L’exécution

La seconde chemise de documents qui se trouvait sur le bureau d’Allan Pinkerton était presque exclusivement consacrée au procès du maréchal. Nous ne nous y attarderons pas trop dans la mesure où seuls les juristes ou autres professionnels des métiers de la justice y trouveraient un véritable intérêt. Gardons simplement le souvenir qu’un procès n’est finalement qu’une grande scène de théâtre, sur laquelle l’accusation et la défense se livrent un combat sans pitié. Un combat dont le but n’est jamais d’établir la vérité, mais simplement d’anéantir la partie adverse. Or, comme nous allons le découvrir, il n’y avait dans ce procès que deux parties complices l’une de l’autre, l’accusation voulant faire condamner à mort « le Brave des braves », et l’accusé souhaitant recevoir cette condamnation.

Dans un premier temps, le pouvoir parvint à constituer un Conseil de guerre afin de le juger. Sa présidence fut tout d’abord confiée au maréchal Moncey qui se désista. « Juger Ney ? dit-il avec hauteur ; mais que l’on me dise donc où étaient ses accusateurs lorsque celui-ci parcourait les champs de bataille ! »

Ce Conseil était composé d’anciens maréchaux, dont certains ne portaient pas le prince de la Moskowa dans leur cœur, mais tous reconnaissaient ses exploits. Il y avait peu de chances pour que Ney soit condamné à mort. On pouvait donc l’affronter avec une relative confiance. Or, Ney refusa d’être jugé par ce Conseil, arguant qu’il était Pair de France, et que par conséquent il devait être jugé par la Chambre des Pairs. Ses défenseurs tentèrent un instant de le dissuader de ce qu’ils jugeaient être une sottise (et d’un certain point de vue, c’est était une) ; ce fut peine perdue.

Le procès eut lieu du 21 novembre au 6 décembre 1815, et Michel Ney fut donc condamné à mort, son exécution prévue pour le lendemain.

À la lecture de ces faits, il est évident que deux conclusions pouvaient s’imposer : soit Ney était réellement un fou comme l’avait prétendu Napoléon à Las Cases – mais si tel était le cas, Napoléon lui-même s’accablait : pourquoi donc avait-il confié le commandement de l’armée française à un fou dans une bataille aussi décisive que celle de Waterloo ? –, soit il souhaitait être condamné à mort, assuré qu’il était qu’il s’en sortirait.

Dans le même temps, la femme du maréchal se rendit chez Wellington afin de le supplier d’intervenir auprès du roi en faveur de son mari. Wellington promit d’intervenir, mais ne se rendit pas chez le roi. Les historiens prétendent aujourd’hui encore qu’il ne l’a pas fait, renonçant devant la difficulté de la tâche. C’est oublier (mon Dieu, comme cette histoire est pleine d’oublis…) que Wellington était un homme de parole, et que son sens de l’honneur était irréprochable. C’est oublier également qu’à l’heure où nous parlons, il était quasiment le maître du pays.

Alors ? Le fait qu’il n’ait pas parlé à Louis XVIII signifie-t-il qu’il ne soit pas intervenu, qu’il ait manqué à sa parole ?

Allan Pinkerton sortit du dossier deux lettres. La première était une lettre de la femme de Michel Ney à sa cousine, chez laquelle l’arrestation avait eu lieu.

Chère Aglaé,

Tu me demandes des nouvelles ; hélas, elles ne sont pas bonnes. Mon cher mari a été fusillé ce matin du 7 décembre sans que personne ne soit intervenu afin de retarder la sentence. Tout a été si vite… En me réveillant tout à l’heure, j’ai cru à un des ces horribles cauchemars que j’avais l’habitude de faire lorsqu’il partait en campagne avec l’empereur. Au lendemain des batailles, j’attendais parfois plusieurs jours durant une lettre de sa part. Elle finissait toujours par me parvenir. Mais cette fois…

Et pourtant, Michel en a ri et m’a rappelé ce souvenir : « Ma chère femme, a-t-il dit, crois-tu que l’on puisse tuer ainsi le Brave des braves ? Crois-tu vraiment que c’est un simple peloton d’exécution qui aura raison de la vie de celui qui a tant de fois trompé la mort ? Garde confiance, et crois en moi. Une lettre te parviendra dès que je pourrai, et tu sauras que ton héros n’est pas mort. » Il paraissait si sûr de lui que j’ai cru un instant que le duc de Wellington que j’avais supplié d’intervenir lui avait fait part de quelque nouvelle, et je suis sortie rassurée. Mais ce matin, on vient de m’apprendre qu’il avait été enterré au cimetière du Père Lachaise. Mon Dieu, ma pauvre Aglaé… Cette fois, Michel est bel et bien mort.

Ma seule consolation sera de l’avoir convaincu finalement de recevoir le curé de Saint-Sulpice pour sa confession. Lorsque j’ai évoqué le sujet, Michel s’est tout d’abord fâché comme à son habitude lorsque nous évoquions ensemble les choses de la religion : « Que voulez-vous que je fasse de votre prêtraille ? » a-t-il bougonné. Je lui ai cependant tendu la lettre que ce bon prêtre m’avait chargée de lui remettre, et il a daigné la lire. J’ai alors vu son visage se détendre et s’éclairer. Puis il m’a dit avec un empressement soudain : « Fais donc vite venir ce saint homme… »

La seconde lettre en possession d’Allan Pinkerton émanait du curé de Saint-Sulpice lui-même. Elle était assez courte, et provenait des archives de la loge Saint-Jean de Jérusalem.

Mes TT∴ CC∴ FF∴,*

Le 7 décembre 1815, j’ai pu faire part de vos messages de soutien au prince de la Moskowa. Il les a bien reçus, et cela lui a permis de partir serein vers un monde meilleur.

Père Lagrange,
Abbé de Saint-Sulpice

Si la première lettre pouvait laisser planer un doute quelconque, la seconde – écrite à l’évidence par un franc-maçon – n’en laissait plus aucun. Les « Frères » avaient bel et bien entrepris quelque chose lors de l’exécution du Maréchal Ney. Avaient-ils réussi ?

Une nouvelle pile de témoignages racontant l’exécution était là, à la disposition du détective.

  1. L’exécution devait avoir lieu à la barrière de Grenelle, mais le convoi s’arrêta quelques centaines de mètres après la sortie de la prison, devant un mur en construction proche de l’avenue de l’Observatoire. « Nous craignions des mouvements de foule en faveur du condamné. », expliqua l’officier chargé de commander le peloton.
  2. Ney descendit de la voiture, non pas habillé en maréchal de France, mais en costume ordinaire. De ceux qu’un bourgeois anonyme revêtait avant de partir pour un long voyage. Surprenant…
  3. Les soldats du peloton d’exécution étaient tous d’anciens héros de la Grande Armée. « Nous avions reçu l’ordre de tirer à côté. » dira l’un d’eux, un soir de beuverie.
  4. Le commandant de Saint-Bias, qui commandait le peloton, ne s’approcha pas du corps pour tirer le coup de grâce. Corps qui, si l’on en croit le témoignage du parlementaire anglais Quentin Dick, n’eut aucun soubresaut. De plus, le fusillé s’était écroulé en avant, et non pas en arrière, comme il aurait dû le faire sous l’impact des balles.
  5. Cerise sur le gâteau, aucun médecin n’était là pour constater la mort du prince de la Moskowa. Tous, en effet, attendaient à la barrière de Grenelle.
  6. Le corps fut laissé sur place durant environ un quart d’heure, et l’on vit des soldats anglais s’approcher afin de couper quelques cheveux de la tignasse rousse de Michel Ney. L’un d’eux, ancien apprenti boucher, affirma plus tard que ce n’était pas son sang qui recouvrait les habits du maréchal, mais du sang de porc.
  7. Enfin, le corps fut emporté à l’hospice où une sœur fut chargée de la toilette mortuaire. Quelques heures plus tard, l’enterrement eut lieu dans la plus grande clandestinité. On raconte que la femme du maréchal n’y assista pas. On raconte également que Wellington lui avait fait parvenir une lettre peu de temps auparavant. Madame la maréchale, jeune veuve, riche, séduisante et courtisée ne se remaria jamais.

L'exécution

Que de faits bien étranges, pour une exécution qui paraissait si capitale à tout le monde…

Pinkerton frappa violemment du poing sur son bureau :

— Pas de preuves, Peggy ! Pas de preuves !
— Et pourtant, tout concorde, Monsieur Pinkerton…
— Non ! Chaque fait, pris séparément, peut être anodin… C’est leur accumulation qui rend cette histoire crédible.
— En effet, Monsieur.
— Crédible, certes, mais pas forcément vraie. Toutes ces accumulations ne pourraient être que des coïncidences.
— Il y en a beaucoup trop, Monsieur Pinkerton…
— Soyons rationnels, Peggy. Enfin, essayons de l’être… La lettre de la maréchale ne prouve rien. La lettre du curé prouve qu’il était franc-maçon. Et alors… Que les « Frères » aient pu être impliqués dans cette histoire à cette époque, la belle affaire !
— Elle affirme qu’il est parti vers un monde meilleur…
— Le paradis chrétien.
— Ou le Nouveau Monde, comme le lui avait conseillé Fouché.
— Il est écrit « vers un monde meilleur », et non « vers le Nouveau Monde ». Ce qui de toute manière ne constituerait pas une preuve.
— L’endroit de l’exécution ?
— Pour éviter tout débordement : le contre-argument se tient.
— Les soldats de la Grande Armée ?
— Un soldat obéit aux ordres. On les voit mal tirer à côté…
— Sauf si justement on leur a donné cet ordre.
— Et qui l’affirme ? Un ivrogne !
— Le coup de grâce, Monsieur Pinkerton ?
— Un officier peu scrupuleux. Et encore… j’ai une autre lettre qui affirme que le coup a été tiré de loin à cause d’un cavalier anglais qui avait fait cabrer son cheval devant le corps. Non, Peggy, nous n’avons rien de probant.
— Alors vous n’y croyez pas ?
— Bien sûr que si, j’y crois : c’est bien là le drame ! Comme vous l’avez fait remarquer, tant de coïncidences, c’est impossible. Si nous avions affaire à des personnages encore vivants, ce serait simple : on les interrogerait, on les ferait avouer, et on pourrait établir la vérité. Mais ce n’est pas le cas. Nous arrivons trente ans après, après les historiens, les politiciens, et surtout les francs-maçons. Si tous se sont donnés tant de mal pour construire une histoire officielle de la mort de Michel Ney, croyez-moi, ce n’est pas un petit détective comme moi qui va pouvoir renverser la table. Il me faut une preuve irréfutable. Il me faut LA preuve ! Et alors tous ces faits, toutes ces coïncidences ne feront que la renforcer. À défaut, nous n’avons rien, et nous risquons juste de nous faire écharper et de mettre notre réputation en péril.
— Monsieur Pinkerton, il y a une chose que je ne m’explique pas. Ce sang de porc, d’où proviendrait-il ?
— Oh, une vieille ruse… Une poche de sang cachée sous la veste. Et lorsque Ney commande au peloton de viser droit au cœur en se frappant violemment la poitrine, il la crève, tout simplement. Ce qui explique qu’il n’ait pas voulu mettre son uniforme pour l’exécution, afin de ne pas le souiller.
— Mais comment se serait-il procuré cela ?
— Qui sait… Le curé qui l’a accompagné ? Ou alors, elle l’attendait dans la voiture ; les « Frères » étaient partout.
— Oui… Et on ne lui a ni bandé les yeux, ni attaché les mains…
— Oui, Peggy. Tout le monde est d’accord là-dessus ; et on n’a jamais vu cela. Mais encore une fois, ce n’est pas une preuve indiscutable.
— Mais enfin… il faudrait être aveugle et sourd !
— Il n’y a pas plus sourd que celui qui ne veut pas entendre, Peggy. Et croyez-moi, ces têtes de lard de Français ne voudront rien entendre. Prétendre que Ney est enterré aux États-Unis d’Amérique, ce serait aussi grave que de prétendre que le corps de Napoléon serait toujours en Angleterre ; ce peuple est très chatouilleux lorsque l’on touche à ses symboles.
— Et pourtant, on est dans le cas typique du héros pour qui l’histoire se termine bien.
— Vous oubliez leur goût du romantisme et de la tragédie ; ils aiment tellement que leurs héros meurent à la fin : Vercingétorix, Jeanne d’Arc, Napoléon… Tous leurs symboles sont des vaincus. Ce peuple ne conçoit la gloire que dans la défaite. Pour eux, Waterloo est une plus grande victoire qu’Austerlitz.

La nuit commençait à tomber et il restait encore une chemise entière à relire. Celle qui relatait la vie de Peter Stuart Ney aux États-Unis d’Amérique. Allan Pinkerton alla se faire du café, bien décidé à en terminer avant le petit jour.

— Souhaitez-vous que je reste avec vous, Monsieur Pinkerton ?
— Non, Peggy ; vous pouvez rentrer chez vous : j’en ai encore pour pas mal de temps. Et je veux trouver LA preuve. Vous savez comme je vais être invivable, bientôt… À demain.
— À demain, Monsieur Pinkerton.

Resté seul, le vieux détective se saisit d'une enveloppe arrivée le matin même, dont il savait la provenance, et qu'il avait gardée pour la fin. Elle émanait du prince Jérôme Bonaparte qu'il avait contacté par courrier et qui avait accompagné Fouché le jour de sa mort le 26 décembre 1820. Fouché avait-il parlé de cette affaire avant de mourir ? A défaut de preuves irréfutables, son témoignage aurait pu valider toutes ces suppositions.

Cher Monsieur,

J'étais bien près de Joseph Fouché le jour de sa mort et les jours qui précédèrent, à Trieste. Vous savez comme moi combien cet homme était secret. La veille de sa mort, il m'a demandé de brûler de nombreux papiers qui, disait-il, allaient permettre à de nombreuses personnes de pouvoir vivre désormais sans craintes. Cela dura plus de 5 heures… L'un des dossiers concernait en effet le prince de la Moskova. Je puis affirmer que je l'ai eu entre les mains et que je l'ai parcouru rapidement, découvrant cette phrase à la fin : « Parti aux États-Unis. » J'ai alors interrogé mon compagnon qui répondit dans un murmure :

— Oui, c'est ce qui était prévu, mais ce fou n'est finalement pas parti et il est mort comme vous le savez.

Je me suis alors étonné dans la mesure où monsieur Fouché tenait ses dossiers à jour et où ce dernier semblait ne pas avoir tenu compte de l'exécution du maréchal Ney. Il me répondit qu'il s'agissait là d'une négligence de sa part, que depuis son exil il n'avait pas eu le courage ni l'envie de conclure certains de ses dossiers. Pour avoir bien connu l'homme, cela me semble assez incroyable, mais il était mourant et je n'ai pas eu le courage de l'ennuyer plus longtemps avec mes questions ; le dossier fut donc brûlé avec des centaines d'autres.

En espérant que mon témoignage pourra vous aider dans vos recherches, je vous prie d'agréer…

Pinkerton referma son dossier. Il n'aurait pas de preuves formelles dans cette affaire… l’Histoire officielle resterait donc ce qu'elle était. La mort du Brave des braves resterait ainsi un éternel mystère dont seuls les amoureux de l'Histoire pourraient tirer un plaisir sans cesse renouvelé à tenter d’en dénouer les fils.

Un jour, peut-être, de nouvelles preuves apparaîtraient.**

  * Mes Très Chers Frères.
** En 1903, un fossoyeur du nom de Dumesnil – qui n’était pas au courant de cette histoire – fut chargé de déterrer le cercueil afin qu’il fût conduit jusqu’à un endroit plus approprié à la grandeur du « Brave des braves ». Or, d’après son témoignage, le cercueil était… vide.