La vie… une saloperie !

— Maria, bonjour ! Asseyez-vous ; monsieur Ansel va vous recevoir.
— Merci.

La secrétaire la fit patienter. La petite voix de Maria sortait presque difficilement de sa bouche. Elle avait seulement une quarantaine d'années et ses longs cheveux bruns encadraient un visage plutôt beau. Ses grands yeux clairs reflétaient cependant une sorte de désarroi. D'un geste lent, elle s'assit dans un fauteuil de cuir qui faisait face à un large bureau de bois verni. Vide, un autre fauteuil beaucoup plus luxueux attendait son propriétaire. Monsieur Ansel, c'était le patron de l'usine, et il avait convoqué la jeune femme. Elle l'avait vu à plusieurs reprises jusqu'à l'enterrement de Gaby.

Gaby… c'était son mari. Un vrai coup de foudre ! Ils s'étaient mariés quand elle avait eu vingt-et-un ans. Une longue période de bonheur, et Maria avait mis au monde deux enfants, Louisette et Pierrot. Mais les choses s'étaient brusquement dégradées, surtout lorsque Gaby était tombé malade. Tellement même qu'en mars il avait été hospitalisé. Pour une femme qui ne travaillait pas, la vie était vite devenue difficile, avec deux enfants. Elle avait bien fait un peu de couture pour des gens, mais depuis la mort de son mari ça ne suffisait plus pour nourrir les deux petits.

Par la porte du bureau entrouverte, un homme aux cheveux grisonnants venait d'entrer. Maria fit un mouvement pour se lever. Immédiatement, le type en costume gris foncé lui mit la main sur l'épaule.

— Bonjour, Maria. Non restez assise. Je vous ai fait venir pour parler un peu de votre situation.
— Bonjour Monsieur.

Elle eut bien du mal à prononcer ces quelques mots.

— Vous avez quel âge, Maria ?
— Quarante-et-un ans, Monsieur.
— Vous n'êtes pas sans savoir que pour remplacer votre… enfin, notre regretté Gabriel, nous avons embauché un jeune de la ville.
— Oui, je… j'ai entendu des bruits.
— Ce ne sont plus des rumeurs. Vous vous en sortez avec vos deux gamins ? La vie n'est pas tendre avec les femmes seules, vous le savez ?
— Oui. J'ai du mal. Je cherche du travail, mais ce n'est pas facile avec les enfants.

L'autre la fixait. Son regard scrutait la femme encore jeune et désirable qui se tenait droite sur son siège. Une lueur passa dans les yeux malins du patron. Une étincelle que Maria ne vit pas. Ses yeux à elle étaient tout embués à la seule évocation de ses malheurs. D'abord Gaby était mort, puis il y avait les deux gosses, et sans doute que quand elle sortirait d'ici, elle n'aurait plus même de toit. Les « on-dit » allaient bon train ; les gens racontaient que le nouveau avait besoin de l'appartement où elle vivait. C'est celui qui allait avec la place de contremaître.

— C'est bien malheureux, ce qui est arrivé. Je vous plains de tout mon cœur. Et vous comptez faire quoi, maintenant ? Vous comprenez que… je ne peux pas vous laisser la jouissance de la maison.
— Oui… mais… que… qu'allons-nous devenir, les enfants et moi ?
— Ben… votre Louisette a fini l'école, non ? Elle peut travailler. Il ne vous reste que le petit. Et puis… on peut s'arranger.
— S'arranger ? Je ne demande que ça, Monsieur Ansel. Vous avez peut-être une place pour moi dans votre tissage ?
— La conjoncture… ma pauvre Maria, la conjoncture. Mais vous êtes encore bien jolie…

La brune leva les yeux, posa ceux-ci sur ce gars qui avait pris un ton étrange pour lui dire ces quelques phrases. Il n'avait pas lâché sa silhouette du regard, et ce qu'elle devinait n'était pas joli-joli. Il avait un sourire qui découvrait ses dents blanches. Du reste, il venait de se lever et il colla sa main sur son épaule. Maria ne supporta pas ce geste ; elle se leva, presque d'un bond.

— Allons, ma cocotte… Tu comprends bien ce que je veux dire… tu es très belle.
— J'ai deux enfants, Monsieur !
— Oui… oui, je le sais, et c'est à eux que je pense, là. Je peux te trouver un petit nid douillet. Tu aurais une vie plus… facile.
— Donnez-moi simplement un travail et un deux-pièces, et je pourrai m'en sortir.
— Mais, je n'ai pas de travail. Enfin, si… Tu pourrais avoir une petite maison à la campagne, y élever tes deux mouflets. Pour cela, il te suffirait d'être gentille… avec un ou deux de mes clients. Des gros bonnets qui viennent ici une ou deux fois par mois.
— Je suis une femme bien. Je viens d'enterrer mon homme, et vous me proposez de… Ce n'est pas correct !
— Mais si. C'est ton avenir que je t'offre, bien meilleur…

Il s'était rapproché de la femme, et sans ambages il lui passa la main sur la joue. Cette patte descendit sur le cou et finit par se saisir d'un sein sous l'étoffe de la robe noire. La réaction de Maria fut instantanée : elle gifla le gars aux tempes grises qui recula sous la beigne. Les étoiles de ses mirettes devenaient maintenant des étincelles de fureur.

— Bien ! Je crois que tu viens de gagner un voyage vers la sortie, Maria. Tu as exactement huit jours pour quitter l'appartement. Tu passeras aussi chercher le solde de tout compte de Gabriel à la comptabilité. C'est bon, je crois que nous nous sommes tout dit.

Consciente que son geste venait de la mettre à la rue, elle eut des regards suppliants vers celui qui faisait ici la pluie et le beau temps, mais l'autre ne regardait plus la brune. Il avait déjà ouvert devant lui un énorme livre et il écrivait à la plume sur une page blanche. Alors Maria se tourna vers la porte et avança à pas lents. Elle savait que son destin se jouait là, dans ce bureau. Mais pas question de faire ce que ce salaud voulait. Pas de ça ; pour ses enfants, pour son Gaby seulement parti, non, elle préférait la misère à cela. Facile à dire…

La misère… elle devint présente dès le premier matin. Avec ce que le comptable lui avait donné, elle n'avait pas de quoi nourrir les deux gosses plus d'une semaine. Et elle devait aussi songer à se loger. Elle regarda Louisette et Pierrot. Qu'allait-elle bien pouvoir faire pour que les deux gamins survivent ? Elle se dit que le mieux serait de retourner chez sa mère, là-bas au pays. Mais Adèle n'aurait jamais la place pour les loger tous les trois, et elle la connaissait bien : avec son caractère, ça serait compliqué. Et puis c'était vrai que Louisette avait quatorze ans maintenant. Elle était encore un peu frêle, mais bon, elle pouvait travailler.

Alors elle prit la petite à part et lui expliqua qu'ils ne pouvaient plus rester ici. Elle omit bien sûr la partie odieuse de l'histoire, celle du bureau du patron. Mais Louisette semblait consciente des enjeux, et surtout sa mère lui expliqua qu'elle reviendrait la chercher dès que sa situation se serait améliorée. Elle écoutait ce que disait cette maman gentille qui, les yeux pleins de larmes, lui demandait de venir avec elle, à la ferme des « Arpents ». C'est là où chaque matin, plus depuis que son papa était mort, c'est là qu'elle allait avec son pot de camp chercher le lait. Monsieur et madame Jauris cherchaient une fille pour aider aux travaux domestiques.

Elle trottina derrière sa mère, et au bout d'une demi-heure de marche sur un sentier caillouteux, se profilèrent enfin les contours massifs d'une bâtisse que Louisette reconnaissait. « Les Arpents » ! C'était une maison en pierre, une ferme ramassée sur elle-même. Les vaches y donnaient un bon lait, mais Louisette n'en savait guère plus. Elle avait souvent croisé les deux grands garçons qui vivaient là. Les fils des fermiers sans doute, mais ils ne lui avaient jamais adressé la parole.

Elle attendit dans la cour alors que sa mère frappait à la porte. C'est Hélène Jauris qui lui ouvrit. De loin, la fillette ne comprenait pas les paroles des deux femmes, puis Maria fit un signe et Louisette s'approcha. La femme regardait cette petite chose qui ne disait mot.

— Tu sais coudre ?
— Oui Madame !
— Tu sais lire et écrire et compter ?
— J'ai eu mon certificat d'études, Madame.
— Pour les filles… ça ne sert pas à grand-chose ; trop intelligentes, ça crée toujours des problèmes. Enfin, en mémoire de ton pauvre père, je veux bien te prendre à l'essai. Ici, tu devras te lever pour la traite des vaches, puis tu iras aux champs avec les garçons. Et je ne veux pas d'histoires entre vous ; tu vois ce que je veux dire ?

La gamine avait la tête baissée. Elle ne quittait pas ses godillots des yeux. Elle écoutait cette femme qui parlait sans arrêt. Elle ne savait pas encore que son destin se scellait là, sur le pas de la porte d'une ferme des Vosges.

— Bon ! Tu peux commencer tout de suite. Ta mère te ramènera tes affaires dans la journée. Entre à la cuisine et laisse-nous parler entre femmes.

Elle obéit et pénétra dans la pièce. Un énorme fourneau chauffait toute la maison. Sur celui-ci, des casseroles fumaient de partout. Il n'y avait personne. Madame Jauris passa ensuite devant elle et se saisit d'une escarcelle dans un tiroir d'un buffet en chêne. Louisette entendit le bruit des sous qui changeaient de mains, puis Maria appela sa fille. La patronne de la ferme ne resta pas près d'elles. La maman serra sa fille dans ses bras et, les yeux mouillés, elle se détourna brusquement de sa gamine.

À pas rapides, elle repartit vers le village où Pierrot attendait chez une voisine. Il restait encore à faire les baluchons. Il fallait finir le déménagement ; pas la peine de s'éterniser. Elle avait fait une bonne dizaine de pas quand…

— Maman… Maman !

La gamine revint près d'elle, le visage tourné vers celui de sa mère. Elle avait de la peur dans ses yeux. Elle vivait cette séparation comme un autre abandon ; déjà que son papa était parti, maintenant c'était sa mère qui la laissait dans cette maison inconnue. Une peur viscérale lui crispait le corps, lui faisait mal partout… Louisette ne pleurait pas ; des larmes, elle n'en avait plus. Son père avait emporté avec lui toute sa réserve.

— Oh, ma Louisette… Je reviendrai vite te chercher, je te le promets.
— Je voulais juste te dire… d'embrasser Pierrot pour moi. Dis-lui que je l'aime et que nous nous reverrons bientôt.

À nouveau elles s'étreignirent, puis la déchirure s'accomplit. Une autre vie débutait pour Louisette, une autre aussi pour Maria. La mère s'en allait vers des demains incertains et sa fille commençait sa vie de femme. Louisette revint lentement du côté de la cuisine. Elle ne disait plus rien. Une dernière fois elle se retourna pour voir sa mère qui s'éloignait à grands pas. Dans l'embrasure de la porte, madame Jauris avait suivi cette scène. Elle ne montrait aucune émotion particulière mais, au fond de son cœur, cette gamine… c'était déjà un peu celle qu'elle n'avait pas eue, celle qu'elle aurait aimé avoir. Avec Albert et Jeannot, c'était tellement différent. Ils étaient comme son mari : durs au travail, durs à la peine, et peu enclins à la discussion.


Alix rentra des champs. Il se tut d'abord quand il trouva à la cuisine cette gamine, mais sa femme lui expliqua qu'elle l'avait prise à l'essai. Les deux garçons qui accompagnaient le patron ne parlaient pas ; ils zieutaientZieuter : expression populaire signifiant regarder avec attention, insistance. cette grande bringue aux cheveux filasse. Une tignasse qui virait au brun-roux. Bien sûr, ils savaient qui elle était. Au village, le dimanche après la messe, les langues allaient bon train. Son père était un ouvrier de chez Ansel. Et elle venait, avant, tous les jours chercher du lait. Les deux gaillards regardaient cette fille qui devait avoir treize ou quatorze ans. Elle n'allait plus à l'école, sinon leur mère ne l'aurait pas embauchée.

— Rappelle-moi ton prénom, gamine.
— Louisette, Monsieur.

L'homme qui venait de parler était assis au bout de la longue table de bois. Il avait posé son chapeau de feutre à gauche de son assiette. Des cheveux gris coupés courts, une moustache qui lui pendait sur les lèvres ; il roulait une cigarette entre ses doigts boudinés. Le cylindre ayant pris forme, une langue pointue vint en humecter toute la longueur. La chose bien fermée vint ensuite se visser entre les lèvres de monsieur Jauris. Un claquement sec du briquet, et une fumée bleutée monta vers les poutres du plafond. L'homme inspectait visuellement la fille qui se tenait plantée devant lui.

— Alors, Louisette, voici Albert et Jean. Ce sont nos fils. Eux s'occupent des tâches difficiles. Je suppose qu'Hélène – Madame Jauris – t'a montré ta chambre. C'est elle qui te donnera des ordres que tu devras exécuter. Ton domaine, ce sera la cuisine, les chambres, et peut-être la traite de vaches le matin et le soir. Tu as déjà vu une vache de près ?
— Non, Monsieur.
— Alors ce soir nous te montrerons comment on s'y prend. Tu auras aussi ta chambre ; je veux qu'elle reste propre. Si tu as des questions, c'est le moment de les dire.
— Non, Monsieur. Madame Jauris m'a dit qu'elle m'apprendrait.
— Alors c'est parfait. Bienvenue aux Arpents ! Une dernière chose… Chacun ici a une place attitrée à table et personne n'en change. Compris ?
— Oui, Monsieur.
— Tu peux aussi ajouter « Alix », après le « Monsieur » !
— Bien, Monsieur Alix…

La vie était rude à la campagne, mais Louisette s'acclimatait vite. La patronne n'était pas méchante, veillant à ce que tout se passe bien. La cuisine devint vite le domaine de la fillette qui grandissait. Maria revenait seulement une fois par mois, celle où madame Jauris prenait le porte-monnaie et lui payait ses gages. Mais sa mère ne s'attardait jamais et venait toujours seule. Pas de nouvelles de Pierrot.

Et les saisons passèrent, sans que les choses, elles, ne changent vraiment. Louisette avait deux ans de plus, et sur sa poitrine deux seins s'étaient enracinés. Elle avait des cheveux moins roux, virant sur le brun. Elle devenait une femme en miniature. Elle avait pris goût à cette vie champêtre. Deux dimanches par mois, elle se rendait à l'église avec la famille.

Un matin, épouvantée, elle était allée voir la maîtresse. La nuit, pour une raison qu'elle ignorait, elle avait perdu beaucoup de sang, taché son lit. Elle avait la peur de sa vie.

— Madame, cette nuit j'ai fait une hémorragie ; je crois que je suis malade.
— Ah ? Il ne manquait plus que ça ! Explique-moi de quoi tu souffres.
— Ben… je ne sais pas. Je me suis réveillée ce matin avec du sang partout.
— Ouf ! Tu m'as fait peur… Tu es devenue tout bêtement une femme. Ne crains rien, ça va t'arriver tous les mois maintenant. Alors tu calcules : tous les vingt-huit jours si tu es bien réglée.

Pendant qu'elle cuisinait, madame Jauris lui avait patiemment tout expliqué, les règles, le fonctionnement de son corps. Elle avait moins la trouille. C'était idiot, ces trucs qui allaient revenir tous les mois que Dieu ferait. Louisette savait aussi que désormais elle pouvait – ou pourrait – avoir des enfants.

Les jours se suivaient ; ils étaient tous ponctués de ces scènes simples. Hélène la considérait comme la fille de la maison. Bien entendu, les garçons la taquinaient bien un peu, rien de bien méchant. Et la jeune fille devenait une belle plante qui savait trouver sa place dans un univers qui lui convenait. La gamine s'épanouissait avec cette famille qui l'avait finalement adoptée totalement.

Sa mère avait espacé ses visites. Monsieur Jauris lui envoyait chaque mois par la poste le salaire de la jeune fille. Dans la cuisine, devenue « sa » cuisine, les petits plats succédaient aux traites, et elle savait aussi bien faire le beurre que le fromage. Puis vint la saison des semailles, et Albert n'était pas là. Ses bras manquaient à la ferme. Il était parti pour Metz et son régiment. Alors un nouveau commis fut embauché.

Il était arrivé, un beau soir. Jules, c'était son prénom. Grand, blond, un visage tellement beau que la jeune fille se pâmait devant, ce qui avait le don d'énerver Jeannot. Il n'aimait pas ce type qui avait tout vu, tout fait. Mais Alix buvait littéralement les paroles de ce mec, affable au demeurant. Alors c'était lui, Alix, le patron !

Comme chaque soir, Louisette se trouvait à l'étable. Vingt vaches à traire, ça ne se fait pas tout seul. Pendant que madame Jauris s'occupait des premières stalles, elle passait en revue les pis des plus calmes. Par moments, les deux femmes, travaillant à chaque extrémité de l'étable, ne se voyaient pas, trop éloignées l'une de l'autre. Quand le seau de la fille était rempli, elle se levait pour en chercher un autre. Un soir, il lui sembla soudain voir passer une ombre dans la pénombre qui régnait là. Elle ne se formalisa pas plus que cela : Misette, la chatte de la ferme, était bien souvent dans leurs pattes ; le lait était son mets préféré. Alors qu'elle se rasseyait sur son tripatteTabouret à trois pieds dont on se servait dans les Vosges pour traire les vaches., il lui sembla pourtant entendre rire.

Mue par une curiosité toute féminine, elle se redressa et avança sans bruit dans l'allée. Elle aperçut madame Jauris qui s'occupait de la cinquième vache en partant du fond, et à ses côtés, l'ombre qu'elle avait prise pour la chatte. Jules se trouvait là ! Louisette ne le voyait que de dos. Il était à genoux et fort occupé à un ouvrage bizarre. Lui aussi trayait, mais les mamelles qu'il tenait en mains n'avaient pas de trayons, ou alors seulement un. Et la patronne, si elle continuait son travail, gloussait en se dandinant sous les doigts du garçon qui malaxait en soufflant. Hélène avait le caraco relevé et, assise sur son tabouret à trois pieds, elle laissait l'autre la tripoter.

Elle avait l'air d'aimer cela, même. Comment pouvait-elle faire cela ? Et monsieur Jauris là-dedans, était-il au courant de… Finalement, elle se sentit trop curieuse et elle repartit sans bruit vers son poste de travail. Elle replongea dans sa traite sans plus vouloir savoir : ce n'était pas ses oignons. Le bruit du seau, du côté de la patronne, fit tourner la tête à Louisette. Jules se faufilait dans l'allée et disparaissait au coin de la porte. Les vaches avaient toutes donné leur précieux liquide. C'était déjà l'heure de préparer le repas. Ce soir, ce serait des beignets de cerises dont la jeune fille avait préparé la pâte dans l'après-midi.

À table, Jules n'arrêtait pas de chouffer Louisette. Elle ne comprenait pas bien ce que la patronne et lui pouvaient commercer dans cette étable, mais ce n'était sûrement pas très bien. Et au fur et à mesure que les fournées de beignets étaient prêtes, elles arrivaient sur le plateau de bois où les assiettes retournées semblaient les inviter, les attendre. Mais là, c'était monsieur Alix qui donnait le signal. Quand il le fit, la pauvre Louisette n'eut pas même le temps de s'asseoir que la pile de galettes fut comme happée par les mains avides. La seule qui restait fut arrachée du plat par un Jules narquois.

— Eh ben, mes cochons ! Vous auriez pu en laisser un pour notre cuistot. Et toi, Louison, il te faut t'imposer ; on est dans un monde de loups. Allez, assieds-toi et prends un bout de fromage. Mange, tu l'as bien mérité. Elles étaient fameuses, tes bugnes !

La réflexion du patron fit rire tout le monde. Sauf Hélène qui ne cessait de chercher du regard le commis engagé pour la saison. Une atmosphère si pesante que même monsieur Jauris s'arrêta soudain de rire, se demandant ce qui se passait. La chatte sortie de sous la table passa dans les jambes de Louisette et vint caresser la jeune fille. En se baissant, elle rendit la monnaie de sa pièce à la bestiole qui restait pourtant sauvage.

— Y'a quelque chose qui ne va pas ? Vous êtes tous bien silencieux, ce soir…

Alix avait dit cela d'un ton bonhomme, presque avec un sourire qu'il n'affichait cependant pas vraiment. Le couteau du maître de céans qui claqua en se fermant signa comme d'habitude la fin du repas. Le fils partit de son côté et Jules resta dans la cuisine à surveiller du coin de l'œil la fille qui débarrassait et faisait la vaisselle. Il ne lèverait pas le petit doigt pour lui donner la main. Il se bornait à suivre les courbes de cette croupe qui allait et venait, ondulant sous une robe de lourd tissu. Puis quand elle passa près de lui, il tendit la main, faisant mine de lui tripoter les fesses. Elle s'arrêta net dans son élan, en regardant brusquement le garçon. Et dans les yeux de Louisette il y avait comme un éclair qui indiquait à Jules que ce n'était pas la peine d'insister.

— Hé ! Tu ne vas pas me mordre, quand même ? Tu fais bien la mijaurée. J'ai vu les regards du Jeannot !
— Quoi ? Tu es complètement fou, toi. Un grand malade, ma parole ! Tu ne me touches pas. Tu fais ce que tu veux avec la patronne, mais pas avec moi, sinon, je vais voir monsieur Jauris !
— Chut… tu es folle ! Tu veux que je me fasse foutre à la porte ? J'ai rien fait de mal…
— Je n'en sais rien, mais je t'ai vu… traire. Alors du calme, hein !

Vexé, l'autre se leva et se dirigea vers la porte. Juste avant de la franchir, il se retourna, et avec un rictus aux lèvres il marmonna quelques mots :

— Tu me le paieras ! Je te jure que tu ne perds rien pour attendre !

Puis il fila sans se retourner.

Louisette finit son ouvrage puis elle monta se coucher. Sa chambre était bien modeste, minuscule. Un lit de coin d'une seule place, une petite armoire-penderie qui comportait deux étagères. Ses maigres affaires étaient rangées là, bien pliées. Sa seule richesse se trouvait dans ce bahut aux portes de chêne verni. Sa piaule était attenante à celle des maîtres de maison. Alors de temps en temps elle entendait le sommier de la chambre d'à côté qui grinçait. Des bruits presque familiers qui lui rappelaient ceux que ses parents faisaient eux aussi.

Il y avait déjà bien longtemps de cela… et parfois Pierrot, son petit frère, lui manquait. Oh, elle avait bien versé quelques larmes tout au début, à son arrivée ici. Puis le temps refermait les pires blessures. Elle triturait entre ses doigts une photographie de Gaby. Celui-là… comme il savait si bien la faire rire ! Il l'appelait « ma princesse » et elle avait parfois l'impression qu'il flottait là, dans le noir, pas loin de son lit. Alors elle lui parlait, lui racontait des choses… celles de cette vie sans maman, loin de tous. Elle s'endormait souvent avec un sourire qui remontait d'elle ne savait où. Mais ce soir…

Elle était trop crevée, et l'autre sale con avait pris comme un malin plaisir à la mettre en rogne. Ce salaud avec sa gueule d'ange, il fricotait avec madame Jauris et la reluquait comme si elle était un veau un jour de foire. Mais pour qui se prenait-il ? Et puis pourquoi lui avait-il parlé de Jeannot ? Bien sûr qu'il était gentil avec elle, le fils des patrons. Mais c'était tout. Elle aimait discuter avec ce garçon à peine plus âgé qu'elle. Mais il n'avait jamais, au grand jamais, eu de gestes ou de paroles déplacés.

Ce soir, le lit dans la chambre d'à côté ne grinça pas. Elle perçut même, à plusieurs reprises, la toux persistante d'Hélène. Depuis des mois elle breulaitBreuler : tousser fort. à s'en décrocher les poumons.


L'argent envoyé à Maria par le patron était revenu. Hubert, le facteur, avait rapporté le mandat et avait, comme d'habitude, bu un canon avec le patron. Ils discutaient tous les deux et Alix avait posé à la jeune fille une question qui l'inquiétait :

— Louisette, ta mère a déménagé ? Elle n'habite plus avec sa mère ?
— Je… je ne sais pas, Monsieur. Ça fait bien longtemps qu'elle ne m'a plus donné de nouvelles.
— Le mandat est revenu. Je mets les sous en attente. Je vais ouvrir un livret pour toi, à ton nom : comme ça, si Maria vient te voir, tu pourras lui donner. Ils te serviront peut-être aussi un jour… si tu trouves un galant.

Louisette leva les yeux vers le maître. Un galant… il en avait de bonnes, lui ! Elle marnait douze heures par jour, même les dimanches. Les vaches, ça donne du lait aussi les jours fériés. Elle s'inquiétait un peu ; pas pour Maria, elle était grande et saurait bien se débrouiller. Non, c'était pour Pierrot que son cerveau se débattait. Où pouvait-il bien être, lui ? Ses pensées sombres furent interrompues par l'entrée de Jules. Il revenait des champs avec Jeannot. Les deux garçons furent interpellés par le visage blanc de la jeune fille.

— Oh, t'es malade, la drôlesse ? Tu as mangé quelque chose qui ne passe pas ?
— Je ne t'ai rien demandé, Jules. Compris ?

Hubert et Alix se turent soudain ; ils écoutaient la conversation. Jean prit la défense de Louisette :

— Ça suffit, Julot ! Tu te prends pour qui ? Elle a le droit d'être de mauvaise humeur. Toujours à chicaner tout le monde, avec tes grands airs ! Reste à ta place. Louisette sait garder la sienne, et elle est indispensable ici. Plus que toi, sans doute.

La violence des mots et la force du ton obligèrent les deux adultes à penser qu'il se passait quelque chose entre les deux gamins. Alix se demanda soudain si son fiston n'était pas un peu… épris de sa bonne. Hubert, pour calmer les ardeurs de tous, leva son verre de picrate.

— Ne t'inquiète pas, Alix : c'est des histoires de jeunes gens. Il faut bien que jeunesse se passe.
— Ouais… mais je ne veux pas d'embrouilles dans ma maison. Compris, vous deux ?

Ils maugréèrent des mots entre leurs dents. Après cet incident, Louisette ne vit plus le petit Jeannot comme d'habitude. Ce garçon-là avait pris fait et cause pour elle ; et c'était presque un homme maintenant. Un instant, elle en oublia ses propres préoccupations. La tignasse mal peignée du cadet de la maison, ses yeux ronds comme des billes, ses larges épaules, soudain ce garçon avait un attrait bizarre aux yeux de la jeune fille.

La vie reprit ses droits, son cours normal : les travaux des champs, les vaches, les repas. Et puis il y avait Hélène, qui toussait de plus en plus.

Depuis quelques jours, elle n'était pas venue à table. La fille lui portait son repas. Elle ne voulait que du bouillon, mais dès qu'elle le buvait, elle crachait presque ses poumons. Elle ne se levait plus non plus. Bien entendu, Jeannot se montrait anxieux. Alix ne touchait pratiquement plus à son assiette. Le couteau qui claquait pour annoncer la fin des repas le faisait plus rapidement que d'ordinaire. Alors Louisette avait plus de boulot. Le matin et le soir, elle se tapait les vingt bêtes. Elle se coltinait aussi le linge de la maison et le lavoir, mais c'était surtout pénible la planche à savonner qui était pénible. Le dos cassé, elle avait bien du mal à ne pas se plaindre.

Les moissons tiraient à leur fin. Dans le charriEntrée des granges vosgiennes ; endroit où l'on battait le grain., les hommes avaient battu le blé. Et la maîtresse allait de plus en plus mal.

Ce soir-là, Louisette tirait le foin pour nourrir les vaches. Elle était montée dans le faux-grenier où les bottes étaient empilées. Une ombre furtive s'était glissée prestement derrière la jeune fille. Elle commençait sa besogne quand soudain une main vint surprendre sa bouche, et elle se retrouva entraînée dans une glissade impossible à arrêter. Étendue de tout son long dans le foin, un corps lui était tombé dessus. Dans la semi-obscurité de la grange, elle ne savait pas qui était là, ni ce que lui voulait celui qui venait de la faire chuter. Mais elle comprit vite : une patte s'était emparée d'un de ses seins. Le tissu cependant empêchait les doigts de sentir la peau, mais une autre patte tentait de se faufiler sous les cotillons de la demoiselle.

Louisette avait le souffle coupé, autant par l'audace de son agresseur que par les gestes qu'il faisait. Elle ruait comme un cheval au pré. Ne voulant pas se laisser faire, elle regimbait avec violence. Mais l'autre semblait fort ; il était costaud. Elle réussit à se retourner, et le visage qu'elle devinait au-dessus du sien tentait de se rapprocher de sa bouche, mais elle se débattit de plus belle et l'autre ne trouva qu'une partie de son cou. Il laissa ses mains s'accrocher aux nichons haut perchés de la gamine, qui curieusement ne hurlait pas. Quand elle sentit que ses forces l'abandonnaient, qu'elle allait subir le mauvais sort que l'autre lui réservait, alors elle souffla fort et son gosier émit un son guttural.

La main qui vainement tentait d'arracher le caraco de la jeune fille se plaça sur sa bouche pour étouffer ce cri qui démarrait. De rage, elle ouvrit les lèvres et referma les mâchoires sur la chair qui voulait museler sa plainte. Surpris, le gaillard lâcha prise et se retrouva sur le dos en gémissant. Louisette en profita pour sauter sur ses jambes et s'emparer de la fourche qui lui servait à tirer les bottes. Elle fit le geste d'embrocher le garçon qui esquiva en sautant au bas de l'échelle. La silhouette qu'elle voyait s'enfuir… immédiatement, elle pensa que c'était Jules.

La jeune fille termina son travail, puis elle retourna à ses fourneaux. Là, attablés, les trois hommes de la ferme semblaient attendre patiemment le repas. Quand elle le servit, c'est avec appétit qu'ils dévorèrent les nouilles et la salade qu'elle avait préparées. Le bouillon qui était monté dans la chambre d'Hélène redescendit sans avoir été touché. Sur son lit, la pauvre femme n'était plus qu'une épave, et le médecin appelé d'urgence n'avait pas été très optimiste : elle se fatiguait de tousser sans relâche, et les médications n'étaient guère efficaces. Louisette épongea le front de la malheureuse et la borda, mais les yeux suppliants de la patronne ne semblaient plus animés que par une minuscule étincelle de vie.

La jeune fille avait bien tenté de trouver sur les mains de Jules les traces de sa morsure, mais elle n'avait rien détecté de suspect. Il la regardait toujours de la même manière, et comme c'était toujours salace, elle ne voyait aucune différence entre ce soir et les autres soirées. Alix et son fils restaient silencieux, le commis mastiquait sans bruit, et seuls les pas feutrés de la bonne troublaient les toussotements de madame Jauris. Pourquoi l'un de ceux-ci – un des trois hommes – lui avait-il sauté sur le râble ? Que lui voulait-il ? Comme tous les autres jours, elle alla se coucher tard. Le maître n'était pas encore monté. Alors les grincements dans l'escalier lui parurent normaux quand, quelques minutes plus tard, ils se firent entendre.

Ce qui l'était moins, c'était que les pas arrivaient directement vers sa chambre. Mais l'homme qui y pénétra ne se cachait pas. Il tenait une lampe à pétrole au bout d'un bras. Lentement, il tira la porte sur son passage et avança vers la couche de la jeune fille.

— Vous… vous avez besoin de moi, patron ? Vous voulez que je me relève ?

Il ne dit rien et s'assit simplement sur le lit ; sa main se porta sur le drap de coton. Louisette, qui le retenait, ne savait plus quoi faire. Le patron était assis sur son lit. Sans mot dire, il fit passer sa lampe au-dessus du visage de la gamine ; de son autre paluche, d'un mouvement sec il tira la cotonnade, découvrant du même coup la jeune fille tout entière. La chemise de nuit qu'elle portait n'avait rien d'affriolant. L'homme resta un instant hésitant, puis il posa la lanterne sur la table de nuit et ses deux mains remontèrent cette camisole qui couvrait la fille. Quand ce fut fait, il écarta les deux cuisses de Louisette. Elle ne bronchait toujours pas, ne comprenant pas ce qu'il voulait.

L'autre fourra une de ses pattes entre les deux jambes et remonta vers le buisson déjà bien fourni de la gamine. Elle allait crier, mais il mit un doigt en travers de sa bouche, signe qu'il voulait qu'elle se taise. Apeurée, elle obtempéra à cette injonction muette. Alors il se releva à demi, ouvrit sa braguette et se coucha sur elle. Elle respirait fort, sentant une chose dure qui touchait d'abord son ventre. Se soulevant à demi, il entrouvrit le sexe de Louisette et poussa son truc contre celui-ci. Encore un coup de reins, et une douleur à peine supportable vint vriller les tempes de la jeune fille. Alix était en elle.

Il remuait d'avant en arrière, s'essoufflait, respirait fort tandis qu'elle ne ressentait qu'une immonde douleur. Elle devint femme sans savoir pourquoi, n'osant plus crier de peur de réveiller la femme qui se mourait dans le lit d'à côté. Ce salopard venait de la baiser, et sans même se soucier de savoir si elle en avait envie. Il avait défloré la gamine avec une abjection cruelle. Et en deux temps et trois mouvements, il avait retiré sa trique et arrosé le persil avant de refermer sa braguette. Debout devant le lit, il reprit sa lanterne, et sa voix emplit soudain la chambre :

— Tu… tu étais vierge ? Merde ! Je crois que… je pense qu'Hélène est morte. Tu veux bien aller chercher le médecin et le curé ?
— …
— Allez, s'il te plaît, fais vite ! Pardon. Je crois que je suis devenu fou, je ne sais plus ce que je fais. Ne… ne parle de rien à personne, veux-tu ! Je ne le referai plus… jamais… je deviens… dingue !

Louisette s'était levée. Le drap, le matelas aussi, tout était taché d'une auréole sombre, fleur de sang qui rappelait juste l'instant passé. Elle avait mal au ventre, mal au cœur, mais elle courut, elle fila dans la nuit jusqu'au village. Et quand ses petits poings tambourinèrent contre la porte du médecin, elle ne se sentait plus bien du tout.

— C'est toi, Louisette, qui fais un pareil barouf ? Tu es malade ! En pleine nuit… courir par monts et par vaux… qu'est-ce qui te prend ? Tu as une tête de déterrée. Tu as vu un fantôme ou quoi ?
— Non… c'est… Enfin, je crois que madame Jauris… Monsieur dit qu'elle est morte.
— Ah bon ? Alors j'arrive ! Rentre un instant.
— Non, je dois aussi aller voir le curé… Monsieur a dit que je devais…
— Tu sais, elle peut attendre un moment de plus pour recevoir une bénédiction ! Si elle est vraiment morte, le secours de l'Église est bien dérisoire ! Entre, et fais-moi chauffer de l'eau pour mon café.

Dans la cuisine, sur le fourneau, elle mit de l'eau dans une bouilloire puis elle s'assit en attendant que le docteur redescende. Elle s'aperçut que sur sa robe, une large tache rouge marquait le tissu.

— Eh bien ! Tu choisis bien ton moment pour avoir tes règles, toi !

Le médecin lui asséna cette phrase avec un sourire. Il y croyait vraiment ; il faut aussi dire qu'il ne pouvait pas imaginer… Le café bu, ils remontèrent ensemble vers la ferme et firent une halte au presbytère. Le curé, un bon gros bonhomme, leur promit de faire vite. Il viendrait plus tard.

À la ferme, personne ne bronchait. Les trois hommes étaient levés et attablés, silencieux, dans l'attente du docteur. Sur le visage d'Alix, un mélange de tristesse et de peur. Pourvu que la gamine n'ait pas raconté… mais son retour avec le toubib le rassurait. Elle s'affairait, et bientôt une bonne odeur de café embauma la cuisine. Sur la table, l'homme de science écrivait ; Jean écrasait une larme, et Alix se roulait une cigarette.
Il respirait moins vite : son secret serait bien gardé.

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