Partie II : Toi qui entres ici, abandonne tout espoir

Hermann Kalst

Taix, petite commune de Provence, un soir d'été. La lumière sort de la fenêtre du salon d'un modeste pavillon. À l'intérieur, des images animent le petit écran de la télévision. Il s'agit d'une émission de télé-réalité américaine débilitante regroupant des gens castés parmi les plus abrutis et rassemblés dans un lieu exigu qui facilite les disputes. Soudain, la débilité du programme est coupée par une page de pub encore plus débilitante.

L'homme s'empare de sa télécommande pour changer de chaîne, tombe sur un documentaire animalier parlant de mantes religieuses, zappe encore pour finalement arriver sur un talk-show pas beaucoup plus intelligent que l'émission précédemment regardée. Un invité tente péniblement de présenter son nouveau roman tandis que les animateurs lui coupent sans arrêt la parole pour lâcher des blagues lourdes ou jouer les savants en parlant de concepts auxquels ils ne bittent rien.

Agacé, le spectateur, se lève de son fauteuil, se dirige vers sa cuisine et ouvre son réfrigérateur pour en sortir une bière. Décapsulée, il avale une grosse gorgée du breuvage. La fraîcheur de la boisson lui glisse sur le palais et dans la gorge. L'homme pousse un soupir de bien-être. Il en avait bien besoin, après cette difficile journée de boulot.

Bien que seulement quinquagénaire, ses cheveux et son bouc sont d'un blanc terne. Les traits de son visage sont lourds et ses paupières tombantes. Son visage est marqué par une vie chargée.

Soudain, il entend sonner à la porte. Pestant contre cet enquiquineur qui vient perturber son début de soirée, il se décide tout de même à aller l'ouvrir. Il ouvre et tombe sur deux personnes en costard : une femme et un homme. La première, une blonde plutôt mignonne et bien bâtie, coiffée d'un chignon. L'autre, un homme à la barbichette châtain et au regard fatigué qui semble un peu plus jeune que lui.

— Hermann Kalst ? demande le visiteur en fouillant du regard un petit carnet.

Le résident sent son cœur faire un bond en entendant ce nom après tant d'années.

— On ne m'appelle plus comme ça depuis bien longtemps…
— Oui, confirme la blonde, vous vous faites appeler Joseph Stan maintenant, ce qui nous a compliqué la tâche pour vous retrouver.
— Qui êtes-vous ? s'inquiète le quinquagénaire.
— C'est vrai, nous ne nous sommes pas présentés, reprend-elle. Je suis la lieutenante Gerald et voici mon collègue, le capitaine Jyrall. Monsieur Kalst, nous voulons vous posez quelques questions. Pouvons-nous entrer ?
— Euh… oui, bien sûr.

De plus en plus inquiet, Hermann leur ouvre cependant le passage et les amène dans son salon où la télé illumine encore la pièce de ses programmes sans grand intérêt. Ce n'est pas tous les jours que la police débarque chez vous ; que peuvent-ils bien vouloir ? Il s'empare de la télécommande et coupe le son pour ne pas déranger l'entretien. Les visiteurs s'installent sur le canapé.

— Eh bien, Monsieur Kalst, vous êtes un homme vraiment compliqué à trouver, répète-t-elle.
— Oui, oui, j'ai dû changer de nom suite à quelques problèmes.
— Et quel genre de problème ? demande le capitaine.
— Des problèmes d'argent… J'étais accro au jeu mais pas bon joueur, et je jouais avec les mauvaises personnes… J'ai voulu prendre un nouveau départ, changer de vie. C'est pour ça que vous venez me voir ?
— Non, pas vraiment. Nous aimerions juste vous posez des questions sur votre fille Madeline.

Madeline ? Encore un nom qu'il n'a pas entendu depuis des années. Rien qui n'arrange son inquiétude.

— Madeline ? Je ne l'ai pas vue depuis longtemps. Je n'ai plus de nouvelles et je ne veux plus entendre parler d'elle.
— Ah oui ? semble s'étonner Jyrall. Que s'est-il passé entre vous deux ?
— Elle a été une enfant difficile. Elle n'en a fait qu'à sa tête, surtout après le décès de sa mère. Elle était vraiment ingérable. Et puis un soir elle s'est tirée sans même un au-revoir. En revanche, elle n'a pas hésité à me vider le portefeuille. Qu'elle aille au diable, cette petite ingrate !
— À quel âge a-t-elle quitté votre domicile ?
— Oh, je crois qu'elle allait sur ses dix-neuf ans.
— Avez-vous une idée d'où elle aurait pu aller ?
— Elle m'a fait les poches avant de partir, et vous vous imaginez qu'elle m'aurait tenu au courant d'où elle allait ?
— Elle avait bien des fréquentations ? Des amis qui auraient pu lui venir en aide quand elle a quitté votre domicile ?
— Je n'en ai aucune idée. À vrai dire, je travaillais dur à l'époque et je rentrais souvent tard, alors j'ignore les conneries qu'elle pouvait faire en mon absence.
— Donc vous n'avez pas la moindre idée d'où elle pourrait être en ce moment ?
— Non, non, pas du tout… Mais, pourquoi la cherchez-vous, au juste ?
— Elle est recherchée pour plusieurs meurtres et séquestrations.

Hermann manque de s'étouffer en entendant la nouvelle. Il s'attendait à beaucoup de choses de la part de sa progéniture, mais pas à des meurtres. Il lui faut plusieurs secondes pour faire face au choc.

— Êtes-vous sûr de n'avoir aucune idée de l'endroit où elle se trouve ? La situation est urgente. Une de ses connaissances a disparu depuis plusieurs jours, probablement en danger.
— Non, non, je ne sais rien, je vous jure.

« Merde, merde, merde ! C'est quoi cette histoire de dingue ? »

— Vous nous avez dit qu'elle était une enfant difficile. A-t-elle montré des signes d'un possible problème psychologique lors de son enfance ?
— Non, non, je ne crois pas… Elle était turbulente, se chamaillait beaucoup à l'école et ramenait des notes exécrables. Elle ne faisait pas beaucoup d'efforts. C'est tout !
— Y a-t-il un élément qui aurait pu la perturber dans son enfance ?
— Peut-être le décès de sa mère. Elles étaient très proches l'une de l'autre. Madeline s'en est remise difficilement.
— Et par rapport à vous ?
— Quoi ? Comment ça, par rapport à moi ?
— Elle a fui le domicile familial ; il doit bien y avoir une raison. Pardonnez ma question, elle est maladroite. En fait, je me demandais quelle était votre relation ?
— Je n'en suis pas la cause, si c'est ce que vous sous-entendez. J'ai tenté de lui inculquer des valeurs de respect et de discipline, mais elle n'en faisait qu'à sa tête, c'est tout.
— Vous avez parlé de vos problèmes d'addiction au jeu. C'était à cette époque ?
— Hein ? Non. Peut-être. Je ne sais plus. De toute façon, elle ignorait tout de ça. Je ne vois pas le rapport. Où voulez-vous en venir avec toutes ces questions ?
— Nous essayons seulement de retracer son histoire et de nous faire une idée un peu plus précise de sa personnalité afin de prévoir ses agissements ou ses déplacements futurs.
— Ouais, bah j'ai rien de plus à vous dire. Désolé.
— Bon, d'accord. N'insiste pas plus, Jyrall. Mais si certains détails vous reviennent en tête – n'importe quoi – n'hésitez pas à nous contacter. Je vous laisse mon numéro.

Le policier tend une carte à Hermann qui la range dans sa poche. L'homme raccompagne les deux flics à la porte, les salue et referme à clé après leur passage. Il se précipite ensuite rapidement dans la cuisine, ouvre le frigo et sort une bière qu'il avale d'un trait.

« Merde ! Quelle histoire de dingue… panique-t-il. Madeline a pété un plomb. Je savais bien qu'il y avait un truc bizarre avec elle, qu'elle n'était pas nette ! Mais de là à buter des gens ! Et ces flics qui viennent m'interroger… Savent-ils quelque chose ? Et si elle leur raconte des trucs quand ils la captureront ? Non, du calme, elle était majeure… Et puis, je n'ai fais que l'éduquer. »

Il se reprend une autre bière et retourne devant la télé pour se changer les idées. Les programmes sont de plus en plus nuls, rien n'arrive à le distraire suffisamment. Agacé, il décide de changer d'écran pour celui de son ordinateur. Il cherche dans ses sites favoris, sort son sexe de son pantalon et fouille dans les vidéos X afin d'en trouver une intéressante.

Après le visionnage de plus d'une dizaine de vidéos d'étudiantes soumises, rien à faire, il reste tout aussi mou. « C'est pas vrai ! Tu ne vas pas me dire que j'ai besoin de Viagra, quand même ? » s'énerve-t-il. Il aimerait bien se branler pour faire tomber la pression, mais cette histoire à propos de Madeline le préoccupe.

Une musique retentit en provenance de sa chambre. Cela fait des années qu'il ne l'a pas entendue. C'est la boîte à musique que sa femme avait offerte à Madeline. Paniqué, il se rhabille, s'empare d'un couteau et court vers sa chambre. Il pousse la porte. Madeline se tient assise sur son lit, la boîte de musique à la main. Sur le mur derrière elle, la fenêtre est ouverte et une légère brise s'immisce à l'intérieur.

— Bonsoir papa, dit-elle, les yeux humides. Je suis rentrée finalement…
— Madeline ? Qu'est-ce que tu fais là ? demande-t-il en tendant le couteau vers elle.

Pas perturbée, elle s'avance dans sa direction avec un sourire timide.

— Tu n'oserais pas faire du mal à ta fille chérie, tout de même ? Je suis désolée, papa ; je suis partie si longtemps… Tu as dû te sentir bien seul sans personne pour prendre soin de toi. Mais c'est fini. Maintenant, je suis là…
— Tu m'as abandonné, petite ingrate, après toutes ces années où je me suis sacrifié pour toi. Tu m'as laissé seul, et Dieu sait quelle connerie tu as fait à l'extérieur !
— Je sais, papa, j'ai été une vilaine petite fille. Tu vas me punir ?

Ce regard qu'elle pose sur lui… c'est ça ! Les vidéos pornos n'y pouvaient rien : c'est ce regard qu'il lui fallait. Ces yeux qui transpirent la culpabilité et la soumission. Ça le rendait dingue, et ça n'a pas changé. Ce regard et cette petite main qui lui caresse l'entrejambe, rien de mieux pour le rendre dur.

— Oh oui, tu vas avoir une longue et dure punition, ma chérie. Mets-toi à genoux !

Les flics la pensent dangereuse, mais que pourrait-elle lui faire ? Elle est si menue par rapport à lui. En plus, il est armé. Et puis, il a toujours su comment la traiter pour qu'elle soit obéissante. Alors, rien à craindre. Il peut profiter un peu d'elle ; après, il avisera. Peut-être qu'il la livrera aux flics, ou peut-être qu'il lui trouvera une autre utilité. Rien n'est encore fixé.

Comme autrefois, Mad s'agenouille. Elle lui ouvre le pantalon et en sort un membre durci. Quelques caresses, des premiers coups de langue, et elle l'embouche. Il veut lui mettre la main sur la tête pour prendre le contrôle mais elle le repousse. Elle semble décidée à vouloir mener la danse. « C'est nouveau, ça. Pourquoi pas ? Voyons voir ce qu'elle a appris de neuf depuis son départ. »

Madeline a fait d'énormes progrès durant son absence. « Elle a dû en sucer, des queues… se dit Hermann. « Quelle salope ! » L'homme prend énormément de plaisir. Il y a si longtemps qu'il n'avait pas eu la chance de se faire sucer par une femme, d'autant plus par sa propre fille… Il ne tiendra pas longtemps. Pas grave, il a tellement hâte de se soulager. Madeline accélère la cadence quand elle le sent prêt à jouir, et c'est dans un râle bestial qu'il explose dans la gorge de sa progéniture. Comme il lui avait appris autrefois, la petite avale tout.

— C'était bon, papa ? Tu as pris du plaisir ?
— Oui, merveilleux. Tu t'es améliorée, ma parole !
— Merci, papa. Tu me pardonnes alors ?
— Te pardonner ? Voyons, ma chérie, après toutes ces années d'absence, tu ne crois tout de même pas que je vais te pardonner avec une simple pipe ?
— Non, je ne cherchais pas à me faire pardonner pour ma fugue : je voulais que tu me pardonnes pour ce que nous allons te faire.
— Nous ?

Il ne comprend pas ce « nous ». Et sans qu'il ait le temps de réagir, un violent coup s'abat à l'arrière de son crâne. Hermann s'écroule, inconscient. Aymeric se tient derrière lui, les mains tremblantes.

— Attache-le, ordonne Mad.
— Je croyais que tu voulais le…
— Oui, mais je veux d'abord lui parler.

À son réveil, Hermann est attaché sur une chaise, dans sa chambre. Son crâne lui provoque des élancements douloureux. Pour le moment, ses yeux voient trouble. Il distingue deux silhouettes devant lui. Que… Les événements lui reviennent en tête : le retour de Mad, la pipe, et le coup derrière la tête.

— Tu n'as pas changé, lui fait la voix de Mad. Toujours le même fumier qui profite de la faiblesse de sa fille.
— Mais qu'est-ce que tu racontes ?
— Tu m'as terrorisée pendant des années, mais malgré tout je t'aimais. J'étais prête à tout pour que tu m'aimes, papa, mais tu n'en avais rien à faire. Tu n'as fait que te servir de moi pour te défouler.
— Des reproches, des reproches… Tu n'as que ça à la bouche, petite ingrate, après tout ce que j'ai fait pour toi !
— Vous l'avez frappée et vous avez abusé d'elle ! hurle Aymeric. Vous n'en aviez aucun droit !
— Abusé d'elle ? Non mais, tu plaisantes, mon garçon. Je ne sais pas ce qu'elle t'a raconté, mais je peux t'assurer qu'elle a toujours été consentante et qu'elle adorait que je m'occupe d'elle.
— C'est faux ! pleure Mad. Si je le faisais, c'était pour toi, pas pour moi.
— Tu ne vas pas me faire croire que tu n'as jamais aimé ça…
— Je… Non, je…

Elle ne trouve plus ses mots.

— Mad, je t'ai vue grandir ; je te connais mieux que toi tu te connais. Je sais ce qui était bon pour toi et pour ton éducation.
— Non, non : tu ne pensais qu'à toi, à ton plaisir égoïste. Tu as été un vrai monstre avec moi. J'avais besoin d'un père et je n'ai eu qu'un tyran.
— Putain, Madeline, arrête de jouer la victime à la fin ! s'énerve-t-il. Arrête de te croire au centre du monde, de t'imaginer avoir connu toutes les souffrances. Moi, j'ai souffert aussi. J'avais une femme aimante et magnifique, j'avais un boulot de rêve et bien payé, et toi tu es arrivée et j'ai tout perdu. D'abord ma femme. Quand tu es née, elle n'avait plus d'yeux que pour toi. C'est à peine si je pouvais l'approcher. Même sur son lit de mort, quand la dernière étincelle de vie était en train de s'éteindre, c'est toi qu'elle appelait. Pas moi, son époux qui l'avait chérie et qui avait pris soin d'elle toutes ces années, mais toi, sa garnement qui nous a causé que des soucis. Tu m'as pris ma femme, et après ça tu as continué à en faire qu'à ta tête, à me faire chier. Ça ne t'a pas suffi de me prendre ma femme ; non, il a fallu que tu me brises les couilles jusqu'à ce que je perde mon boulot ! J'ai même dû changer de nom à cause de tes conneries !

Madeline est abasourdie, choquée, hachée ! Elle a le souffle coupé par cette révélation. Elle qui croyait que son père l'avait au moins aimée au début, tout était faux. Il l'avait toujours détestée. C'en est trop pour elle. Les larmes aux yeux, elle sort de la chambre en courant. Aymeric, tout aussi choqué qu'elle, est incapable de bouger, de réagir.

— Hé, toi ! lui lance Hermann. Je ne sais pas ce qu'elle t'a raconté, mais tu ne dois pas en croire un mot. Cette fille est complètement cinglée. C'est une garce hystérique, manipulatrice, qui ment comme elle respire. Elle a dû te faire les beaux yeux, essayer de t'attendrir et s'offrir à toi pour que tu accèdes à tous ses caprices comme elle l'a fait avec moi, mais tout ça c'est du flan. Elle se fout de toi, se sert juste de toi pour son seul intérêt. Ne te mets pas dans la merde à cause de cette salope ; tu ferais mieux de me détacher et de me laisser filer. Tu…

Aymeric s'est approché et lui a emmanché une immense droite dans la mâchoire. Putain, il n'avait jamais haï quelqu'un comme il hait cette enflure en ce moment. Prêt à frapper de nouveau, il est surpris quand Hermann saute sur lui. Visiblement, ce dernier a réussi à se défaire de ses liens tout seul. Pris par surprise, Aymeric n'a pas le temps d'esquiver le puissant poing qui s'abat sur son visage. Sonné par le coup, il ne parvient pas à empêcher Hermann de détaler par le couloir. Mad, toujours en pleurs, voit son père sortir par la porte et s'enfuir dans la rue. Elle accourt voir si Aymeric va bien.

Dehors, Hermann court de toutes ses forces. Il aperçoit une femme avec une poussette et un téléphone à la main. Il la bouscule et lui arrache l'appareil tandis que le bébé se met à crier, terrorisé par sa brusquerie.

— Désolé, c'est pour une urgence !

Il sort la carte du flic de sa poche et compose le numéro. Ça sonne, une fois, deux fois.

— Ici le capitaine Jyrall, j'écoute.
— Elle est là ! hurle Hermann. Elle s'est introduite chez moi avec un complice !
— Pardon ? Qui est à l'appareil ?
— Hermann Kalst. Ma fille est revenue, et je crois qu'elle veut m'assassiner !
— Où êtes-vous ?
— Je viens de m'enfuir de chez moi et je me dirige vers le centre-ville.
— Très bien, nous arrivons le plus vite possible.

Jyrall raccroche et demande à sa collègue d'appeler des renforts. Il branche le gyrophare et la sirène de sa voiture et fait demi-tour. Gerald et lui seront les premiers à arriver sur les lieux, étant les plus proches.

Au domicile d'Hermann, Madeline et Aymeric sortent à leur tour. Ils aperçoivent tout au bout de la rue Hermann s'enfuir. Comme il a une bonne longueur d'avance, ils grimpent dans la voiture qui les a amenés jusque là. Mad appuie sur l'accélérateur et le véhicule démarre en trombe. En quelques secondes ils se rapprochent de lui. Madeline se prépare à le percuter à toute vitesse. Prévenu par les phares et le bruit du moteur, Hermann se jette sur le côté au dernier moment, évitant de justesse le véhicule. Il fait soudain demi-tour. La même manœuvre prend plus de temps à la voiture. Mais Hermann ne leur laissera pas une seconde chance de le renverser : il emprunte une petite ruelle assez étroite pour que le véhicule ne puisse le suivre.

— Merde, on va le perdre ! hurle Madeline de rage.
— Fais le tour avec la voiture, lui ordonne Aymeric. J'y vais à pied !

Il s'éjecte de la voiture le couteau à la main et part à la poursuite d'Hermann. Il donne toutes ses forces pour le rattraper. En quelques secondes, il est assez proche pour se jeter sur lui. Sous le choc, les deux hommes tombent à terre. Aymeric est prêt à frapper avec le couteau mais un coup fait tomber l'arme de sa main.

Hermann n'est pas décidé à se laisser faire. Bien que plus âgé qu'Aymeric, il a une carrure plus puissante. L'homme frappe avec toute sa sauvagerie. Aymeric est touché au visage et aux côtes, mais la rage lui anesthésie la douleur. Il parvient à chopper une canette de bière vide qui traînait et frappe Hermann au visage. L'autre recule sous le choc. Aymeric en profite pour prendre le dessus et déverser une pluie de coups.

La gueule d'Hermann est en sang. Malgré tout, il n'a pas dit son dernier mot. Il pousse Aymeric et se jette sur le couteau. Il le choppe et frappe en direction du jeune homme. L'agrippant au poignet, Aymeric tente de retenir le coup. Les deux hommes forcent autant que possible afin de prendre le dessus. La lame n'est qu'à quelques centimètres du ventre d'Aymeric et se rapproche de plus en plus. Finalement, épuisé, c'est Hermann qui cède le premier. Aymeric détourne l'arme pour la planter dans le ventre de son adversaire.

L'autre gueule et recule d'un pas. Sa main appuie sur la plaie, n'empêchant cependant pas le sang de couler à travers ses doigts. Aymeric regarde son adversaire crier et jurer. Ce dernier tient encore sur ses jambes malgré sa blessure. Bien affaibli, il ne reste plus une grosse menace. C'est donc l'heure de l'achever. D'ailleurs, Hermann sait qu'il n'en a plus pour longtemps.

— Dis-lui que j'ai essayé de l'aimer, prononce-t-il doucement. Au début, je croyais même avoir réussi… Dis-lui que je suis désolé pour tout…

« Ça y est, nous y voilà ! » Aymeric est sur le point de réaliser la promesse qu'il a faite à Mad, prendre la vie de l'homme qui est responsable de sa folie, responsable de tout. Mais Aymeric a encore des hésitations ; il n'y aura plus aucun retour en arrière après ça. « Non, il n'y a plus de retour en arrière après la ferme. C'est ici que tout se termine ! » Il s'avance, le couteau à la main, prêt à achever son adversaire.

— Lâchez votre arme ! hurle soudain Jyrall.

Aymeric réagit à l'instinct et se jette sur Hermann pour le prendre en otage. C'est seulement là qu'il remarque les deux flics, l'homme et la femme qui étaient venus l'interroger sur Mad au boulot, ceux qui l'avaient sorti de la ferme. Tous deux ont une arme à feu braquée sur lui à présent.

— Bougez pas, panique-t-il, ou je lui tranche la gorge.
— Posez votre arme, Aymeric, le reconnaît Jyrall. Tout n'est pas encore perdu pour vous. Vous pouvez encore vous en sortir.
— M'en sortir ? Ha ha, rit-il nerveusement. Mais c'est trop tard ! Trop tard ce soir… trop tard dans la ferme. Vous n'êtes pas arrivés à temps pour me sauver, Capitaine.
— Ce n'est pas vous. Ne prenez pas la vie d'un innocent !
— Innocent ? Mais vous ignorez vraiment tout de ce qu'a fait ce fumier : c'est une ordure de la pire espèce !
— Il ment ! hurle Hermann. Ne l'écoutez pas !
— Peut-être, lance Jyrall, mais c'est à la justice de régler ça, pas à vous. Lâchez votre arme !
— La prison serait trop douce pour lui, et puis la justice est faillible : il risquerait de s'en sortir.
— Pensez à vos amis, tente Jyrall. Pensez à ceux que vous avez perdus dans toute cette histoire. Pensez à Bruce, Clémence, Daisy et Gaëlle. Chacun d'entre eux n'aurait pas voulu vous voir faire ça. Ne salissez pas leur mémoire en devenant un criminel !
— Gaëlle ? Mais pourquoi vous parlez de Gaëlle ? Comment savez-vous pour moi et Gaëlle ?
— Quoi ? Vous n'êtes pas au courant ?
— Au courant de quoi ?

Les deux policiers, toujours les armes pointées sur lui, semblent hésiter à dire ce qu'ils savent. Que lui cachent-ils ? Gaëlle, Gaëlle, Gaëlle… Aymeric est pris d'une intense peur. Pourvu qu'il ne lui soit rien arrivé.

— Répondez, putain ! hurle Aymeric. Répondez ou je lui tranche la gorge !
— Très bien, nous allons vous répondre, mais posez d'abord votre arme.
— RÉPONDEZ ! gueule Aymeric, prêt à faire le geste fatidique.
— Elle s'est suicidée. Elle s'est jetée du pont de Verlaize. Elle a laissé une lettre d'adieu derrière elle…

« Morte ? Morte ? Morte ? Non, ce n'est pas possible… Le pont de Verlaize ? Là où nous nous sommes rencontrés, là où nous nous sommes aimés… là où elle a sauté. C'est un choix symbolique. » comprend Aymeric. Elle s'est tuée d'amour, parce qu'il l'a quittée. C'est de la faute de Mad encore une fois ! C'est elle qui a forcé Aymeric à la jeter. Non : c'est lui qui a agi. C'est lui qui a cherché à retrouver Mad. S'il était resté tranquille, rien de tout ça ne serait arrivé. Trop tard ! C'est trop tard ! Il a tout perdu. Il était amoureux d'une nouvelle femme, et elle est morte par sa faute. Coupable ! Aymeric est coupable. Il ne mérite pas de vivre.

L'horreur se bouscule dans son crâne. Le désespoir et l'obscurité le dévorent. Il se vide de tout : âme, rêve, but. Plus rien n'a d'importance. D'un geste vif, il tranche la gorge d'Hermann Kalst. « Coule, sang, coule ! » Le père de Mad s'écroule au sol. Le regard vide, Aymeric lâche le couteau et tombe à genoux alors qu'un rire guttural résonne dans son crâne. Les flics se précipitent sur lui pour lui passer les menottes.

Mad III : Celui qui fait de lui une bête se délivre de la douleur d'être un homme