Le fils tombé du ciel

Pour Marjorie, ce départ avait été comme un véritable cataclysme, un raz-de-marée dans sa vie. Elle savait pourtant que ce serait inéluctable, que cette fin se rapprochait de jour en jour, mais rien ne pouvait, dans les premiers temps, le lui faire oublier. Et depuis quatre mois que Yann était ce qu'elle nommait pudiquement « parti », elle avait repris un peu ses esprits. À trente-sept ans, elle était toujours jolie et les hommes pouvaient encore s'intéresser à elle. Mais son attitude, ses façons de ne s'occuper de personne les rebutaient sans aucun doute.

Les jours, puis les semaines avaient fini par faire des mois, et le cours de son existence était redevenu, sinon normal, du moins bien plus rangé. Les souvenirs étaient toujours là, mais la douleur, elle, se diluait dans un soleil de mai qui réchauffait la terre autour de la maison. Les fleurs et le jardin retenaient toutes ses attentions et, mon Dieu, Yann avait bien su gérer leurs affaires ; sur le plan financier, elle n'était pas malheureuse.


Après un repas pris sur le pouce, elle avait décidé d'arracher les mauvaises herbes qui poussaient toujours mieux que les bonnes dans tous les potagers du monde comme dans le sien, c'était bien connu. Elle passait une paire de gants dans l'atelier où les outils étaient tous réunis quand la sonnette de la porte d'entrée se mit à carillonner. Surprise, elle se dit que c'était sans doute encore des gamins facétieux qui devaient jouer sur la route, tout au-dessus du chalet. Elle ne bougea donc pas, mais le doigt qui appuyait sur le bouton devenait insistant. Qui pouvait bien venir à une pareille heure, un jour de week-end ?

Elle reposa les gants et se dirigea vers le portail à quelque cinquante mètres plus haut. Un homme se tenait là. Elle ne connaissait pas ce jeune qui attendait sur le trottoir, pourtant sa tête ne lui paraissait pas si inconnue. Un court instant elle se demanda où elle avait bien pu croiser ce gaillard qui maintenant avait dû l'entendre puis la voir arriver. Il ne bougeait plus, regardant seulement la femme brune qui montait la pente assez raide menant vers lui. Des cheveux bouclés, des yeux d'un bleu acier et une peau claire ; non, décidément, ce type, elle l'avait forcément déjà rencontré quelque part.

— Bonjour ! Vous vouliez me voir ?
— Bonjour ! Vous êtes madame Sarran ? Marjorie Sarran ?
— Ça m'en a tout l'air, oui. Et vous, qui êtes-vous ?
— C'est une longue histoire. Vous ne voulez pas me faire entrer ? Ça risque d'être long ; il faut que je vous parle.
— Aujourd'hui ? C'est urgent à ce point ? Et puis je ne sais pas qui vous êtes ; je ne fais pas entrer les inconnus chez moi.
— Mon visage ne vous rappelle pas quelqu'un ?
— Franchement, je ne sais pas. J'ai eu cette impression bizarre dès que je vous ai aperçu, mais… non, je ne vois pas.
— Si vous voulez, nous pouvons en parler… ou convenir d'un rendez-vous un autre jour, en semaine peut-être ? Vous semblez occupée. Je peux revenir ? C'est très important pour moi.
— Oui, oui, c'est ça, un autre jour… en semaine.
— Je pourrai vous appeler au téléphone ?
— Je ne donne pas mon numéro.
— Je l'ai, votre numéro de portable. Enfin… je l'ai trouvé, mais ça fait partie aussi de ce que j'ai à vous dire.
— Bon, eh bien appelez-moi lundi et nous verrons.
— Je ne voulais pas vous faire peur, mais seulement vous parler. Je vous téléphone sans faute lundi matin. Vers dix heures, ça vous conviendra ?
— Oui, oui, c'est ça, dix heures lundi. Bonne fin de journée.

La brune se demanda soudain ce qui lui avait pris. Pourquoi cette peur panique ? Pourquoi ne pas avoir ouvert tout de suite ? Un réflexe de femme seule, sans doute, une protection contre elle ne savait quelle menace. L'incident tout autant que la tête de ce jeune homme tournaient sous ses cheveux légèrement frisottés. Ils bouclaient, signe qu'il allait sûrement pleuvoir. Les mauvaises herbes passèrent un sale quart d'heure. Plus elle se remémorait le visage du jeune, moins elle voyait où elle avait bien pu le croiser. Elle ne savait qu'une seule chose : elle devait connaître ce gamin.

Gamin… il n'avait que le titre de gamin. Elle n'aurait pu lui donner un âge certain, mais il devait avoisiner les vingt ans. S'il appelait lundi, elle l'éconduirait fermement : pas question de ramener un inconnu chez elle. Après tout, la maison était assez à l'écart des habitations du village, et par les temps qui couraient, mieux valait être prudente ; une femme seule restait toujours une proie potentielle.
Le soir tombait alors que Marjorie, en songeant à tout ceci, prenait une douche bien méritée.

Le jardin était nickel, la pelouse tondue, du bel ouvrage. Elle n'avait plus le choix et devait faire toutes les corvées domestiques pour garder son royaume propre. Elle était fière du travail accompli et, mon Dieu, ce nettoyage de son corps qui terminait la besogne était un moment de détente. Elle eut comme une pensée pour Yann, et sa main qui rôdait sur son ventre ne descendit pas sur la fleur qui n'avait plus été butinée depuis… Elle réagit rapidement. Pas besoin de s'apitoyer sur son sort. Les derniers jours, elle avait vu son mari se tordre de douleur, et surtout il lui semblait que ses ultimes cris étaient encore coincés dans ses oreilles. Elle aurait voulu fuir ces plaintes, ces gémissements, mais elle avait assumé, jusqu'au bout. C'était mieux, surtout pour Yann.

L'histoire du trublion de l'après-midi était sortie de sa caboche alors qu'elle regardait en somnolant les variétés à la télévision. Ce Sébastien n'avait pas une grande classe, mais au moins ses émissions ne réclamaient pas une intelligence et une assiduité hors norme. Dire que ça s'appelait « Les années bonheur » ! Un clin d'œil fantôme qui lui revenait du Ciel ? Peut-être. Elle était prête à croire n'importe quoi… Alors, l'émission juste finie, elle partit se coucher.

La maison était particulièrement bruyante ce soir. Le bois dont elle était en grande partie faite craquait de partout. La douceur printanière obligea la femme à repousser les couvertures. Son corps pratiquement nu montrait de beaux restes. Les seins, pas extrêmement volumineux, bien accrochés sur un buste agréable laissaient couler sous eux une plage s'ouvrant sur un ventre bien plat. Aucun enfant n'avait ni arrondi ni déformé ce paysage clair au-dessus duquel un délicieux cratère cassait un peu l'uniformité visuelle. Légèrement plus bas, là où les deux longues jambes se rejoignaient, une sorte de buisson n'était pas sans rappeler la chevelure de Marjorie ; la teinte y était similaire, et les poils tendaient eux aussi à frisotter un peu par temps de pluie.

La femme alitée ne dormait pas, se retournant sans arrêt. Dans cette chambre, les murs en pin s'ornaient seulement du portrait de deux mariés. Rien d'autre. Cette fois, elle repoussa plus encore les draps. Les mains sous la nuque, les yeux grands ouverts, l'homme qui virevoltait dans ses souvenirs avait un doigt figé sur le bouton de la sonnette. Il riait aux éclats, se moquant éperdument d'elle. Un court instant elle tenta de chasser ce lutin imaginaire qui la hantait. Qui était-il ? Puis à force de se démener sans pourvoir dormir, une de ses mains vint se caler sur le galbe d'un sein, sans bouger. D'autres images s'alignaient désormais dans son cerveau.

Le corps a parfois des exigences spécifiques. Ce soir, elle se sentait envahie par une sorte de démangeaison dont elle savait la cause. Une envie de faire l'amour, une envie impossible à assurer. Par pur réflexe, sa menotte fila vers les broussailles qui cachaient une caverne trop vide. Elle se frotta lentement sur les deux lèvres closes, s'amusant à les entrouvrir, puis son index se faufila à leur commissure. Là, elle tâta encore un peu avant de trouver sous ses phalanges son clitoris qui se tendit au premier effleurement. Tout son être se cabra sous l'effet de la caresse. De son autre main, elle vint à nouveau parcourir la fente, qui cette fois transpirait.

Au bout de deux ou trois passages, elle se sentit ridicule et stoppa tout mouvement. Mais la chair restait faible : son corps quémandait plus d'attouchements alors que son cerveau, lui, les refusait. Une guerre d'usure s'engagea entre ces deux morceaux d'un tout. Marjorie se releva pour ne pas céder à la tentation. Saloperie de vie ! Saloperie de mort qui bouffe tout ! Alors la brune se remit devant son écran et se laissa bercer par les sons venus de ce cube magique. Elle s'endormit finalement dans son salon.
C'est la fraîcheur du petit matin qui l'obligea à regagner sa chambre pour y replonger dans un autre sommeil.


Son dimanche n'eut rien d'exceptionnel. Tout d'abord, elle ne se leva que vers onze heures. Pas par envie d'une vraie grasse matinée, non ; elle avait seulement récupéré de son insomnie nocturne passagère.

Marjorie ne prenait plus le temps de faire de la cuisine raffinée. Il faut dire que préparer des repas pour elle seule n'avait rien de folichon. Elle se perdit aussi dans la lecture d'un « Rustica » axé sur la taille des arbres fruitiers. Pour cela, elle n'avait pas le coup de main. Quand elle reposa sa revue, une soudaine envie de bouger la prit. Oui ! Oh, pas bien loin, juste faire le tour du lac.

Pour cette promenade dominicale, pas besoin de beaux vêtements ni de jolies chaussures. Un survêtement et une paire de baskets feraient l'affaire. Un coup de peigne dans sa tignasse de plus en plus bouclée, et en passant par le jardin elle contourna le ponton de… Yann, juste avant de rejoindre un minuscule sentier qui faisait le tour de l'énorme étendue bleu-gris qui longeait sa propriété. Personne pour faire le circuit ; elle apprécia de ne pas avoir à affronter des regards, connus ou non. Elle avait toujours aimé goûter cette sauvage solitude, mais c'était mieux avant… lorsqu'elle la partageait avec son mari.

Elle affectionnait cette contrée, ce sentier enroché par endroits et ses longs passages camouflés sous des sapins toujours verts. Son esprit vagabondait, son visage agréablement giflé par un vent déjà tiède. Le printemps remettait de la couleur dans toutes choses. Ses pas la menaient plus que sa tête. Pas une seule fois elle n'avait songé à leur dernière sortie. Des points plus sombres sur la grande mare lui apportèrent pourtant une petite larme : le bateau était dans sa remise et ne sortirait pas cette année. Les brochets aussi auraient une paix royale.

Elle marchait depuis une heure au moins. Sur l'autre rive, le toit pointu de son chalet lui faisait comme un clin d'œil. Le soleil voilé par instants venait frapper les petites tuiles rouges si typiques des Vosges. Elle s'arrêta un long moment, contemplant seulement cet îlot de bois perdu dans une verdure renaissante. On ne pouvait apercevoir d'ici que la toiture et les hautes haies seulement ouvertes sur quelques dizaines de mètres. Un château accessible seulement par l'eau ou le chemin qui partait de la route située bien au-dessus de celui-ci.

Quand elle reprit son sinueux périple, les images qui dansaient sous son crâne la firent sourire. Le ciel gris se reflétait sur la nappe frissonnante dont la teinte restait mitigée. Le vent qui venait des montagnes jouait avec ses cheveux, les plaquant tantôt sur son front ou les ébouriffant en fonction de la position qu'elle avait. En marchant plus rapidement sur une portion moins chaotique, ses longues jambes se frottèrent l'une à l'autre et une sorte de chatouillis lui parcourut l'échine. Inconsciemment, elle songea que son corps devenait de plus en plus demandeur. Un instant encore elle pensa que c'était sans doute mal d'avoir ce genre d'idées… érotiques.


Le lundi était depuis des années le jour de la lessive le matin, et des courses l'après-midi. Elle avait gardé ces habitudes, même s'il lui arrivait encore d'oublier que le volume des achats pour une semaine devait être divisé par deux ; et encore, c'était souvent encore trop chargée qu'elle rentrait du supermarché. La machine à laver programmée tournait sans elle.

La sonnerie de son portable la surprit devant son réfrigérateur, listant ce dont elle avait besoin. Machinalement elle décrocha, l'esprit visiblement ailleurs.

— Allô ?
— Allô, Madame Sarran, bonjour. Je suis le garçon de samedi après-midi. Je vous appelle comme convenu.
— Ah oui… mais je suis occupée, là, je dois aller faire des courses.
— Oh, s'il vous plaît, juste un instant… Il faut que je vous parle.
— Mais enfin, Monsieur, je n'ai rien à vous dire, moi ! Je ne comprends pas votre insistance.
— Je ne peux pas en une seconde comme ça au téléphone vous dire ce que j'ai sur le cœur, mais il s'agit de… votre mari.
— Mon mari ? Grand Dieu ! Vous semblez ne pas savoir qu'il est… décédé depuis quelques mois.

Comme le mot avait été difficile à prononcer, et comme elle avait mal en soufflant ce vocable dans le téléphone à un parfait inconnu.

— Oh si, je le sais, Madame. Et je puis vous assurer qu'il me manque aussi.
— Il vous manque ? Vous vous fichez de moi ? Qui… qui êtes-vous ?
— Je pourrais vous expliquer cela de vive voix ; ce serait préférable sans doute.
— M'expliquer, mais quoi ? Bon, je vais en courses. Venez vers dix-sept heures, je devrais être rentrée ; sinon attendez-moi sur la route. Je ne vous redonne pas l'adresse ni l'itinéraire pour venir chez moi.
— Merci, merci, Madame Sarran !

Complètement déboussolée, Marjorie se dit – mais un peu tard – qu'elle avait fait une bêtise en invitant ce… ce type à venir chez elle. Elle passa rapidement dans les rayons de la supérette du village avec les paroles de ce mec qui revenaient en boucle dans sa tête. Qui était ce garçon ? Pourquoi la sensation de déjà vu la hantait-elle ?

Quand elle revint au chalet, elle fut presque soulagée de ne pas trouver sur la route cet homme, mais à l'heure pile la sonnerie de la porte lui parvint : en tous cas, il ne manquait pas d'exactitude. Elle actionna le portillon depuis l'entrée, et en suivant le jeune homme par la caméra du visiophone elle le vit venir vers la maison.
Toujours cette impression de le connaître qui la poursuivait. L'autre arrivait derrière la porte d'entrée. Elle l'ouvrit ; le jeune prenait son temps pour pénétrer à l'intérieur.

— Bonjour, Madame.
— Bonjour. Bon, eh bien ne restez pas sur le pas de la porte ! Venez. Racontez-moi ce qui vous amène et…
— Je vais vous le dire, mais avant je vous assure que je ne vous veux aucun mal. J'ai seulement, moi aussi, besoin de comprendre, de savoir.
— Calmez-vous ! Ce que vous me dites, c'est du chinois pour moi, voyez-vous.
— Savez-vous qui est Clémence Tisserant, Madame Sarran ? Parce que le début de mon histoire porte ce nom-là.
— Tisserant, dites-vous ? Non, je ne vois pas. Je ne connais personne de ce nom.
— Votre mari ne vous en a jamais parlé ?
— Je ne pense pas, mais s'il l'a fait, j'ai oublié sans doute.
— Cette dame était à l'école avec Yann… votre mari. Ils ont eu quinze ans ensemble.
— Je suppose que tous les jeunes du village qui fréquentaient son école ont eu quinze ans presque la même année, s'ils étaient dans sa classe.
— Oui, évidemment. Mais…
— Vous voulez boire un verre ? Je vous sens un peu… tendu.
— Merci, je ne voudrais pas vous déranger.
— C'est déjà un peu fait, non ? Alors un verre ne changera rien.
— Alors, un… café si vous voulez.
— Voilà. Ensuite vous me raconterez toute votre histoire calmement, d'accord ?
— Bien sûr, je suis là pour ça. Donc Clémence était ma mère. Je ne connais pas mon père, et j'ai bien peur de ne jamais le… rencontrer.
— Je vous écoute. Mais soyez clair !
— Clémence, donc, fréquentait l'école du Phény. Ça, ça vous parle peut-être ?
— Oui : Yann y faisait souvent référence ; c'était son école primaire.
— Ma mère aussi a connu les bancs des classes du Phény. Et ensuite il semblerait qu'une idylle soit née entre lui et ma mère.
— Comment pouvez-vous en être si sûr ? Il ne m'en a jamais parlé. Je n'ai sans doute pas été sa première « petite amie », mais il était très discret sur ses amours de jeunesse : jamais une allusion, jamais un mot désobligeant sur personne du village.
— Oh, rassurez-vous : ma mère non plus ne m'en a jamais dit un seul mot. Elle n'a pas même souhaité me dire le nom de mon père.
— Alors pourquoi venir me parler de cela ? Ici aujourd'hui, et chez moi ? Je ne vois pas ce que Yann ou moi venons faire dans cette affaire.
— Maman est décédée l'année dernière au mois de mars. J'ai dû vider la maison, faire du tri dans les papiers et fouiller un peu les armoires.
— Désolée pour votre mère, mais Yann est aussi parti, fin octobre, l'année dernière également. Donc si je comprends bien, votre maman avait trente-neuf ans elle aussi ?
— Oui. Elle m'a laissé une jolie maison à Luxeuil-les-Bains. Vous situez ?
— Ben oui, la Haute-Saône n'est pas si éloignée…
— Nous ne revenions jamais ici. Il faut dire que quand je suis né, maman avait à peine dix-huit ans. Elle n'a jamais voulu me parler de mon père.
— Et vous pensez qu'il y a un lien entre Yann mon mari et votre père ? Ils se connaissaient peut-être ?
— Je vois que vous ne me comprenez pas bien, Madame Sarran.
— Comment ça ? Qu'est-ce que je devrais comprendre ? Expliquez-vous, bon sang !
— C'est ce que je fais. Dans les papiers de ma mère, j'ai trouvé une lettre, un courrier qu'elle n'a jamais envoyé. Une missive adressée à votre mari. Mais entendons-nous bien : il ne devait avoir lui aussi que dix-huit ans à l'époque où ma mère l'a écrite, cette lettre.
— À Yann ? Mais pourquoi ? Pourquoi votre… pourquoi aurait-elle écrit à mon mari ? Et voyez-vous une raison pour qu'elle ne l'ait pas expédiée, cette lettre ?
— Tenez. Vous voulez la lire, en prendre connaissance ?
— Mais, c'est votre courrier personnel ; je ne peux pas faire cela. Et je ne vois pas en quoi je suis concernée. Vous me faites peur avec cette histoire. Que voulez-vous à la fin ?
— Rien, Madame. Ou plutôt si : comprendre qui je suis, d'où je viens.
— Mais je… je n'en sais rien, moi, vraiment !
— Je le sais. En revanche, j'aurais aimé… en savoir un peu plus sur l'homme qu'était votre mari ; il est très certainement aussi…
— Il est quoi ? Il est mort, Monsieur, et cette affaire ne me plaît pas beaucoup !
— Ne criez pas, s'il vous plaît. Je veux juste vous dire que toutes ces années je n'ai fait que chercher, chercher celui qui toute ma vie m'a manqué. Vous saisissez ? Je ne veux rien de vous ni de personne. Mon but n'est pas de vous faire mal, mais j'ai besoin de savoir, de finir de me construire, et ma mère, elle, n'a jamais osé ou voulu me donner des réponses.
— Vous pensez qu'elles trouvent ici, vos attentes ? Je… j'ai bien peur de ne pas être d'un grand secours pour vous.

Le jeune homme avait poussé devant elle un papier soigneusement plié, sans doute cette fameuse lettre dont il parlait. Le rectangle un peu jauni par le temps semblait avoir traversé les ans pour venir ternir la mémoire de Yann. Marjorie était anéantie. Que voulait vraiment ce gosse ? Il lui disait à mots couverts que son père, c'était… son mari. Il n'avait a priori aucune raison de lui mentir ; enfin, elle n'en voyait pas l'utilité. Et puis pourquoi avoir attendu tout ce temps ?

— Mais pourquoi ne pas être venu plus tôt quand Yann aurait encore pu vous répondre ?
— Je suis venu, Madame, mais il était déjà si malade… Je n'ai pas pu l'approcher, et puis je ne voulais pas le faire souffrir davantage.
— Un sentiment qui vous honore. Mais pourquoi venir me trouver, moi ? Je n'ai aucune des réponses aux questions que vous vous posez. J'ai même encore plus d'interrogations à y ajouter. Nous n'avons jamais pu avoir d'enfant : Yann était stérile. Alors je pense que votre théorie ne tient pas.
— Vous ne voulez pas lire la lettre de maman ?
— Si vous y tenez… mais ça ne changera rien aux faits.

La brune avait pris enfin ce courrier et ses yeux parcouraient une écriture fine et agréable. Elle lisait des mots d'amour écrits par une jeune fille à l'homme qui avait partagé toute sa vie ? Clémence faisait allusion à une seule et unique nuit, à des règles qui n'étaient pas revenues, et surtout à une grossesse dont ses parents avaient tenté de retrouver l'auteur. Elle lui affirmait qu'elle ne dirait jamais rien, qu'elle l'aimait plus que tout. Cette femme très jeune encore lui avouait un amour éternel. Comment était-ce possible ? Son mari si droit ne lui avait jamais parlé de cette fille. Encore moins de ce fils tombé du ciel.

— Je ne crois pas que mon mari savait… pour vous. Il n'était pas ce genre d'homme qui abandonne les femmes.
— Je le sais bien. J'ai besoin de le connaître un peu plus, et vous êtes la seule qui soit en mesure de m'en parler.
— Mais je ne vous connais qu'à travers votre récit ; je ne sais rien de vous, qui vous êtes. Je ne connais pas même votre prénom.
— C'est aussi vrai que je ne vous l'ai pas dit : je me prénomme… Yann moi aussi.
— … ?
— Oui, maman n'a pas trop cherché de complications. Ou alors elle n'a jamais pu oublier son premier amour. Pendant toutes ces années, je n'ai jamais vu un homme entrer chez nous. Nous avons vécu des années chez mes grands-parents ; et ensuite, à leur décès, la ferme est devenue la nôtre. Mais jamais je n'ai vu maman avec un homme, ou alors elle était discrète. Elle me parlait d'ici, de son village comme si c'était le plus beau du monde ; mais quand je voulais venir visiter la région en sa compagnie, elle refusait.
— Et jamais elle n'a évoqué mon mari… enfin, Yann ?
— Une seule fois, alors qu'une fois de plus je la tannais pour savoir qui était mon père. J'ai eu cette surprenante réponse : « Un salaud, mais un prince aussi… peut-être. », et elle a éclaté de rire.
— Il reste quand même cette question de stérilité. Nous avons fait tellement d'examens que… je ne saisis pas comment ça aurait pu se produire. Il ne pouvait pas avoir d'enfants, et ça, c'est bien une vérité. Alors, possible avec une autre femme ? Je vais consulter mon médecin dès demain pour savoir.
— Merci, Madame Sarran. Je suis très heureux de vous avoir rencontrée. Je peux vous demander… comment il était ? Ne me répondez pas si c'est trop… difficile, trop douloureux.
— C'était un homme juste, doux, bon ; un mari parfait. Je ne lui connais aucune aventure.
— Vous avez eu de la chance, alors !
— Je ne sais pas si c'était bien de la chance… Soit il n'était pas au courant pour vous… ou je me serais trompée toute ma vie ? Dur à avaler, ne croyez-vous pas ? J'imagine aussi ce que vous avez dû endurer, mais il y a sûrement une explication quelque part.
— Vous… vous voulez bien m'aider à la trouver ? Je vous en prie… c'est une vraie prière ! Une supplique, en quelque sorte. Je veux savoir pour grandir, mûrir dans ma tête. Je regrette l'intransigeance de maman ; elle n'a jamais compris mes motivations et n'a pas accédé à mes demandes incessantes. C'était une erreur : tout le monde a le droit de savoir qui il est et d'où il vient.
— Je comprends, et je vous assure que je vous aiderai, dans la faible mesure de mes moyens. Mon Dieu, il est déjà si tard… vous restez dîner avec moi ? Comme cela, vous me parlerez de cette femme qui apparemment a plu à mon… enfin, à Yann.
— Oui, c'est mon plus cher désir. J'adore votre maison. Il a vécu ici, toujours ?
— Nous avons vécu des heures merveilleuses ici… Oui, merveilleuses !
— Ne soyez pas triste ; je suis certain que ce n'était pas un sale type.
— Ben oui ! Je vous interdis de le penser une seule seconde. Pour lui, sans doute n'existiez-vous pas. Nous avons tout partagé, alors il m'aurait forcément parlé de vous à un moment ou un autre de notre vie. Et puis il aurait pu me faire des confidences les derniers jours ; il n'a jamais été dupe, et savait bien que sa fin était toute proche. S'il avait su pour vous… je le saurais aussi, c'est inévitable.

Yann junior avait accepté avec empressement l'invitation de cette femme qui, selon lui, aurait partagé la vie de son père. Mais dans ce cas, pourquoi n'aurait-il pas pu avoir d'autres enfants ? Les nombreux médecins que le couple avait rencontrés avaient tous été formels : une impossibilité de procréer. Une séquelle d'oreillons mal soignés était la cause la plus probable de cette anomalie, et c'était irréversible. Donc, soit Yann avait eu cette maladie après sa rencontre avec cette Clémence, soit il ne pouvait en aucun cas être le géniteur de ce garçon.

Elle irait voir le médecin de famille demain. Maintenant, elle aussi avait besoin de réponses. Ce pauvre Yann fils avait ouvert une boîte de Pandore. Elle le regardait à la dérobée et voyait à présent des similitudes de ses traits avec ceux de son mari. Mais sans doute que tout cela était orienté par son cerveau en ébullition. Elle songeait à ce genre de truc en cuisinant du lapin et de la purée. Une sorte de sourire bizarre lui parcourut les lèvres. Elle songea soudain que de ces deux choses en résultait le plat le plus aimé de son défunt mari.

Le garçon la suivait des yeux, et la bonne odeur qui émanait de sa cuisine lui amenait l'eau à la bouche. Elle était très belle, grande, élancée, mais si triste… Pourtant, le rictus qu'elle affichait par instants lui allait si bien ! Elle avait aussi des airs de sa propre mère : une preuve évidente que les hommes ne cherchent qu'un seul type de femme en toutes circonstances. Même si bien entendu l'une et l'autre ne pouvaient en rien être comparées. Elle allait, dans son univers, un monde que son père avait aimé, avait contribué à embellir aussi sans doute.

Ils prirent ensemble un apéritif, une des dernières bouteilles du « vin de pissenlits » qu'elle avait préparé pour lui. Le garçon lui assura que c'était excellent, et dans sa voix elle dénicha aussi quelques intonations trop semblables au timbre de son Yann. Cette affaire tournait à l'obsession !

Pour ce dîner, il avait remonté sur ses avant-bras les manches de son pull léger. La peau visible laissait entrevoir un système pileux développé. Un réel contraste avec le souvenir qu'elle avait de celui de son… Oui, en cela ils étaient en totale contradiction. Alors elle respira un peu mieux : il faisait fausse route, à n'en plus douter.
Elle engagea à nouveau la conversation sur le sujet au beau milieu du repas, alors qu'elle lui servait un second verre de vin rouge.

— Votre mère n'a pas gardé d'amies ou d'amis ici, dans les Vosges ?
— Je crois que si, mais elle n'en parlait pas. Enfin, pas avec moi.
— Et vous ? Parlez-moi de vous : vos études, vos petites amies… à votre âge, vous avez sans doute aussi quelques conquêtes à votre actif. Je me trompe ?

Il lui jeta un coup d'œil et elle se tut. Cette femme avait un caractère si différent de sa mère… Elle osait poser des questions, attendant des réponses également.

— Mes études ne sont pas encore terminées. J'aimerais être avocat, et je fais tout ce que je peux pour y parvenir.
— J'aime que les jeunes s'investissent de cette manière. Vous avez bien raison ; la vie est déjà si difficile quand on a un métier, alors sans, je ne vous explique pas.
— Vous aimiez mon… votre mari ?
— Aimer ? Le mot est trop faible ! Je crois que c'est au-delà de ce vocable. Il était toute ma vie. La moitié s'en est allée avec lui. Et votre maman, que faisait-elle dans la vie ?
— Oh, elle a toujours travaillé. Elle était couturière à domicile. Les gens lui amenaient des ourlets ou des vêtements à coudre. Elle vivait comme ça. Je me souviens… elle fredonnait toujours en cousant sur sa machine. Je crois qu'elle était… non, que nous étions heureux. Puis mes grands-parents lui ont laissé la maison et un peu d'argent. Cette saloperie de maladie l'a rattrapée avant qu'elle puisse enfin profiter d'un peu de temps libre.
— Je comprends ; je sais ce que vous ressentez. Je crois que c'est aussi mon pire regret : que Yann n'ait pas pu jouir d'un peu plus de calme. Il était trop souvent à son travail. Vous êtes donc en vacances en ce moment ?
— Oui, pour deux semaines encore.
— Il vous plairait de m'accompagner demain chez notre médecin ? Il saura nous dire si c'était possible… je veux dire si c'est possible que…
— Vous voulez dire pour que mon père soit mon père ? Que votre mari soit mon père ?
— En gros, oui. Moi aussi j'ai maintenant besoin de savoir. Vous avez jeté un pavé dans la mare, et les cercles qui se forment amènent des perturbations, des remous que je veux apaiser, pour vous et moi.
— Merci ! Mais vous savez, c'est loin, chez moi ; et faire le voyage deux jours de suite… je n'en ai guère les moyens.
— Si ce n'est que cela, nous… j'ai une chambre d'amis. Et puis venez ; je vais vous montrer tous les petits bonheurs de mon mari. Allons, venez !

Le jeune homme s'était levé. La table non desservie saurait bien attendre quelques minutes de plus. Elle le poussa vers une porte-fenêtre qui donnait sur une pelouse fraîchement tondue. Au fond, contre une haie d'ifs très grands, un joli jardin potager entouré de pierres de taille. Un bel endroit, bien aménagé. Puis une sorte de sentier pavé à la japonaise les dirigea vers le lac et un ponton de bois. Il ne manquait plus qu'un bateau ou une barque. C'était ce qu'il s'attendait à trouver au bord de la berge.

— C'est d'ici qu'il partait très tôt le matin pour aller pêcher sur le lac.
— Ah, il aimait donc la pêche à la ligne ?
— C'était sa passion ; la seconde après moi se plaisait-il à dire en plaisantant à ses amis.
— Vous aimez le poisson ? Il en attrapait de temps en temps ?
— Oui. Je vous montrerai des photos ; il les relâchait après les avoir figés sur la pellicule, ou dans son appareil numérique les dernières années. Venez, je vais vous montrer son grand bonheur. Il est là, dans ce hangar.

Le jeune homme était maintenant face à une petite merveille au moteur neuf. Bien au sec, le bateau de cinq ou six mètres de long ne risquait rien. Le gamin en avait plein les yeux. Marjorie voyait briller comme des reflets d'or et des paillettes dans les prunelles d'un bleu étrange. C'était d'un ton enroué qu'il s'extasiait devant l'engin.

— Mon rêve ! Mon rêve inaccessible… Mon Dieu, comme il est beau ! Vous ne l'avez pas remis à l'eau ?
— Non, et je dois dire que pour le moment j'évite même de venir ici. Vous savez, les souvenirs sont tenaces et douloureux encore.
— Je… je vous demande pardon ; je ne voulais pas remuer cette tristesse qui est en sommeil en vous.
— Ça va ; je crois que vous m'êtes plus bénéfique que je ne l'aurais cru. Et puis mon rêve à moi, c'était une fille ou un garçon comme vous. Si nous avions pu… notre enfant aurait un peu votre âge. Vous voyez, tout le monde a des envies, des rêves. C'est inévitable, bien sûr. Certains se réalisent, d'autres jamais : c'est la dure loi du monde.
— Vous frissonnez. Voulez-vous que nous rentrions ? Je voudrais bien voir ce docteur, demain. Vous me proposiez de me garder pour la nuit ?
— Bien sûr. Venez, je vais vous montrer votre chambre. Mais avant tout cela, montez sur la route et rentrez votre voiture ; elle ne doit pas passer la nuit sur un trottoir.

Il était allé chercher son véhicule, une vieille « Clio » d'un rouge criard. Elle avait souri en lui ouvrant la porte d'un garage où deux berlines dormaient côte à côte ; la petite sienne trouva largement une place auprès des deux grandes sœurs. Il extirpa du coffre minuscule un sac.

Sur le lit, Marjorie avait posé une paire de draps et entreprit de le faire. Le garçon, courtois, lui donna la main. Il lui sembla qu'il avait un air joyeux. Quelle chance pour ces jeunes de n'avoir que l'insouciance de leur courte vie ! En sortant de la chambre, comme il se trouvait devant elle, elle le frôla. Un contact détonant. Il avait beau être jeune, il n'en était pas moins un homme. Et depuis un long moment son corps réclamait de plus en plus une présence masculine. Lorsqu'il s'effaça pour qu'elle sorte, le tissu synthétique de son corsage avait craqué. Une étincelle due à l'électricité statique des vêtements les fit sursauter tous les deux. Ils se sourirent à nouveau. Ce gamin avait un charme fou, un charme qui lui revenait d'un passé déjà décomposé.

Elle s'en voulait d'avoir de telles pensées ; ce n'était pas concevable. Pire encore, s'il était vraiment le fils de Yann, ce serait… elle détourna les yeux.

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