extraordinaire, aussi improbable soit-elle. »
— C'est ce qu'on vous apprend dans les écoles de police maintenant ?
— C'est ce qu'affirmait Conan Doyle.
— Écoute, l'auteur de Sherlock Holmes faisait aussi tourner les tables, alors…
— Alors… Est-ce que vous connaissez Lovecraft, Inspecteur ?
— Comme tout le monde. Mais attention, petit : là, tu te laisses emporter par ton imagination.
— Certains prétendent qu'il écrivait à partir de faits réels.

Je tirai longuement sur ma clope, en proie à une intense réflexion.

— Écoute, petit, cette histoire est en effet très étrange, et on ne peut se permettre d'ignorer aucune piste. Mais je ne peux pas dire non plus au commissaire que j'enquête sur l'existence du chien des Baskerville ou sur celle de la bête du Gévaudan. Alors tu vas faire un saut discret à Paris pour te renseigner là-dessus pendant je vais cuisiner les responsables de « Mars 2040 », et on se retrouve à la fin de la semaine pour faire le point. OK ?
— OK, Inspecteur.


Le récit de Frédéric Chalmin

J'avais rappelé la Byakhee à l'aide de mon sifflet. Après les intenses moments de volupté passés avec la reine Akivasha, je n'avais désormais plus besoin de boire la fiole que j'avais prise pour voyager dans l'espace-temps. Nous repartîmes en direction de l'appartement des Bellane. Comme la fenêtre de la chambre était ouverte, j'entrai en essayant de faire le moins de bruit possible de manière à ne pas attirer l'attention des voisins.

Assise dans l'un des fauteuils de la chambre, j'eus la surprise de constater que ce n'était ni Robert ni son fils qui m'attendait, mais mademoiselle Roman, ma psychologue. Constatant ma stupéfaction, elle posa un doigt sur bouche et s'adressa à moi en parlant doucement.

— Chut. N'ayez pas peur, Monsieur Chalmin : vos amis m'ont tout expliqué. Et je viens de voir comment vous êtes arrivé ici. Je suis bien forcée de vous croire, désormais.
— Comment se fait-il que vous soyez ici ?
— Je vous avais suivi. Persuadée que vous auriez besoin de moi, je suis montée après vous avoir attendu dehors pendant presque trois heures ; vous étiez déjà parti. Robert Bellane a pris le temps de tout me raconter, mais son fils et lui ont dû partir ensuite, appelés d'urgence par quelqu'un ayant des ennuis semblables aux vôtres. Ils m'ont permis de vous attendre. Tenez, prenez ça.
— Qu'est-ce que c'est ?
— Je l'ignore ; c'est le jeune Bellane qui m'a dit qu'il fallait ingérer cette pilule en revenant afin de ne pas être perturbé lors de votre retour.
— Merci. Alors vous me croyez, maintenant ? Vous allez nous aider ?
— Bien sûr, Monsieur Chalmin.

À peine eussé-je pris la pilule que je compris mon erreur ; je me sentis soudain tout engourdi, lucide, mais incapable de décider quoi que ce soit par moi-même. Deux hommes vêtus de blouses blanches entrèrent dans la chambre ; ils avaient tous les deux un air vaguement dégénéré qui donnait aux traits de leur visage des expressions de poissons. Sans que je puisse esquisser un geste de révolte, ils me passèrent une camisole de force.

— Je ne comprends pas, Docteur. Vous venez de dire que vous me croyiez. Que vous avez vu la créature qui m'avait ramené ici.
— En effet.
— Mais alors, pourquoi ?

Un sourire cruel déforma son beau visage.

— Parce que je veux tout savoir, Monsieur Chalmin. Et en particulier, quels sont les plans d'Hastur.
— Je ne comprends pas…
— Vous comprendrez bientôt. Emmenez-le.

Les deux brutes me firent sortir de la chambre et nous traversâmes le salon où une nouvelle vision d'horreur s'offrit à moi : Robert Bellane avait été crucifié sur le mur, et les plaies dont son corps était couvert témoignaient des souffrances qui avaient dû être les siennes durant mon voyage à Carcosa. Quant à son fils, il avait disparu.