Partie II : Toi qui entres ici, abandonne tout espoir

En marche vers l'enfer

Réfugié dans un coin de son salon, Aymeric jette un regard humide sur son téléphone qui sonne une nouvelle fois sur sa table basse. C'est Gaëlle ; elle est la seule à qui il a donné son nouveau numéro. Voilà deux jours qu'elle insiste mais Aymeric est incapable de lui parler. Que lui dirait-il, de toute façon ? « Je suis un monstre. Je t'ai trompée de nombreuses fois. J'ai failli te tuer… toi et un autre type. »

Dans sa main, une lame qui lui est cette fois destinée. Ça fait des heures qu'il cherche le courage de s'ouvrir les veines et de laisser s'écouler le flot sanguin. Il ne supporte pas ce qu'il est devenu. Il ne supporte pas ce qu'il a perdu. Autant en finir, limiter les frais. Ce n'est pourtant pas si compliqué ; le geste est si simple… Pourquoi a-t-il donc autant de mal à le faire ? La lame tombe au sol. Finalement, quelque chose en lui tient encore à la vie. Aymeric fond en larmes ; l'enfer va donc continuer.

Il est censé travailler aujourd'hui. L'heure approche, alors il se prépare doucement. Il risque sa place s'il manque encore un jour de boulot. Aymeric le sait, mais ce n'est pas pour ça qu'il y va. Il se contente juste de suivre le programme comme un automate, aussi vide à l'intérieur qu'un pantin. Toute la journée, il agit comme il est censé agir, et mime des sentiments auprès de ses collègues. Chaque sourire est une illusion, chaque rire un mensonge. Aymeric n'a plus goût à rien, il se contente de jouer le rôle qu'on lui a attribué.

Gaëlle a profité d'une pause dans son emploi du temps pour venir directement voir Aymeric à son magasin. La voilà, plantée devant lui, les yeux écarquillés d'inquiétude. Aymeric est pris de remords à cause du souci qu'il provoque. Il la prend dans ses bras pour la rassurer. Il l'embrasse aussi, et pour la première fois de la journée il ressent vraiment quelque chose, se rappelle qu'il est toujours vivant.

— Je suis désolé, lui murmure-t-il à l'oreille.
— Ça va, ce n'est rien. Tant que tu es près de moi, je me sens mieux. Pourquoi tu ne me répondais pas ? J'ai eu la frayeur de ma vie. J'ai cru que tu avais fait une bêtise. Tu avais l'air tellement déboussolé la dernière fois que…
— Je vais bien, la coupe-t-il un peu trop brusquement. J'avais juste besoin de réfléchir un peu.
— Je ne sais pas ce qu'il t'arrive, mais sache que je suis prête à entendre tout ce que tu pourras me dire. Je serai toujours là pour toi.

Il ne répond rien et se contente de la serrer dans ses bras. Si seulement ça pouvait être si simple… Il n'a pas envie d'encore lui mentir, de lui dire qu'il va bien. Il ne se sent pas non plus capable de lui expliquer ce qu'il a vécu. Serait-elle capable de comprendre ? Elle serait plutôt effrayée et finirait par le fuir. Il ne connaît qu'une personne au monde qui serait capable de l'entendre, de le comprendre.

— Viens à la maison ce soir. Je ne veux pas que tu restes seul. On en parlera si tu veux.
— D'accord, hésite-t-il.

La promesse rassure Gaëlle, et c'est plus sereine qu'elle quitte Aymeric après avoir échangé un dernier baiser. Le cœur d'Aymeric se serre en la voyant disparaître, comme s'il l'a voyait pour la dernière fois. Il l'aime tellement…

La journée suit son cours, et bientôt la visite de Gaëlle ne semble plus qu'un lointain souvenir. L'après-midi le voit aussi vide qu'il se sentait le matin. Plus le temps passe et moins il pense qu'il tiendra sa promesse. Gaëlle va vouloir des réponses, et il ne peut les lui fournir. Elle a été patiente et compréhensive jusque là, mais combien de temps va-t-elle accepter encore son mutisme ?

Et puis son service se termine. Il range sa caisse, souhaite bonsoir à ses collègues et part en direction du bus pour rentrer chez lui. Il se jette sur un fauteuil sans même jeter un coup d'œil au reste des usagers. Cela fait plusieurs minutes que le véhicule roule lorsqu'une mélodie le sort de ses pensées. Ces notes ? Il les reconnaîtrait parmi mille ! Quelqu'un est en train de siffler l'air que n'arrêtait pas de chantonner Mad. Son cœur se réveille et un mélange de sentiments envahit ses veines : peur, rage, dégoût, mais curieusement, un peu d'espoir.

Est-ce elle ? Il n'avait jamais entendu ce morceau avant Mad. Il jette un coup d'œil pour savoir d'où ça vient. Là, deux rangées devant lui, c'est cette fille qui siffle. Ce n'est pas Mad, elle a l'air plus jeune qu'elle, peut-être tout juste adulte. Ce n'est pas Mad mais elle lui ressemble pourtant ; une jolie frimousse aux longs cheveux noirs et à l'air rêveur comme pouvait souvent adopter Madeline. Elle est habillée d'une petite robe d'été qui la met joliment en valeur.

Qui peut-elle bien être ? A-t-elle un rapport avec Madeline, ou est-ce par coïncidence qu'elle siffle sa musique ? Aymeric est intrigué et ne la lâche plus du regard.

Le bus arrive à la gare. La jeune fille descend visiblement à cet arrêt. Sans prendre le temps de réfléchir, Aymeric descend à son tour. Il faut qu'il sache où elle se rend. Peut-être peut-elle le mener jusqu'à Mad. Oui, mais après ? Il mettra fin à toute cette histoire d'une façon ou d'une autre. Il sent qu'il doit le faire.

L'inconnue achète un ticket et attend au quai numéro deux. Il y a plusieurs arrêts dans cette direction. Sans prendre lui aussi le train, comment savoir où elle descend ? Il achète à son tour un ticket et va attendre l'arrivée du train à quelques mètres derrière elle. Tant pis pour son rendez-vous avec Gaëlle, il ne peut laisser passer une occasion pareille.

La jeune fille ne siffle plus mais pianote sur son téléphone à l'arrivée du véhicule. Elle monte à l'intérieur du wagon où Aymeric la suit une nouvelle fois. Il s‘installe quelques rangs en arrière pour la surveiller sans se faire repérer.

Une demi-heure plus tard, la jeune femme semble être arrivée à destination. C'est donc à la gare de Montausin qu'elle descend. C'est la plus grosse ville de la région ; comment espérer retrouver Mad ici sans se perdre ? Pas le choix, il doit continuer de traquer l'inconnue. Ils empruntent tous deux la ligne de tram, puis Aymeric la suit à travers le dédale des rues. Cette dernière ne semble toujours pas s'être aperçu qu'elle est suivie. Finalement, elle s'arrête devant un immeuble situé au bord de la Saône. Elle compose un code sur un pavé numérique et entre. Aymeric n'a pas le temps de passer derrière que la porte se referme.

Il essaye d'ouvrir cette dernière, mais sans le code, impossible. Il regarde les noms marqués sur l'interphone pour voir s'il reconnaît quelque chose. Rien. Il essaye ensuite d'appeler quelqu'un au hasard. On lui répond. Il prononce un truc incompréhensible dans l'espoir qu'on lui ouvrira, mais ça échoue. Ça avait mieux marché dans un film qu'il avait vu il y a quelques années. Merde, comment peut-il entrer là ?

Il s'allume une clope pour réfléchir et pour ne pas trop attirer l'attention. Fumer n'est pas une chose qu'il fait souvent, de plus en plus souvent tout de même, surtout quand il est nerveux. Soudain la porte s'ouvre et en sort une femme poussant un landau. Elle le remercie quand il lui tient la porte pour faciliter son passage, et lui en profite pour entrer à l'intérieur.

Tout est noir dans le couloir du bâtiment. Aymeric trouve un interrupteur mais celui-ci ne semble pas fonctionner. On entend un couple se disputer d'un côté, le son d'une télé trop forte d'un autre. À quel étage l'inconnue est-elle allée ? Aymeric s'engouffre dans les escaliers. Les marches grincent sur son passage.

Premier étage : un appartement semble vide, et un second tout aussi calme. En s'approchant de cette dernière porte, il lui semble tout de même entendre un faible bruit. Il a presque besoin de coller son oreille à la porte pour distinguer de quoi il s'agit : des sanglots. Il hésite un peu mais fait demi-tour afin d'explorer les autres étages. Le voilà de nouveau dans les escaliers.

Son portable sonne soudain ; Aymeric sursaute. C'est Gaëlle qui doit commencer à s'inquiéter de son retard. Merde, il a oublié de la prévenir qu'il ne viendrait pas. Il lui envoie un SMS pour la rassurer et éteint son portable.

Le second étage est tout aussi sombre que les précédents. Aymeric avance presque à l'aveuglette. Seul un mince filet de lumière s'échappe de sous une porte au fond, empêchant une totale obscurité. Aymeric s'approche doucement et tend l'oreille. Soudain il semble distinguer un bruit. Faible, mais bien présent : une respiration venant de sa gauche.

— Tu dois être Aymeric, je suppose ? interroge une voix féminine.

Le garçon ne répond pas. Tous ses muscles se tendent. Il est paniqué à l'idée d'être tombé dans un piège.

— Je m'appelle Fanny, ajoute-t-elle. Tu es venue pour elle, n'est-ce pas ? Elle t'attend à l'intérieur. Tu peux entrer.

Et la fille ouvre le passage. Aymeric est ébloui pas la soudaine luminosité qui lui agresse les yeux. Il lui faut un peu de temps pour s'y habituer et découvrir le visage de son interlocutrice. Il s'agit de l'inconnue qu'il a suivie jusqu'ici, comme il s'en doutait. Elle lui lance un sourire amical et lui fait signe d'avancer. Piège ou non, il est trop tard pour reculer. Il entre.

— Bonsoir, Amour, le salue une voix qu'il reconnaîtrait entre mille. Ça faisait longtemps…

La porte se referme derrière Aymeric. Madeline est là, assise sur le bord d'une table. Ses yeux bleus brillent de désir et de tristesse à la fois. Physiquement, elle n'a pas changé ; ses longs cheveux noirs sont peut-être plus courts qu'avant, ses lèvres pulpeuses dessinent encore un sourire quémandeur, et elle affiche toujours cet air innocent. Mais aujourd'hui, Aymeric n'est plus dupe.

Il a imaginé ces retrouvailles des dizaines de fois. Dans ses moments les plus noirs, il s'est vu la frapper pour déverser sa rage, la mettre à terre et ôter à tout jamais la vie de ce monstre. Il aurait pu l'attacher et la faire mourir à petit feu, ou plus simplement lui cracher au visage tout le mal qu'elle lui a fait. Dans ses moments les plus fous, il s'est vu l'embrasser et lui faire l'amour une nouvelle fois, abandonner son âme à ses côtés. Aujourd'hui qu'elle est là, devant lui, il est incapable de réagir et de prononcer le moindre mot. Les émotions se bousculent dans sa tête.

— Tu m'as tellement manqué, Amour…

Elle s'avance doucement vers lui. Son cœur s'accélère. Bientôt le parfum de la jeune femme inonde ses narines. Elle n'est plus qu'à une faible distance. Il n'aurait qu'à tendre le bras pour la toucher mais il est encore incapable de bouger pour le moment, paralysé par la peur ou le désir de s'abandonner.

Cette fois, le contact se fait. Elle est maintenant le long de lui et approche ses lèvres des siennes. Une main caresse sa joue mal rasée. Aymeric ne peut s‘empêcher de frissonner ; plaisir ou dégoût, il ne sait plus. Peut-être un peu des deux. Les lèvres se soudent et une langue envahit sa bouche.

Oui, c'est agréable. Il a l'impression de revenir en arrière, au moment où sa vie n'était pas encore foutue, où il lui plaisait d'avoir une fille dévouée à sa disposition. Madeline lui en a fait voir de toutes les couleurs, mais tous ces moments n'étaient pas à jeter. Le corps de la jeune femme se presse encore contre le sien. Elle perd un peu la tête suite aux retrouvailles et s'excite à leur contact. Aymeric retrouve ce corps chaud si désirable et désireux de lui. Il ne peut s'empêcher de retrouver le désir d'antan. Il sombre sous le désir ; il panique.

Sa main s'empare violemment de la gorge de Madeline et la serre. Toujours près d'eux, la jeune Fanny s'inquiète et s'apprête à s'attaquer au garçon pour lui faire perdre prise, mais Mad lui fait signe de ne pas intervenir. Elle n'a pas peur d'Aymeric et ne se débat pas. Au contraire, elle lui sourit en lançant un regard de défi. Aymeric aimerait la voir hurler, mais elle n'en fait rien. Il la hait tellement… C'est elle la responsable de tout, c'est elle le monstre d'origine, c'est elle qui a fait de lui un monstre à son tour. Jamais il ne pourra lui pardonner tout le mal qu'elle lui a fait.

Pourtant, ses forces le lâchent. Sa détermination le quitte. Encore une fois, il ne peut se résoudre à lui ôter la vie. Il est incapable de tuer la seule personne qui peut comprendre ce qu'il ressent et qui n'aura pas peur de ce qu'il est devenu. Quel désespoir ! Il ne sera jamais débarrassé d'elle : elle a gravé à tout jamais sa marque au plus profond de son être. Abattu, Aymeric tombe à genoux et ses larmes se déversent.

Madeline s'accroupit à son tour et le prend dans ses bras de façon maternelle. Elle le serre contre sa poitrine pour le cajoler. Aymeric pleure sur son épaule.

— Chut, Amour, tout est fini : nous sommes réunis de nouveau à présent. Calme-toi ; maintenant je suis là, et je vais m'occuper de toi.
— Je… je te hais tellement… parvient-il à prononcer entre deux sanglots.
— L'amour, la haine, ce sont les deux faces d'une même pièce.