Les peurs ancestrales

Les heures et les jours qui suivirent furent douloureux. Le village au grand complet défila dans la maison où Hélène reposait. Ils venaient tous discuter un moment avec Alix, serrer la main de Jeannot aussi. Ils avaient, qui une anecdote à narrer, qui un souvenir. Tous gardaient madame Jauris encore un peu vivante. Tous les soirs, le curé Aubert venait pour la prière des morts. Alors Louisette était terriblement occupée : entre les gâteaux à faire pour remplir la panse des visiteurs, le café par casseroles entières et le boulot ordinaire, c'était un peu de l'esclavage. Elle eut un petit coup de chaud quand un gaillard en capote kaki entra dans la cuisine. Il embrassa son père, serra son frangin contre sa poitrine et fila directement dans la chambre.

Quand il revint vers la famille, ses traits étaient pâles. Lorsqu'il retira son calot, son crâne rasé de frais luit bizarrement sous la lumière pisseuse de la lampe à pétrole. Il s'aperçut soudain que dans son empressement pour aller saluer sa mère, il avait omis de dire bonjour à Louisette. Il s'approcha d'elle.

— Tu es devenue une belle jeune femme ! Pardon, ma Louisette, j'étais tellement triste, et maman, c'était… maman, tu comprends ? Pardon, je ne voulais pas être impoli.
— Je sais, je sais Albert. Tu es beau dans ton uniforme. Ça te va bien. Tu sais, elle est mieux maintenant. Elle a dû beaucoup souffrir. Elle n'arrivait plus à respirer.
— Mon père m'a dit que tu avais veillé sur elle ; je t'en remercie de tout mon cœur. Jean aussi est heureux que tu sois là : tu es comme notre sœur. Elle te l'avait dit, tu le sais bien.
— Oui… Va ; va vite rejoindre les tiens, pour le moment. Ils sont malheureux, et vous retrouver tous encore un petit moment leur fera du bien.
— Tu as raison… mais toi ? Comment vas-tu ? Tu es bien chez nous ?

Louisette n'osa pas répondre à cette question. Oui, elle se sentait bien dans ces « Arpents » bienveillants, mais les jours heureux ne venaient-ils pas de prendre fin ? Le départ d'Hélène, qui serait inhumée demain, n'allait-il pas altérer ce calme foyer ? Et puis elle n'avait plus du tout de nouvelles de sa mère et de Pierre, son petit frère. Alors c'était difficile d'être bien dans de telles conditions. Et puis il y avait un autre point noir, une énorme interrogation : Alix ne risquait-il pas de réitérer son geste ? N'allait-il pas envisager un droit de cuissage permanent ? Elle espérait que cette folie n'était que passagère. Elle n'en savait rien, et son avenir lui semblait bien sombre.

Jules, en ces temps de deuil, s'était fait plus discret ; mais il gardait un œil ouvert sur la jeune fille. Et l'autre nuit, celle de la mort de la patronne, il avait bien entendu aussi le maitre qui se rendait dans la chambre de la jeunette couchée. Alors il s'était éclipsé de sa piaule partagée avec Jean pour aller voir ce qui se tramait. Il avait tout compris. Alix n'était pas discret : sa lampe placée sur la table de nuit laissait entrevoir les reflets de son activité. Louisette n'avait rien dit, pas crié non plus. Cette cochonne se tapait sans doute le patron depuis un moment, dans le dos de la maîtresse. Dire qu'elle l'avait un jour menacé pour avoir eu de privautés dans l'étable… elle pouvait bien faire la fière !

Mais ce n'était pas le moment de faire un scandale. Toute la famille veillait Hélène, et demain elle serait enterrée au cimetière du village. Lui avait reçu des consignes : il devrait s'occuper de la ferme pendant les funérailles. Quant à Louisette, elle remettrait un peu d'ordre dans les pièces qui avaient été dérangées par les visiteurs. Ils seraient donc seuls dans la maison. Une bonne occasion, pour finalement avoir une franche explication. Le bidasse repartirait directement du cimetière pour la gare, et sans doute que les deux hommes de la ferme iraient au bistrot, comme le veut la tradition. La brioche de l'amitié, un rituel auquel ils ne couperaient pas. Du reste, Louisette en avait confectionné quatre ou cinq.

Tout le matin, des hommes s'étaient activés dans la chambre. Louisette était montée une dernière fois pour un au-revoir à Hélène, définitif celui-là. Puis elle avait perçu les bruits quand ils avaient refermé le couvercle du cercueil qui avait ensuite été chargé sur le chariot tiré par les deux chevaux du maréchal ferrant. Une petite perle translucide avait coulé sur la joue de la jeune bonne, et le cortège s'était mis en route, derrière la carriole. La maison était devenue étrangement silencieuse. Le coq pourtant, indifférent à ce qui se passait, chantait la gloire de ses poules. Jules était discret, mais elle le savait dans les parages, et le moins que l'on puisse dire, c'est qu'elle ne le portait pas dans son cœur, celui-là ! Elle avait remis la maison en état. Au loin, les cloches sonnaient, et Louisette frissonnait d'en connaître la funeste raison.

Elle finissait la vaisselle des derniers verres quand Julot arriva en trombe.

— Louisette, j'ai soif. J'en remis en état les piquets des clôtures pour les bêtes. Il ne reste rien à manger ?
— Tu sais où c'est ; alors tu peux te servir tout seul.
— Oh ! Pourquoi tu me causes comme ça ? Tu sais, je connais tes secrets ; et moi, je ne dis rien.
— Mes secrets ? Quels secrets ? Celui du jour où j'ai failli t'embrocher dans la grange ? Pourquoi tu ne le remets pas sur le tapis, ce secret-là ?
— Qu'est-ce que tu racontes ? La grange ? M'embrocher ? Tu es folle ou quoi ?
— C'est ça ! Bien sûr, la dingue ici, c'est toujours moi… mais je t'ai vu ce soir-là. Et même que j'ai mordu ta main.
— N'importe quoi ! Qu'est-ce que c'est que ce charabia ? Mais moi, je t'ai vue… avec le patron !
— Hein ? Tu as quoi ?
— Oui, oui, je sais que tu couches avec monsieur Jauris. Je l'ai suivi l'autre jour, quand il est venu dans ta chambre. Le soir où Hélène est morte… et peut-être même que vous l'avez aidée à passer…
— Fiche le camp ! Nous réglerons cela avec le maître à son retour. Attends un peu, mon gaillard… Tes racontars, tu peux te les coller où je pense, vu ?

Louisette se tordait les mains ; comment pouvait-il alléguer de telles insanités ? Avait-il vraiment suivi Alix ce soir-là ? Merde, alors il avait bien dû voir qu'elle n'avait rien fait pour encourager cela ! Il fixait la jeune fille de ses mirettes pleines de malice. Un vrai saloupiau qui ne voulait que semer la zizanie ; ça allait barder au retour du patron ! Elle cogitait. Avait-il vraiment vu quelque chose, oui ? Mais quoi ? Quel mal avait-elle à se reprocher ? Alix avait perdu les pédales en se rendant compte que sa femme venait de mourir ; c'est bien ce qu'elle avait compris. La peur du gendarme lui revenait du fond de son crâne.

Quand il prit à nouveau la parole, elle se sentit de plus en plus mal à l'aise.

— Tu es un beau brin de gonzesse ! Une belle fille ! Pourquoi un vieux cochon comme le patron devrait-il en profiter tout seul ? C'est pour ses sous que tu couches avec lui ? Alors, ou tu le fais aussi avec moi, ou je vous dénonce. Tu as jusqu'à ce soir pour te décider. Après la traite, j'irai dans la grange. À toi de choisir : un petit coup en passant, ou la taule, ma jolie !
— Laisse-moi tranquille ! On verra bien si tu garderas ta superbe devant le maître… attends donc qu'il soit là !
— Les gendarmes, ou une nuit avec moi ; c'est ton choix.

Jules fila, heureusement sans se retourner car elle venait de lancer un couteau dans sa direction. L'objet métallique rebondit sur la porte prestement close par l'ignoble individu qui s'enfuyait. Elle se massa la nuque, se demandant ce qu'elle allait bien pouvoir dire ou faire. Alix ne voudrait pas la croire, sans doute ; et puis ce n'était pas trop des trucs à raconter, surtout qu'il ne devait pas être fier de ce qu'il avait osé faire cette fameuse nuit. Elle ne savait plus comment s'en sortir. Les gendarmes étaient également sa hantise. Elle ne les avait jamais aimés, trop peur de ces uniformes qui la tétanisaient depuis toujours.

Jeannot rentra le premier. Sa bouille montrait clairement son chagrin. Elle saisissait bien sa peine, mais pour la partager, il aurait fallu avoir l'esprit plus libéré ; Jules avait réussi au moins ce tour de force. Perturbée, Louisette ne savait pas réagir sainement.

— Ton père n'est pas remonté avec toi ?
— Non, ma pauvre Louison. Il est allé à la gare pour accompagner Albert, et on ne sait pas s'il pourra revenir de sitôt : il n'avait une perm que pour l'enterrement.

Une sorte de gros sanglot accrocha les oreilles de la fille. Se retournant, elle vit Jeannot qui écrasait une larme. Mue par un instinct quasi maternel, elle se rapprocha de lui.

— Ne pleure pas, mon Jeannot. Tu sais, c'est dur la vie, parfois. Mais tu es comme moi, jeune, et on va s'en sortir.
— Oh, Louison ! Ma Louisette… si tu n'étais pas là, comment on ferait ?
— Vous auriez une autre bonne, tout simplement. Allons, ne sois pas triste ; Hélène ne le voudrait pas.
— Tu as toujours les mots pour me calmer. Tu sais, je crois que je t'…
— Tsitt-tsitt ! Pas de grande sérénade : c'est juste un mauvais moment à passer.
— Tu… tu as sans doute raison, mais je suis bien près de toi.
— Tu veux boire un coup ? Il reste un peu de vin que les gens n'ont pas bu.
— Non, ne bouge pas, reste là, près de moi. J'aime te savoir toute proche, ça me réconforte.

La porte venait de s'ouvrir silencieusement. Sur le perron, Alix regardait son gamin, la tête posée sur la laiterie de Louisette et quelque chose se mit en branle dans sa poitrine.

— Dites donc, vous deux ! Vous croyez que c'est le moment de vous relécher ? Tu n'as pas honte, Louisette ? On vient juste de mettre en terre ma pauvre femme. Quant à toi, mon cochon, fiche-moi le camp de là ! C'est-y des manières de se coller aux basques des filles ?

La gamine regardait et écoutait, terrorisée, les paroles méchantes du patron. Jean déguerpit à la vitesse grand V vers la grange ou sa chambre. Dans un regard embué, elle vit ce grand gaillard qui, dans ses habits du dimanche, ne se retourna même pas. Il n'avait pas tenté une seule parole pour la défendre. Cette solitude pesa soudain si fort sur la jeune fille qu'elle sentit ses jambes se dérober sous elle. Pourquoi tous les hommes étaient-ils ainsi après elle ? Elle n'entrevoyait aucune issue à cette situation. Alix avait le regard mauvais, celui des types qui ont picolé. De plus, il sentait le pinard à trois pas… le chagrin ne légitimait pas tout !


Louisette, plus seule que jamais, sentit dans les semaines qui suivirent le poids de cette écrasante charge qui reposait sur ses épaules. Elle devenait peu à peu la femme de la maison ; entre lessives, repas, vaches et autres tâches, elle n'avait plus vraiment d'instants pour songer à la disparition de sa mère. Parfois, mais de plus en plus rarement, l'image de Pierrot revenait la hanter, la nuit. Elle avait toujours un mal fou pour s'endormir tant elle épiait les moindres craquements des lames du parquet. Sa pire crainte était que le maître revienne à nouveau, mais il se contentait de donner des ordres brefs, jamais amicaux. Elle n'était pas allée non plus à ce fameux rendez-vous ultimatum fixé par Jules.

Bien entendu, l'autre s'était bien gardé d'aller raconter quoi que ce soit à quiconque, mais il restait une menace potentielle non négligeable. Jean, lui, continuait à la bouffer des yeux, comme si elle était devenue pour lui la Madone, celle représentée à l'église sur des tableaux. À l'office, elle s'y rendait tous les dimanches désormais avec le reste de la famille, et même le commis mettait ses plus beaux atours pour la cérémonie. Le gros curé la saluait comme si elle était une de ses ouailles depuis des lustres. Alors quand le père Aubert fut invité à la maison, il n'y eut rien à redire. Elle dut, ce dimanche-là, préparer un repas de fête ; la cochonnaille serait sur la table.

Au milieu du repas, le prêtre – qui avait un vrai penchant pour la dive bouteille – se fit plus causant. Et malgré les tentatives désespérées d'Alix, il ne sut pas se taire.

— Alors, mon enfant, des nouvelles de notre assassin ?
— Pardon ? Je ne comprends pas, Monsieur le Curé.
— Oui, ce cheminot qui voulait violer votre mère et qui l'a tuée… vous avez des nouvelles ? Les gendarmes l'ont-ils attrapé ?
— Mais…
— Bon sang ! Mon père… j'avais gardé le secret : Louisette n'est au courant de rien.
— Mais… alors maman est morte elle aussi ? Et Pierrot ? Où est-il ? Pourquoi personne ne m'a rien dit ?
— Calme-toi, ma belle. La peste soit des ivrognes, dussent-ils être du clergé ! Bon Dieu, ne pouviez-vous pas vous taire ?
— Je suis désolé, je vous croyais au courant… mais pourquoi ne l'avez-vous pas affranchie ?
— Ça aurait changé quoi ? À part la perturber… elle ne pouvait être en rien impliquée puisqu'elle se trouvait ici au moment de ces faits.
— Vous auriez pu être charitable, m'éviter par là même un impair difficile à rattraper. Quant à votre frère, ma fille, personne ne sait où il est passé. Sans doute l'assassin l'a-t-il aussi emmené, voire pire…

Le ciel serait tombé sur la caboche de Louisette que cela n'aurait pas été pire. Maria ne pouvait donc plus donner signe de vie. Le facteur et Alix le savaient donc ? Mais Pierre ? Où se trouvait-il ? Personne n'aurait donc pitié et le recherchait ? Elle essaya de se souvenir depuis quand l'argent était revenu, depuis combien de temps le maître le mettait à la poste pour elle ; au moins six longs mois ! Alors, depuis tout ce long silence, Pierrot était introuvable ? Sa poitrine serrée tendait le tissu de sa robe. Les visages étaient tous tournés vers elle. Ils voyaient tous cette eau du cœur qui suintait de ses yeux. Jules s'était levé ; c'était le bien le dernier auquel elle aurait pensé pour faire un tel mouvement. Sa patte balourde avait frôlé la menotte qui paraissait minuscule dans celle du garçon.

— Ne t'inquiète pas, Louison ; ils vont le retrouver et il ira dans une bonne famille.

Pas moyen de décrocher un mot ! Les mâchoires serrées à s'en briser, la jeune fille ne voyait plus rien de ce qui l'entourait. Les autres continuaient de dialoguer, et ce n'était plus qu'un gros bourdonnement qui lui compressait les esgourdes. La main du commis ne l'avait pas quittée. Jeannot lui aussi, avec un verre de picrate devant lui, ne bronchait pas. Peur d'être taxé par son père de favoritisme, ou mieux encore, d'être épris de la donzelle ? En attendant, seul Jules se montrait plus aimable. Et malgré ses réticences, Louisette lui en sut gré. Le curé but encore un ou deux verres, suivi en cela par un Alix fort poli.

Elle avait laissé les convives à leurs bavardages inutiles. Sur le lit, la jeune fille se prit la tête entre les mains et là, loin de tous, elle se mit à sangloter. Les images qui tournaient dans sa tête étaient celles de sa maman qui lui donnait la main, celle de ce papa trop vite parti. D'autres aussi, telles que cette nuit où le maître était venu dans sa chambre. Elle ne pouvait pas réprimer ces soubresauts que son corps faisait ressurgir à la surface, comme pour libérer un trop-plein de malheurs. En bas, le curé venait de repartir, marchant sans doute en zigzaguant sur les chemins. Peut-être aussi adressait-il des remerciements à un Seigneur pas forcément des plus sympathiques envers elle. Elle entreprit de s'aliter.

La maisonnée semblait d'un calme trop… complet ; le calme avant la tempête ? Alors qu'elle somnolait, des grattements suspects lui parvinrent de la fenêtre. Comment ? Qui pouvait bien tapoter contre les vitres à une pareille heure et à cette hauteur ? Elle fit un bond sur sa couche et s'empressa de rallumer sa lampe à pétrole. S'approchant lentement de la lucarne, elle crut tout d'abord avoir rêvé. Puis, comme un autre bruit persistant venait du même lieu, elle tendit son cou vers les deux vantaux fermés. Un visage hilare scrutait l'intérieur de la piaule, visant la lumière mouvante qu'elle tenait.

— Qu'est-ce que tu fais là ? Ce n'est pas des heures ni des endroits pour venir frapper chez les gens !
— Chut ! S'il te plaît, ne réveille pas toute la carrée. Laisse-moi entrer.
— Donne-moi une seule bonne raison de ne pas crier, veux-tu ? Allez, une seule !
— S'il te plaît… ouvre-moi. Si le patron me trouve ici, ça va être ma fête, et puis la tienne aussi sans doute.
— Je n'ai rien à voir là-dedans, moi…
— Oh, mais je dirai que c'est toi qui m'as demandé de venir cette nuit.
— Menteur, va !
— La fin justifie les moyens. Voyons, laisse-moi entrer ; je ne veux que te parler.
— Qui me dit que tu seras… gentil et que ne chercheras pas à…
— À quoi ? Tu penses vraiment que je veux te violer ? Tu es encore plus folle que je ne le croyais. Allez ! Vite, ouvre la fenêtre, sinon il va rappliquer.
— Tu as déjà tenté une fois de le faire ; alors pourquoi devrais-je te croire cette fois ?
— Je n'ai jamais rien essayé, ni avant, ni maintenant ! Et pourtant, je te jure que tu es à mon goût. Mais je ne suis pas là pour te faire du mal.
— File d'ici ! Tu me parleras demain.
— Non, on n'est jamais seuls dans la journée ; et puis demain… je vais partir. C'est fini pour moi ici. Les moissons sont rentrées, les foins aussi, et il n'y a plus de travail pour moi. Alix me l'a dit cet après-midi.
— Tu vas… vraiment partir ?
— Oui, mais avant il faut que je te parle. Allons, ne soit pas idiote ! Ouvre-moi, s'il te plaît.

Devant les supplications du jeune homme, Louisette ouvrit en grand les deux battants de la croisée. L'autre sauta souplement sur le plancher. Elle se recula, jugeant – mais un peu tard – qu'elle avait sans doute fait une grosse connerie en le laissant lui rendre visite au beau milieu de la nuit. Si jamais le maître l'entendait… elle serait congédiée elle aussi sans plus tarder.

— Ne t'inquiète pas. Je suis passé par là parce que je ne voulais pas que Jeannot me sache chez toi. Et puis je veux que tu te mettes en tête que je n'ai à aucun moment, ni maintenant ni jamais, tenté de te faire le moindre mal. Et si tu m'avais mordu comme tu me l'as affirmé, j'aurais eu des marques.
— Peut-être que je n'ai pas croqué assez fortement ? Bon, qu'as-tu de si urgent à me dire ?
— Ben… voilà, j'ai pensé que… en repartant demain je pourrais passer par vers chez ta grand-mère. J'irais voir et j'essaierais de savoir ce qui s'est passé pour ton frangin.
— Pourquoi tu ferais ça… surtout que nous ne sommes pas vraiment des amis ? Et puis comment tu saurais où elle reste, ma grand-mère ?
— Je n'en sais rien, je venais justement te le demander. Tu sais, moi, je suis seul au monde : plus de parents, pas de famille. Alors, que j'aille à Paris, à Vesoul ou ailleurs… une place, c'est une place, et mes mains travailleront toujours bien dans n'importe quelle ferme de France.
— C'est dans le pays d'à côté, vers Troyes ; tu vois où ça se trouve ? Un petit bled. Ça s'appelle Sainte-Savine. Je n'y suis allée qu'une seule fois et je ne me rappelle plus trop. Mais pourquoi tu ferais un voyage comme celui-là, juste pour moi ?
— Tu n'as pas une petite idée du pourquoi ?
— Ben… non, pas vraiment.
— Tu fais exprès ou quoi ? Tu n'as jamais senti que je ne voyais que toi ici ? Que si je suis encore là, c'est seulement pour pouvoir te regarder tous les jours ? Demain, je serai malheureux de ne plus voir ta trogne.

Des yeux ronds sortaient des orbites de la jeune fille. Il paraissait sincère. Mais que voulait-il lui faire comprendre ? Elle avait acquis la certitude qu'il lui avait passé la main aux fesses un soir dans la grange, qu'il était prêt à recommencer, et le voilà qui lui débitait des salades.

— Tu pourrais m'en dire un peu plus sur ton frangin, si tu veux que j'aie une chance de le retrouver ? Tu vois : comment il est, où il vivait ; enfin, des détails qui me permettraient de le retrouver… peut-être. Mieux, tu n'as pas une photographie ?
— Non, j'ai rien du tout. Juste mon père.
— Il ne ressemblait pas à ton père ?
— Comment veux-tu que je le sache ? Il a dû beaucoup changer, depuis ces longs mois…
— Ouais, bon, je ferai avec ça. J'ai droit à un petit bécot quand même avant que j'aille me pieuter ?
— Chut ! Écoute : c'est Alix qui va se coucher.

Dans les escaliers, les pas sourds du patron s'appesantissaient sur chaque marche. Signe qu'il était bourré. Il mit un long moment à gravir cette montagne de bois puis il s'arrêta devant la porte close. Sa main s'abattit lourdement sur la clenche, la tourna, mais la porte résista. Il força encore un instant puis il s'éloigna en maugréant des mots que ni elle ni lui ne comprirent.

— Quel vieux salaud ! Sa femme n'est même pas encore complètement froide que déjà… Tu avais fermé la serrure à clef ? Maligne et prudente… Bon, je dois filer.
— Attends ! Ne pars pas aussi vite. Montre-moi tes pognes.

Le garçon leva les deux mains vers la lampe. Il les fit passer devant la lueur tremblotante, et l'inspection qu'elle en fit ne lui apporta rien de neuf.

— Tu pensais y trouver la trace de tes crocs ? Idiote, puisque je te répète que ce n'était pas moi.
— Alors qui était-ce, ce soir-là ?
— J'en sais rien, mais nous ne sommes pas très nombreux à la ferme, non ? Tu peux facilement en déduire que…

Il n'eut pas le temps d'ajouter un mot supplémentaire ; Louisette avait avancé sa figure près de la sienne et avait spontanément collé sa bouche sur celle du garçon. D'abord surpris, il répondit à ses avances. Il laissa sa langue errer dans le palais de la fille qui ne savait même pas embrasser. Il s'y reprit à plusieurs fois pour qu'enfin elle comprenne ce qu'il voulait. Les langues se caressèrent et leurs salives se mélangèrent. Quand elle n'eut plus de souffle et qu'elle le repoussa gentiment pour reprendre un peu d'air, il la laissa une fraction de seconde et se recolla à elle, telle une sangsue.
Battre le fer pendant qu'il est chaud… un bien bel adage populaire !

Julot avait le sentiment que Louisette s'ouvrait à la vie. Oh ! Pas la grande vie, non, seulement celle d'une femme nouvelle, celle d'une amante qui apprenait ce que le mot « amour » signifie. Il prit mille précautions pour amener la jeune fille sur le lit. Malgré ses réticences, elle le laissa faire. Le souvenir des pattes du maître, cette manière d'entrer en elle, elle n'en voulait plus. Alors quand le commis se mit à la caresser un peu partout d'abord sur ses nippes et ensuite sur sa peau qu'il avait dénudée, elle sentit que son corps réagissait d'une façon plutôt étrange. La chaleur qui lui parcourait l'échine surtout lui faisait un peu peur. Ce qui lui arrivait lui fichait la frousse.

Son ventre tout entier s'était mis à frémir. Puis, comme des crispations lui couraient partout dans les muscles. Elle aimait ces sensations aussi diverses que bizarres. Le gamin lui toucha le front, et ses doigts doux parcoururent son cou. Ils sympathisèrent avec la naissance de ses seins, et lentement, comme pour ne pas les effaroucher, ils entreprirent de bien savantes circonvolutions sur leur pourtour. Délicieuses manœuvres d'un ouvrier agricole qui l'emportait sur une vague de nuit, elle se sentait princesse d'un instant, reine d'un soir. « Ma princesse… » lui avait dit un jour son père ; et là, le prince charmant avait un prénom : celui de Jules.

Il tripotait tout ce qu'il découvrait, dans le noir de la chambre. Sans se soucier de ce qu'elle en pensait, il avait d'un souffle tué la lumière et ses mains avaient entrepris de singulières danses. Rien de comparable avec ce qu'elle avait subi quelques semaines plus tôt. Non, c'était tellement mieux, tellement bien que sa poitrine se soulevait, impatiente de cette attente. Tout entier, son esprit de femme réclamait une caresse qui lui faisait peur, mais dont elle ne voulait rien ignorer. Elle n'avait qu'une seule vraie crainte : celle de ressentir à nouveau cette déchirure qu'Alix avait fait naître dans son ventre. Quand, contrairement à ce qu'elle croyait, le garçon vint lentement avec la bouche écarter la touffe de ses poils bruns, elle sut que celui-là serait le vrai premier : l'autre ne compterait plus que pour du beurre.

Jules avait le sexe dur qui piaffait d'impatience comme un cheval à son premier galop. Il savourait avec une joie non feinte le goût de ce fruit encore vert. La fille aux cheveux bruns avait les jambes largement ouvertes et ses menottes le forçaient à rester dans la fourche de ses cuisses. Sa langue montait pour mieux redescendre le long de ce couloir qui s'entrebâillait. Une claire mer laissait apparaître un peu de ses embruns. Elle réagissait plus violemment qu'il ne l'aurait cru. Oh, il n'avait pas une grande expérience de la chose, mais une fois il l'avait fait cela avec la mère Joseph. « Une pute ! » comme disaient les gens de son village. Elle lui avait montré comment faire ; il en avait eu pour ses quatre sous !

Mais là, cette Louison, c'était bien meilleur, plus fabuleux, et dans sa caboche de fermier il sentait que quelque chose se passait. Il vibrait pour cette fille. Il n'aurait pour rien au monde cédé sa place à un autre. Et pourtant la position qu'il avait sur ce lit pas très large lui cassait les cervicales. En plus, elle appuyait sur sa tête, mais malgré cela il ne se plaignait de rien. Alors, quand sa salive eut bien humidifié l'aigue aux senteurs marines, il y plongea délicatement la pointe de cette langue de serpent. Elle se raidit ; de cela, il eut conscience. Mais c'était pour mieux le cramponner ! La demoiselle aurait-elle apprécié sa venue ? Il chercha à soulager son cou prêt à se rompre.

Dans l'effort qu'il fit pour ne pas quitter la conque aux saveurs épicées, il se retrouva allongé de tout son corps contre celui de sa compagne d'un soir. Ce qui amena son ventre, et même son bas-ventre, au niveau de la bouille de la belle. Toujours vêtu, il frottait sa braguette contre cette face qui entrait dans la tenaille de ses longues guibolles. D'une main peu sûre, il en chercha les boutons, mais il ne parvint pas à ses fins. Alors, comme par miracle, Louisette ne voulant pas être en reste se mit en devoir d'ouvrir la cage pour libérer cet intrigant oiseau raide. En tremblant de partout sous l'effet de la peur, mais surtout sous les coups de langue qui continuaient leur pèlerinage, elle parvint non sans efforts à extraire de sa gangue de velours côtelé le panache fier qui folâtra presque immédiatement avec son menton.

Comment cette trique d'un nouveau genre s'incrusta-t-elle entre ses deux lèvres ? Mystère. Toujours est-il que cette barre chaude se retrouva bien au chaud dans un nid douillet où une langue avide s'en pourléchait. Gestes innés, gestes immuables ; gestes de femmes. Elle sut d'emblée que Jules adorait cette autre forme de câlin. Ses mains désormais inutiles trouvèrent elles aussi un terrain de jeux sur le postérieur qui se trémoussait, toujours caché dans sa housse de tissu. La bête qui allait et venait dans sa bouche avait des soubresauts inouïs. L'homme tempérait les ardeurs de la fille, comme pour la guider dans ces attouchements terriblement intimes. Lui désormais se servait de ses doigts pour fouiller, pour explorer la grotte qui débordait d'une rosée au goût délicat.

N'y tenant plus, surmontant cette peur panique provoquée par une expérience malheureuse et surtout non souhaitée, Louisette fit comprendre au garçon qu'elle désirait autre chose. Elle donnait de petites tapes sur les cuisses habillées de ce gaillard qui avait beaucoup de mal à sortir de son V du bonheur. Pourtant, avant de se mettre sur elle, missionnaire rempli de joie et d'espoir, il entreprit un strip-tease éclair. En un clin d'œil il fut aussi nu qu'elle l'était. Alors, et seulement à cet instant-là, il fit comme Alix. À cette différence près que là, elle attendait et désirait sa venue. Elle fut immédiatement comblée, dans tous les sens du terme. Le long poignard se fraya un chemin d'autant plus facilement que la voie se trouvait être largement lubrifiée.

Souffle coupé, elle se berçait au rythme des coups de reins du bonhomme. Lui se rendait maître d'un autre monde, de son corps de femme, et avec fierté il s'évertuait à régler ses mouvements sur les gémissements étouffés de la jolie rousse-brune. La peur du début avait cédé la place à un bien-être, et elle se laissait faire sans interrompre ces sensations nouvelles et délicieuses ; mais il n'avait nulle intention d'arrêter la fête charnelle en si bonne voie. Le lit de coin grinçait, et les bruits un temps retenus par la gorge féminine finirent par exploser dans la nuit de la chambre. L'ivrogne dormait-il, ou bien demain saurait-il rappeler à la jeune fille les excès de la soirée ?

Elle n'en avait cure ! Que pourrait-il lui faire qu'il n'ait déjà tenté ? Enfin elle connaissait ce pour quoi les hommes et les femmes du monde se retrouvaient, ce bonheur de faire avec l'assentiment de l'Église ce que ces deux-là faisaient en se passant de son consentement ; le péché n'en était que meilleur ! Alors quand une forme inconnue de spasme envahit le ventre de la jeune fille, elle se livra totalement, hurlant et criant sans se préoccuper de qui pouvait bien l'entendre. Lui aussi voulut – mais un peu tard – arroser le persil, et le jet qu'il cracha se perdit pour partie dans les méandres et replis féminins d'une Louisette aux quatre cents coups.

Allongés, serrés l'un contre l'autre les mains jointes, ils tentaient de partager le peu de place disponible. L'un sur l'autre, c'était jouable ; l'un à côté de l'autre, ça se corsait pour de bon. Alors ils parlèrent, et parlèrent encore. Longtemps, presque jusqu'aux premières lueurs de l'aube. Elle lui narra par le détail la maison de sa grand-mère, les malheurs qui avaient fait de sa vie un long cauchemar. Il ne répondait que par un oui ou non bref, laconique. Puis à l'heure du lever, il insista encore pour une seconde tournée. Comme il devait partir, elle ne se fit pas trop prier. Cette fois elle fut l'amazone, celle qui chevauchait un pur-sang. Mais si sa jouissance fut de nouveau là, le sentiment de vitesse ne lui convint pas.

L'oiseau, son accouplement terminé, reprit le chemin des airs. Par le même sentier que pour sa venue, il disparut dans le reste de nuit qui les entourait. Le cœur de la jeune femme battait pour ce Julot devenu son Jules une nuit durant. Déjà, dans la chambre attenante, le maître s'ébrouait. Mais dès son lever, il trouva sur la table le bol quotidien d'un café fumant et son esprit encore brumeux laissait entendre qu'il avait fait une sorte de cauchemar. Des cris et des bruits avaient agité son sommeil d'ivrogne. Il se promit, en mémoire de sa pauvre Hélène, que dorénavant il modérerait ses soifs, et sans doute celles du curé par la même occasion. Il se tut, et personne ne vint lui apprendre la nouvelle. Jeannot lui non plus n'avait rien à dire au réveil, mais là, c'était ainsi tous les jours de l'année ; alors tout était pour le mieux. Son ami du soir, lui, vint un peu plus tard. Ses yeux reflétaient une sorte de fatigue, bien légitime sûrement.

L'Eustache d'Alix venait de couper court au petit déjeuner. Jules se leva, salua tout le monde et tendit une main de mendiant. Ce n'était pas le tout de travailler, encore fallait-il que le maître allonge la monnaie.

— Tiens, mon garçon. Toute peine mérite salaire.

L'enveloppe qui changeait de main avait peu d'épaisseur. Le garçon ne recompta pas. Il colla le précieux sésame dans sa poche de veste et, son baluchon sur l'épaule, il salua toutes les personnes présentes, en commençant par le maître des lieux, comme il se devait. Ensuite il serra la main de Jeannot et lui fit un clin d'œil. Il eut la brève envie d'embrasser – ou tout au moins de serrer sur son cœur – la jeune femme, mais il se retint au dernier moment. Dans un murmure, comme pour sceller cet adieu, il se pencha vers elle et son oreille.

— Prend bien soin de toi, ma jolie. Attends-moi ; je reviendrai dès que j'aurai des nouvelles, je te le promets.

Il avançait vers la porte, mais il se retourna encore une dernière fois, et pointant son doigt vers le fils de patron :

— Jeannot, je te la confie. Prends-en bien soin : tu auras des comptes à me rendre à mon retour.

L'autre souriait niaisement, comme si ces paroles le dépassaient largement. Il tendit la main dans le but avéré de serrer celle du commis qui les quittait. Alors, sous les yeux horrifiés de Louisette, une sorte de cicatrice ronde faisait une marque bien visible sur l'avant-bras, juste à la jointure du poignet. Un dernier coup d'œil à sa brune et Jules prit la route. Tout au bout du chemin, il sembla à la jeunette que le gaillard s'était arrêté, que son bras s'était levé en signe d'au-revoir ; mais avait-elle vraiment vu ce mouvement ?

Ils n'étaient plus que trois à la ferme ; « Les Arpents » avaient comme un air nouveau, un air de fête. Dès le départ de Jules, Louisette avait questionné Jeannot sur sa blessure, mais il avait trouvé une excuse : une griffure faite dans la clôture de fils de fer barbelés du parc à vaches.
Soudain, Louisette aurait aimé chanter, mais cette blessure avait ouvert une sorte de peur. Peur de demain. Peur de ne plus revoir celui qui finalement n'était pas vraiment l'homme qu'elle croyait. Peur de ces gens qui l'entouraient.