Une visite très spéciale

La jeune femme ne relève pas la tête. Elle traverse la salle où s'agglutinent des tas de gens : voyageurs sur le départ pour des destinations inconnues, arrivants de trains de provenances indéterminées ou simples badauds en quête de foule, tous vont et viennent sans se soucier des voisins. La blonde platine aux cheveux mi-longs a pourtant une paire de gambettes montées sur des échasses de trois pouces et quart qui claquent sur le carrelage. Elle jette un coup d'œil circulaire puis, dès qu'elle entrevoit ce qu'elle cherche, fonce directement vers les marches qui mènent au sous-sol.

Vêtue d'une longue jupe qui lui arrive à mi-mollet et d'un chemisier bon chic bon genre, elle dégringole les escaliers puis s'engouffre dans la porte sur laquelle est affichée une silhouette de femme stylisée, juste à côté d'une porte similaire, mais ornée celle-là d'un sigle représentant un homme. Elle s'arrête devant un lavabo, fait couler un peu d'eau sur ses mains fines puis, s'étant assurée que personne ne la suivait, elle entre dans une cabine. Le loquet fermé dès qu'elle est dans la place, elle se livre alors à un bien curieux manège : en deux temps trois mouvements, du sac qu'elle porte à l'épaule sont extirpés des fringues qu'elle accroche au fur et à mesure à une patère destinée à recevoir les vestes des usagères des lieux. Ensuite, elle se déchausse, puis quitte sa jupe et sa chemise. En culotte et soutien-gorge affriolants, elle se met en devoir de se changer. Cette fois, la jupe est plutôt d'un genre « ras la touffe », et le corsage avec lequel elle entreprend de se couvrir les épaules ne cache même pas son nombril. Puis, plus bas, ce sont des hauts talons aux aiguilles très fines qui ornent ses pieds. Et pour parachever l'ensemble, une perruque en cheveux naturels presque roux.

La voici qui fourre dans son sac tout ce qu'elle vient de quitter, puis précautionneusement elle entrouvre la porte et attend sagement que la dame qui se lave les mains après un pipi de circonstance quitte les toilettes. C'est devant le même miroir qu'à son arrivée qu'elle fait une moue subtile en passant sur ses lippes un tube d'un rouge criard et, sans se préoccuper d'autre chose, elle fait en sens inverse la traversée de la gare, direction le quartier où elle sait trouver une boîte de nuit.

Le gardien qui la voit arriver de loin suit des quinquets la nana qui vient droit sur lui. « Pas mal foutue, la gamine… » songe-t-il alors qu'elle est à quelques mètres de lui désormais. Mais s'il pense « gamine », c'est en fait une belle jeune femme qui se trouve là. Peut-être entre vingt-cinq et trente ans ?

— C'est par ici, Madame. L'entrée est gratuite pour les femmes seules, ce soir.
— Merci.
— Je vous souhaite une bonne soirée, et… si en fin de nuit vous êtes en mal de compagnie, je veux bien poser ma candidature !
— …

Elle vient de se retourner et toise le type plutôt baraqué qui visiblement la drague ouvertement. Puis d'une voix trop doucereuse pour être honnête, elle réplique :

— Ben… pourquoi pas ? Mais j'aime aussi que les hommes n'aient pas que des gros biceps, et qu'ils soient en mesure de tenir une vraie conversation. Mais sait-on jamais ?
— Vous savez où me trouver.
— Oui : sur un bout de trottoir, on dirait !

Elle n'attend pas que le gaillard renchérisse. Elle pousse la porte que le gus est chargé de surveiller. La musique qui monte de la salle installée au sous-sol lui remplit les oreilles. Elle cherche de nouveau son chemin. Le vestiaire est indiqué ; il ne lui faut que quelques secondes pour s'y rendre. Elle y dépose son sac, garde attachée à son poignet par un bracelet de velcro la clé qui cadenasse l'armoire métallique. Débarrassée de son fardeau, elle longe un corridor plongé dans la pénombre.

Une tenture sépare l'endroit où une musique douce est distillée du couloir duquel elle arrive. Une hôtesse, bas résille, culotte noire et corsage blanc, écarte à son approche le lourd textile. Derrière cette mignonne, une lumière très douce ne parvient pas à mettre en évidence une salle assez grande. La nénette qui accueille la visiteuse a un sourire ; elle s'efface pour la laisser passer. Elle est le dernier filtre de la boîte.

— Bonsoir, Madame. Bienvenue chez nous.
— Bonsoir. Bonne ambiance, ce soir ?
— Oh, il est encore un peu tôt, mais je suis certaine que vous passerez une agréable soirée. Le bar est ouvert. La première boisson est offerte aux dames seules.
— Merci !

La rousse se dirige donc d'un pas assuré vers le comptoir. Deux hommes y sont accoudés, qui discutent avec une serveuse attifée de manière identique à celle qui contrôle le passage du rideau. On pourrait les croire sœurs, tant elles se ressemblent. Bien sûr, les mâles qui tiennent salon avec la môme ont un regard attentif pour la nouvelle venue. Plutôt bien balancée, élancée sans poids excessif, une jolie plante qui se juche sur un des tabourets proches du zinc. L'employée se détourne des deux hommes pour s'avancer vers la jeune femme.

— Bonsoir. Vous désirez un verre ?
— Tout à l'heure, peut-être. Le sauna est déjà en route ? Si oui, est-il occupé ?
— Nos services sont opérationnels dès l'ouverture. Je ne crois pas qu'il soit bondé à cette heure : la soirée ne fait que commencer…
— Merci !

Les types ne parlent plus. Le plus proche de la rousse tente une approche plus ou moins discrète :
— Bonsoir, Madame. Vous venez souvent ici ?
— … ?

Deux yeux qui reflètent un éclat de la pâle lumière ambiante jaugent le mec qui interpelle leur propriétaire. Puis la voix est à l'avenant de ce corps de femme assise là :

— Non. La seconde fois seulement dans un endroit comme celui-ci. Mais j'ai trouvé que c'était plutôt sympa.
— Et… vous êtes accompagnée dans la vie ?

Si un doute persistait, le gars le lève par cette unique question. Fatalement, ce genre de lieu attire une foule de célibataires qui rêvent tous de tremper leur biscuit ; celui-ci ne fait pas exception à la règle. La femme marque un temps d'arrêt, comme si elle préparait sa réponse. Finalement, de sa bouche sortent quelques mots :

— Non, je suis seule. Mais j'ai pour habitude de choisir moi-même celui avec qui je vais finir la soirée.
— Une manière simple de me dire que je vous ennuie ?
— Surtout celle de vous demander de ne pas vous précipiter. Je suis ici pour me détendre, pas forcément pour un rapprochement des corps de la manière que vous envisagez. Ou, plus simplement, pas dans l'immédiat.
— Message reçu, Madame. Je serai patient.
— À la bonne heure ! Ceci dit, faites-moi la visite, s'il vous plaît.
— Avec plaisir !

Le bonhomme se sent pousser des ailes. Souvent, les femmes seules qui viennent dans cet endroit ne sont pas toutes aussi jolies, mais surtout aimables. La descente du siège girafe est un exercice périlleux : pas pour le danger de le faire, mais certainement du fait que la jupe ultra courte de la rousse est la cible des quinquets des hommes qui espèrent apercevoir un peu plus que ce que la décence autorise. Là, ils sont déçus : la nana fait son mouvement en pivotant vers le fond de la salle, là où la piste de danse est encore quasiment vierge de toute présence.

Côte à côte, ils déambulent dans le dédale de l'établissement, plongé dans une pénombre voulue.

— Là, il est possible de danser. Et je suppose que vous savez à quoi servent ces sortes de mini podiums équipés d'une barre verticale ?
— Oui, merci.
— Le patron s'occupe de l'ambiance en se transformant en DJ, mais il n'est pas encore arrivé. Je vous montre les petits coins ?
— Puisque nous y sommes… Je vous en prie.

Ils vont dans le fond, que la lumière ne perce pas vraiment. Partout, de petites chambres, toutes fermées par des tentures analogues à celle qui clôt le corridor d'entrée. Le type semble être un habitué de la maison. Peut-être un de ces hommes triés sur le volet par les patrons pour servir de boy-friend à des dames qui, comme elle, sont célibataires ou voyagent seules. Ils débouchent maintenant devant un escalier.

— Vous voulez voir à quoi ressemble un glory hole ?

La voix de l'homme est devenue rauque, voilée par un je-ne-sais-quoi qui fait penser à la rousse qu'il a du mal à avaler sa salive. Intérieurement, elle se délecte de cette situation.

— Nous sommes là pour visiter ; alors… allons tout voir.
— …

Huit ! Elles sont huit, ces marches de bois qu'ils gravissent sans effort pour se retrouver sur une mezzanine qui surplombe la salle. Une silhouette s'affaire maintenant sur l'estrade où la sonorisation diffuse une musique d'ambiance très douce. Le chevalier servant de la rousse, qui la voit regarder dans cette direction, lui susurre en approchant sa bouche de son oreille :

— Le patron est arrivé ; la soirée va prendre une autre tournure. Vous me suivez ?
— … où cela ?
— Eh bien, vous vouliez connaître les arcanes du paradis des libertins, non ?
— Ah oui, oui bien sûr.

Elle louvoie pour s'écarter de ce corps mâle qui la serre d'un peu trop près à son goût. Il en est pour ses frais.

— Voilà, c'est ici : le mur des lamentations ! Ces trous… vous imaginez bien à qui, et surtout à quoi ils peuvent servir.
— Et l'envers du décor, on peut le visiter ?
— Ben… la porte dérobée pour y pénétrer doit se situer au fond, dans ce recoin-là. Je vous avoue que je n'y suis jamais allé. Mais pour vous rendre service…
— Autant que je voie tout : je suis là pour m'amuser. Alors…
— Bien sûr ! Nous ne nous sommes même pas présentés ; je me prénomme Gabriel.
— Appelez-moi… Aurore, puisque je suis là jusqu'au bout de la nuit. Oui, Aurore me semble parfait !
— Enchanté, Aurore.

Elle n'entend sans doute pas sa réponse. La porte qui mène aux coulisses des trous de la gloire s'entrouvre pour livrer passage à la jeune femme, curieuse de tout ce monde de la nuit qui la fascine. Elle fait deux ou trois pas dans une petite pièce où sont abandonnés pour l'instant des coussins moelleux. Pas besoin de dessin pour qu'elle sache à quel usage ils sont destinés. De plus, ils ne sont pas disséminés n'importe comment : chacun d'eux est disposé à l'aplomb d'une des ouvertures circulaires qu'elle vient de remarquer sur l'autre face de la cloison.

Elle revient vers celui qui, patient, fait le pied de grue à l'entrée.

— Vous avez apprécié ?
— Il est toujours bon d'explorer toutes les facettes des choses, non ?
— Je… je n'en sais rien.
— On continue ?
— Si vous voulez.

Au fond de cet étage ouvert, un lit métallique collé contre le mur. De celui-là pendent des chaînes alors que d'autres sont amarrées aux montants des quatre coins du plumard. Incongru, cet équipement à la vue des visiteurs.

— Le coin des voyeurs et des fétichistes. Certains disent des D/S. Mais franchement, les coups de fouet ou de cravache qui se distribuent ici ne sont là que pour épater la galerie. Pourtant, je vous assure qu'il y a parfois affluence autour des joueurs qui profitent de l'équipement. Vous avez des velléités de soumission ?

Pas vraiment… Les escaliers pris en sens inverse les ramènent vers la salle où, cette fois, celui que son guide appelle « le patron » fait un essai de micro. Maintenant, d'autres personnes se pressent au bar. La salle se remplit, et quelques couples s'essayent à danser.

— Vous voyez, la soirée va enfin prendre une autre tournure. Derrière cette cloison, vous avez le sauna et le hammam. Vous voulez y jeter un coup d'œil ?
— Non ; j'ai déjà vu ce genre de coins.
— Ah ! Ici ou ailleurs ?
— Ils se ressemblent tous, non ?
— Peut-être. Il y a également une grande piscine. Il est formellement interdit d'y faire autre chose que s'y baigner… vous voyez ce que je veux dire ?
— …

Elle a une sorte de sourire, puis se tourne vers le type.

— Je vous remercie pour votre collaboration. Elle mérite une récompense ; qu'en dites-vous ?
— … ?

Un pas les sépare, qu'elle n'a aucune hésitation à franchir. Elle empoigne ce Gabriel par le cou et lui roule une vraie pelle. Puis les langues se retirent chacune dans son appartement respectif. La surprise du bonhomme est totale. Enfin elle recule, et espièglement lui lance en riant :

— Vous pouvez garder la monnaie, Gabriel ! Allons boire un verre, j'ai soif !
— …


Sept heures cinquante ; la porte de son bureau déverrouillée laisse entrer Pascaline. Blonde, grande, bien foutue, elle est célibataire depuis deux ans. Enfin, depuis une rupture plutôt houleuse entre elle et son petit ami Henry. Pas sympa, sans doute, en revenant de son boulot de découvrir que celui avec qui on partage tout se tape la voisine de palier. Il faut aussi un sacré concours de circonstances, ou une passion hors norme pour l'avoir baisée si fort qu'elle s'en soit endormie dans le lit conjugal ! Et voilà comment les choses parfois se décantent. Un oubli fâcheux qui a vu le départ rapide d'Henry.

Sur le tablier de bois, les plans de la maison d'une dame friquée qui refait tout son intérieur ; ça met du beurre dans les épinards. La vie continue malgré les croche-pied qu'elle s'ingénie à faire à ceux qui s'y attendent le moins. Pourquoi ce matin Pascaline songe-t-elle à ce con qui l'a roulée dans la farine durant des mois ? C'est bête à dire, mais en venant travailler, elle vient de le croiser sur le palier de l'étage du dessous. Il est en couple avec sa maîtresse depuis… qu'elle l'a congédié. Aussi bizarre que ça puisse paraître, en vingt-quatre mois ils ne s'étaient jamais revus. Fichu destin qui fait se côtoyer les uns et les autres pour les séparer ensuite et de nouveau les amener à se retrouver.

Un vrai coup au cœur en revoyant celui avec qui elle ne va pas cracher dans la soupe ; elle a eu des moments fabuleux. Il a choisi une autre route, c'est aussi simple que cela. Et au moment où c'est arrivé, elle n'avait aucune envie de partager son amour pour ce grand dadais. Morose, pour ne pas dire attristée, la jeune blonde se penche sur son travail en cours. Puis le téléphone qui grelotte la rappelle à ses obligations.

Une journée ordinaire avec un fait extraordinaire, c'est tout. La main fine attrape le combiné et le porte à l'oreille d'une Pascaline distraite.

— Allô ?
— Ah, Pascaline… Madame Dussard, ici ! Je vous appelle pour savoir si c'est bien ce matin que nous avons rendez-vous.
— Oui, Madame Dussard. Ça ne vous pose pas de problème ? C'est prévu pour dix heures.
— Parfait, donc. Je perds un peu la boule depuis que mon mari est parti, vous savez… Je ne vous embête pas plus et vous attends.
— Merci. À tout à l'heure, Madame Dussard.

Le clic de fin de communication laisse la blonde presque trop solitaire. Zut ! Pas moyen de se sortir du crâne cette rencontre matinale imprévue. Ils n'ont pas échangé un seul mot. Juste un regard – sans doute trop appuyé – de l'un et l'autre. Suffisant pour remuer une mer de souvenirs. Les mauvais comme les bons remontent derrière la frange dorée d'une chevelure bien peignée. Une petite voix exhorte la belle à calmer son imaginaire qui déborde. Plus facile à dire qu'à faire, bien entendu. Plus que le bonhomme, ce sont ses baisers et ses bras qui lui font défaut. Pourquoi ce salaud a-t-il refait surface dans son univers ?

Elle a pourtant su gérer la crise provoquée par la rupture brutale. Et zut : tout est flanqué par terre par un hasard malheureux. Malheureux ou malicieux ? Il lui faut se secouer. La traversée de la ville pour honorer son rendez-vous s'annonce compliquée : ça bouchonne toujours dans les rues de la cité. Fébrilement elle bourre son porte-document. Les plans, les devis, un mètre, son calepin et deux stylos (on ne sait jamais, en cas de panne du premier). Son esprit est ailleurs. Elle quitte le bureau calme pour les rues bruyantes.

En temps ordinaire, se rendre chez madame Dussard ne prend qu'une vingtaine de minutes. Ce matin, avec la reprise des écoles, elle s'attend au pire. Et ça ne rate pas ! Deux cents mètres plus loin, elle est déjà coincée dans une file de voitures qui sont à l'arrêt. Merde ! Un jour ou l'autre, il faudra bien qu'elle prenne le tram, comme tout le monde. Ça se décante ; l'église est face à elle. Cinquante minutes de « bite à cul » routier pour une traversée qui s'avère encore bien difficile. Et avec juste quelques poignées de secondes de retard, elle arrive à bon port.

Madame Dussard – soixantaine plantureuse aux formes généreuses – est là qui sourit à sa visiteuse.

— Oh, Pascaline… Je vous attendais. Venez ! J'ai hâte de voir ce que vous me proposez. Venez, nous allons prendre un café tout d'abord. Vous en buvez, n'est-ce pas ?
— Oui, pas de souci… J'ai fait pour le mieux en restant dans un budget raisonnable.
— Pour l'argent, ce n'est pas un souci ; mon mari m'a laissé de quoi vivre aisément. Et puis j'ai aussi hérité du club… alors, soyez sans crainte !
— Je vois. C'est important, un cadre de vie agréable.
— Oui. Et puis je veux gommer les traces de mon existence d'avant. Oublier un peu, effacer en quelque sorte les moments difficiles que j'ai connus avant de rencontrer mon pauvre Georges. Mais je ne vais rien vous apprendre en vous disant que ceux qui disent que l'argent ne fait pas le bonheur sont des imbéciles ou des idiots. Et quand on peut le dépenser sans avoir un homme sur le dos, c'est encore mieux.
— …
— Oh, je l'aimais, mon Georges, bien entendu. Je ne lui ai jamais souhaité du mal, mais… je vous avoue que l'existence vaut d'être vécue en toute liberté. Bon, je ne vais pas vous ennuyer plus longtemps avec mes fariboles. Je vous sers une tasse de ce délicieux café ?
— …

Une odeur sympathique flotte dans le boudoir où les deux femmes regardent les plans ; elles commentent les devis apportés par la blonde. Odette Dussard est ravie et se laisse aller à quelques confidences graveleuses sur ses « expériences », puis elle ramène sur le tapis son fameux club :

— Mon Georges n'était pas très porté sur la chose, mais c'est sans doute aussi pour cette raison qu'il a su gérer son club et le faire fructifier. Maintenant, c'est notre fils qui en est le gérant, et moi je contrôle tout. Vous devriez le visiter un jour. Pour les femmes seules, l'entrée est gratuite. Et puis… mon Jeannot – enfin, mon fils Jean – je pourrais lui glisser un ou deux mots à l'oreille.
— Je ne saisis pas, là…
— Vous pourriez avoir vos entrées sans frais ; c'est un club un peu… spécial, mais on peut regarder sans consommer, voyez-vous.
— Vous êtes bien mystérieuse d'un coup, Madame Dussard…
— Je vous en prie, c'est Odette pour vous. Je vois que ce que je vous raconte là vous laisse perplexe. Vous ne devinez pas de quel genre de boîte il s'agit ?
— Je crois que je viens enfin de comprendre, mais ce n'est pas mon truc.
— Vous avez déjà essayé au moins avant de parler comme ça ? J'ai longtemps dit comme vous, mais avec le temps, la solitude est lourde à supporter. Et de temps en temps, une petite escapade ne tue personne. Bon, je choisis les soirs où mon fils est de repos, bien qu'il soit au courant et ferme les yeux.
— Pourquoi me dites-vous tout cela, Madame Dussard ? Je ne roule pas sur l'or, mais je ne tiens pas non plus à… arrondir mes fins de mois par des extravagances.
— Qui vous parle d'argent ? C'est juste pour le fun. Vous êtes jeune, vous êtes belle… Ne me racontez pas qu'à votre âge le célibat est une fin en soi. Mais si d'aventure vous n'avez pas envie de vous encombrer d'un casse-croûte à demeure… un club tel que le mien est un endroit fait pour vous.

Pascaline coupe court à ce dialogue qui devient plutôt osé. La coquine qui remue les documents qu'elle a apportés adopte l'ensemble de son projet et lui signe un chèque substantiel ; une avance sur travaux. Les deux femmes déterminent ensemble la date de début du chantier, et Odette lui glisse près de la porte une carte de visite. Et c'est même d'une main qui ne tremble pas qu'elle tire sur sa chemise pour coller son petit carton dans l'un des balconnets qui cache un sein. puis avec un soupir à fendre l'âme, elle s'écrie :

— Avec des seins et un corps pareils… Mon Dieu, vous devez en faire tourner, des têtes ! Je vous envie. Si seulement j'avais vingt ans de moins et votre silhouette…
— Mais…
— Non, pas pour vous draguer : je veux seulement dire que nous serions sorties toutes les deux et que nous aurions vécu des tas d'aventures… Maintenant, hélas, j'ai quelques kilos de trop. Enfin, certains aiment encore cela…

La blonde qui se tient toujours sur le pas de la porte laisse le flot de paroles se déverser, mais elle n'en veut retenir aucune. Elle sourit aimablement à sa désormais cliente puis, heureuse d'avoir conclu une affaire qui lui assure une fin de mois tranquille, elle file vers le centre-ville et son bureau. Quel phénomène, cette Odette Dussard ! Une femme cash qui ne se voile pas la face. Elle sait bien que, quelque part, elle a raison cette Odette. Ce n'est pas l'homme qui lui manque, mais bien ce qu'il apporte. Son argent pour la dame Dussard, et pour elle, c'est bien l'absence de sexe qui crée un véritable vide.


Le bar est accaparé par un nombre croissant de personnes. Le second type du début de soirée semble avoir trouvé chaussure à son pied : une jolie brune, elle aussi assise en hauteur, qui discute en riant avec le monsieur. La barmaid a aussi du renfort. Cette fois, l'ambiance chauffe un peu plus. C'est un modèle similaire à celle qui est venue parler à Aurore qui vient à la rencontre du couple :

— Que voulez-vous boire, Aurore ? C'est moi qui régale.
— Oh, quelque chose d'assez léger ; je veux garder les idées claires : c'est toujours excellent pour les souvenirs, n'est-ce pas ?
— Sans doute ! Je vous trouve à la fois réservée et par instants très délurée. Mais bon, ce sont les mystères féminins. Comment avez-vous pu atterrir dans un tel lieu de perdition ? Parce que – n'en doutez pas – dans cette boîte, il s'en passe des vertes et des pas mûres…
— Quelle importance ? Nous y sommes, et c'est bien là l'essentiel, non ?
— Tout à fait. Alors un gin-fizz ?
— Ça me convient !

Il commande, et la belle gonzesse du bar s'en va vers ses shakers et ses verres. Elle les sert rapidement, déleste ce Gabriel d'un beau billet, et ils sirotent gentiment de concert leur boisson. C'est Aurore qui suggère qu'il est l'heure d'aller se trémousser un peu sur la mini-piste où quelques inconditionnels sont déjà à pied d'œuvre.

— Vous n'avez pas envie de me faire danser ?
— Danser ? Si. Et bien plus que cela, sans doute…
— Oui ? Commençons par rejoindre ces couples qui profitent de la bonne musique.
— C'est vrai que le patron sait mettre le feu. Attendez qu'il se déchaîne… Peut-être que nous devrions finir nos verres avant de quitter le bar.
— Vous avez donc peur qu'on vous le vole ?
— Non, mais qu'un idiot s'amuse à coller un produit dedans : il semble que ça se fait de plus en plus souvent, et que se sont surtout les dames qui en font la triste expérience.
— Vu sous cet angle… vous avez sûrement raison. Je n'ai pas envie de me retrouver je ne sais où demain au réveil avec un type dont je n'aurais aucun souvenir. Le but de mes sorties, c'est justement de m'en créer.

Gabriel repose enfin son godet sur le zinc et elle le suit en se frayant un chemin dans une horde de gens qui, depuis le bord de la piste, se déhanchent en solitaires. Comme eux sont deux, ils s'enlacent pour un slow que distille le DJ. Musique que met à profit son cavalier pour la serrer un peu plus que nécessaire, mais c'est de bonne guerre. Et pas besoin d'un dessin pour saisir qu'il a déjà des vues sur une fin de nuit possible. Chez les messieurs, certains renflements évocateurs ne trompent pas.

Le baiser de remerciement n'est pas étranger à cet espoir qui demeure ancré dans la tête du danseur. De plus, il ne lui marche pas sur les orteils et la guide avec maestria. Mais la piste est exiguë et un second attroupement se crée dans la nuit du club. À deux pas de là, une fille sur un podium se tortille du derrière sous les encouragements d'une bande de fêtards. Les cris et les réclamations sont des plus explicites :

— Myriam, à poil ! À poil Myriam !

Combien sont-ils à suivre les déhanchements forcenés de celle sur qui des yeux qui luisent au passage sur sa silhouette de spots savamment dirigés par celui qui commande tout ici ? Des bras se tendent en direction de la nana, mais sans la toucher, il est vrai. Et soudain c'est une immense clameur qui accompagne le geste de la jeunette qui vient de dégrafer sa courte jupe. L'instant d'après, ce n'est plus qu'un drapeau qui tournoie au-dessus de la tête de la coco-girl. Les demandes redoublent d'intensité, et il n'est plus question de virevolter sur la piste encombrée.

Gabriel, qui tient toujours la patte de sa partenaire, la lâche pour passer son bras autour de son épaule. Pas de geste de refus ou de recul. Il se colle contre le flanc de la jolie rousse puis lentement, avec la crainte de la froisser, sa seconde main – libre, elle – s'aventure au-dessus des reins de la belle. Impatience toute masculine qui fait que les doigts frémissent en s'agitant sur le haut de la croupe. La frimousse d'Aurore a un air alangui lorsqu'elle se tourne vers celui qui la tripote si innocemment.

— Vous faites quoi, là ?
— Pardon ? Je n'ai pas entendu.

Il s'est baissé, approchant sa joue de la bouche de celle qui vient de lui causer.

— Vous comptez me baiser devant tout ce monde ?
— Hein ?

Il a un sursaut. Est-ce que ça veut dire qu'elle est d'accord, ou qu'elle lui signifie un refus net et sans bavure ? Difficile de lui faire préciser sa décision. La fille sur la mini-scène est désormais en string. Chaque fois qu'elle tourne un peu, tous peuvent admirer deux belles fesses bien rondes seulement fendues en deux par la ficelle sombre du sous-vêtement. Et c'est du délire. Ça hurle, ça braille. Aurore suit avec attention cette meute de loups qui veut de la chair à admirer. Et son danseur, lui, ne bouge plus ses doigts. Peur d'être envoyé sur les roses ? Il a cependant laissé son visage tout proche de celui de la rousse.

— Elle est belle cette nana, vous ne trouvez pas, Aurore ?
— Oui… et surtout elle ose ! Jamais je ne serai capable de me donner en spectacle de la sorte.
— Ça vous plairait ?
— … Ben…

Le reste se perd dans les cris de sauvages des spectateurs en chaleur. Le soutien-gorge vient de livrer à la concupiscence générale la beauté d'une poitrine harmonieuse et ferme. Si les mains ne touchent pas – ou pas encore – la gesticulatrice qui se frotte le devant du string contre la barre brillante, c'est peut-être parce que d'autres femmes assistent à l'exhibition.

Une question trotte dans la tête de la rouquine ; Gabriel va sûrement lui répondre.

— À votre avis, c'est une professionnelle, cette fille, ou juste une femme qui aguiche son homme ?
— C'est une amatrice, à mon avis. Elle sait y faire, et la salle est chaude… moi aussi, du reste. Pas vous ?
— Vous avez envie de vérifier ?
— C'est une proposition ?
— Vous en mourez d'envie depuis un bon moment, n'est-ce pas ?
— Ben… j'avoue que oui. Et ce spectacle n'est pas fait pour arranger les choses.  


Le chantier « Dussard » avance bien. Pascaline n'a pas revu sa cliente depuis un bout de temps. Elle laisse la maison vide de sa présence afin que les travaux se fassent le plus rapidement possible. Alors, lorsqu'elle la voit ce matin vers onze heures débouler avec une boîte de chocolats à la main, elle est contente. C'est bon aussi d'avoir un retour sur ce que l'on fait. Les papiers, les peintures touchent à leur fin. Les décorations à mettre en place, quelques points de détail dont elle veut discuter avec Odette : son arrivée tombe à pic. La sexagénaire se plante au milieu du salon où l'escabeau de la jeune femme est installé.

— Wouah ! Ça a de la gueule ! Je n'ai qu'à me féliciter de votre travail, ma chère Pascaline.
— Merci. Nous avons à parler de la position de divers éléments de mobilier ; je suis heureuse de vous voir revenir. Vous étiez partie en vacances ?
— Non, j'ai passé ces derniers jours chez mon fils Jean.
— Ah, vous m'en aviez parlé. C'est lui qui gère votre club ?
— C'est ça. Vous y êtes allée pour voir un peu l'endroit ?
— Non. Franchement, je ne suis pas certaine que ça me brancherait. Et puis seule… je ne suis pas sûre que ce soit un endroit à fréquenter.
— Vous ne le seriez pas longtemps, à mon avis. Réfléchissez : pas d'ennuis avec un homme, puisque vous pouvez passer incognito. Et puis à votre âge, ne me dites pas que vous pouvez vivre sans sexe…

La jeune blonde rougit sous la question plutôt directe de sa cliente. Que répondre à ce genre d'argument ? L'autre lui sourit, mais elle devine, à l'afflux sanguin bien visible sur les pommettes de la jeunette, qu'elle a touché un point sensible.

— Vous ne voulez pas qu'un soir nous allions au moins visiter, si vous avez peur d'y aller seule ? Jean part quelques jours sur la côte espagnole ; je suis chargée de veiller au grain. C'est l'occasion ou jamais ! Et puis j'ai envie de m'encanailler un peu. Après tout, nous n'avons qu'une vie, et elle est souvent trop courte. Autant profiter des moments qui nous restent pour vivre.
— Je ne sais pas… Peut-être, mais j'ai encore un tas de paperasserie administrative à faire pour le fisc.
— Mon Dieu ! Mais oubliez les impôts et le travail ! Une soirée, ce n'est pas le bout du monde. À votre place, je sauterais sur l'occasion… et puis sur autre chose également. Il y a un temps pour le boulot et un pour les amusements. Vous savez, on arrive vite à mon âge, et il est alors trop tard pour les regrets.
— …

La jeune femme détourne vivement la conversation, ne voulant pas donner l'impression à cette gentille cliente au demeurant qu'elle l'envoie balader. Pourquoi insiste-t-elle autant pour la trimbaler dans un club que son cerveau qualifie volontiers de « boîte de cul » ? Les deux font le point sur les aménagements encore à réaliser, et Odette lui offre les chocolats. Puis elle la salue avant de repartir. Avant de franchir le seuil de sa propre maison, elle marque une pause et interpelle Pascaline :

— Vous avez peur, n'est-ce pas ? Peur de souffrir, ou peur de coucher avec un nouvel homme ? Aller dans un club ne signifie pas que vous ayez une quelconque obligation. Mais je suis quasiment sûre que si vous osez, vous allez adorer. Ça a un petit côté espiègle et coquin, une transgression des tabous qui donne de l'adrénaline. Vous devriez tenter le coup ; c'est pas que je veuille insister lourdement, mais… vous avez l'air toujours si triste.
— …

La jeune blonde regarde avec un étonnement grandissant cette madame Dussard lui parler avec une franchise, un naturel, qu'elle s'en trouve décontenancée.

— Ben… ne me regardez pas avec des yeux de merlan frit ! Je vous assure que je ne vous veux que du bien.
— Je… je vais y réfléchir.
— C'est promis ?
— Oui, c'est vraiment promis.
— À la bonne heure ! Au fait, pour en revenir à mes travaux… vous n'avez pas besoin d'une avance ? Parce que je suis prête à vous donner un autre chèque.
— Non. Non, vous me règlerez la facture lorsque j'en aurai terminé, dans deux ou trois jours vraisemblablement.
— Bon, c'est vous qui voyez… Allez, ma belle, bonne fin de journée, et faites pour le mieux.

Ouf ! Elle est partie. Il est midi passé de quelques minutes, et son estomac rappelle à la travailleuse qu'il est temps d'aller le rassasier. Un petit bistrot tout proche reçoit donc Pascaline pour un repas qui va entrer dans sa note de frais. Rien de bien onéreux, il est vrai. Les tables de cet endroit sont assaillies d'ouvriers qui, comme elle, ont trouvé ce refuge pour une pause déjeuner sympa. Ici, ça sent la frite, ça sent la grillade, ça rit et ça bouge. Puis la blonde reprend son travail jusqu'à la fin de journée. De retour chez elle, après une douche méritée, elle s'habille légèrement, ne comptant pas ressortir.

Elle farfouille dans son dressing à la recherche d'un déshabillé pour se couvrir. Il est bon de se délasser dans une maison calme après une journée de travail. Zut ! Le téléphone resté sur la table du salon se met à sonner. Si c'est un client, il rappellera. Elle ne court pas pour répondre. Dans l'armoire, elle vient de trouver ce qui va faire son bonheur : quelque chose d'aérien, de vaporeux, un zeste trop transparent ; mais après tout, elle est seule chez elle, sans voisins proches un peu vicelards qui risqueraient d'en deviner trop sur ce qu'elle enveloppe dans la mousseline douce.

Elle se sert un doigt de vin cuit et ouvre le frigo : il faut se nourrir, même solitaire. Le vide l'appareil est affligeant ! Elle songe avec agacement que pour faire des courses, elle doit de nouveau se vêtir décemment, mais surtout sortir. Un soupir qui n'arrange rien, et elle médite quelques secondes sur la situation. Une boîte de conserves fera bien l'affaire, pour une fois ; elle ne va pas en mourir. Et du coup, elle se souvient que son téléphone est au salon. Elle s'assoit sur le canapé de tissu et écoute le message laissé par l'appelant auquel elle n'a pas répondu.

 « Allô, Pascaline ? C'est madame Dussard. Je n'ai pas pensé à vous le dire tout à l'heure, mais je serais heureuse de vous inviter à dîner. Je vous attends vers vingt heures au restaurant chinois de la place Langlois. Si vous avez un empêchement, rappelez-moi. Je compte sur vous ! »

Pff… que faire ? La jeune femme n'a guère de courage ; elle est si bien dans son cocon, mais d'un autre côté cette femme lui assure le remplissage du réfrigérateur. Et puis elle aussi doit certainement se sentir un peu trop isolée. Tant pis ! Elle rappelle la dame ; la conversation ne dure que quelques secondes, temps nécessaire pour l'assurer de sa venue. Et la penderie du dressing retrouve les mains de la travailleuse à la recherche de ce qui va lui permettre de se montrer correcte à la table de son hôte. Jupe à mi-mollet, un corsage cintré en coton blanc brodé, et un ravalement de façade pour lui donner un teint de pêche. Une tenue pour petite dînette entre nanas.

Malgré ses kilos supplémentaires, Odette Dussard est une très belle dame. Elle se lève, fait un signe de la main à celle qui, dès son entrée dans la salle, fouille des quinquets les tables. Retrouvailles chaleureuses ponctuées par un bisou dans un lieu bondé aux lumières rouges tamisées, sans chichis. Elles discutent aimablement de tout et de rien, sans venir sur le terrain du travail. Odette est une femme pleine de verve et de vie. Elle rit, élève la voix, force le trait et sa jeune « amie » finit par lui poser la question qui lui brûle les lèvres :

— Alors, si vous me disiez, Madame Dussard, ce qui me vaut l'honneur de cette invitation ?
— Ma foi… j'ai bien peur que vous n'osiez jamais aller visiter mon club. Je vous propose donc de vous y accompagner. Là au moins, vous serez sûre de ne rien risquer. Oh, juste une balade pour que je vous montre les lieux, que vous me donniez votre sentiment sur… enfin, vous verrez bien.
— Mais… je ne suis pas, je ne sais pas…
— Allons ! Je serai à vos côtés. Et puis ce soir c'est relâche : il n'est pas ouvert au public un soir par semaine. Donc aujourd'hui, nous n'y croiserons personne. Ça devrait vous rassurer…

Une sorte de soupir fuse de la gorge de la jeunette qui avale d'un coup plus librement une bouchée de « porc aux champignons noirs et miel ». Après tout, dans ces conditions… une sortie avec Odette peut s'avérer instructive, qui sait ? Elle va, elle peut-être, se découvrir une âme d'exploratrice, et cette visite guidée dans les coulisses du monde du sexe peut se montrer plaisante. Dans sa tête, elle songe que voir n'est pas répréhensible.

La fin du dîner est teintée de bonne humeur ; Odette lui narre quelques anecdotes croustillantes sur une ou deux de ses virées nocturnes dans son royaume. Les tables dans les environs immédiats de la leur doivent largement profiter des images fleuries distillées par la conteuse qui revisite en mots ses aventures égrillardes, souvent à la limite du pornographique. Une autre dame en couple qui fait face à Pascaline doit vraisemblablement percevoir des bribes de certains exploits d'Odette, car elle a un sourire de connivence avec celle qui croise son regard. Enjolivées ou non – bien difficile de le déterminer – mais c'est très finement raconté en tous cas. Et le rituel des serviettes chaudes pour se rincer les doigts vient clore le chapitre chinois des joyeuses luronnes en goguette.

Du Dragon d'Or au fameux club, il ne doit y avoir qu'une quinzaine de minutes en voiture. Celle de Pascaline étant restée sur le parking du restaurant, elle se laisse promener dans un dédale de rues bien moins fréquentées de nuit. Celle où se situe l'entrée discrète du club est vierge de voitures. Madame Dussard ouvre les portes, suivie par son invitée. Elles atterrissent derrière un immense comptoir. De l'autre côté de celui-là, une piste de danse grosse comme un confetti ; une estrade également.

— Ici on sert à boire, et là… Jean fait ce qu'il sait faire le mieux : il anime les soirées depuis cette estrade. Il paraît qu'il fait courir tout le gratin de notre petite ville bourgeoise. Je dis « il paraît » parce que je ne viens jamais lorsqu'il est là : les enfants n'ont pas à connaître les frasques de leurs parents.
— C'est… sombre, non ?
— C'est l'astuce, ma chère Pascaline : ne pas tout montrer, seulement suggérer. Un concept qui permet aussi de gommer les défauts. Qui voudrait d'une vieille rombière dans mon genre en pleine lumière ? La pénombre me laisse une certaine intégrité physique, et ça fonctionne. Enfin, parfois. Bon, j'admets aussi qu'ici, les affamés sont plus nombreux qu'ailleurs. L'endroit les fait s'imaginer que tout est possible… et ça l'est assurément, bien qu'il soit hors de question de tolérer des gestes déplacés. Tout doit faire l'objet d'un consentement mutuel. Vous me suivez ?
— Franchement… je vous avoue que je ne suis pas très à l'aise dans cet établissement, mais je peux comprendre que vous y trouviez un certain charme.
— Je vois. Mais je vous assure que personne ne vous toucherait contre votre gré : c'est une règle absolue et inviolable, c'est le cas de le dire. De toute façon, je ne cherche pas à vous convaincre ; chacun voit midi à sa porte. Je trouve cependant juste dommage de vous voir vous crever à la tâche et ne pas prendre un peu de bon temps…
— Oh, je ne suis pas pressée…
— Vous attendez l'amour ? C'est une fumisterie, l'amour ! Un truc inventé par des hommes pour s'approprier le corps des femmes. J'ai vécu heureuse avec mon mari, mais je vous avoue que je le suis tout autant – sinon plus – depuis son départ.

Cette réflexion n'appelle aucun commentaire de la part de la blonde. Elle se contente donc de se taire. Pour un peu, elle aurait toutefois ajouté cette petite phrase cinglante qu'elle garde intérieurement pour elle : « Oui, bien sûr qu'elle peut être heureuse : avec son argent, il est facile d'oublier. »

— Je ne vais pas vous embêter plus longtemps. Je vous ramène à votre voiture ?
— Merci !

Au passage, elle lui indique pourtant le vestiaire et lui montre la porte par laquelle les clients pénètrent dans la boîte : un long corridor qui débouche dans la salle où se situe le bar. Et les deux femmes refont le chemin inverse en discutant de la pluie et du beau temps. Une manière de recréer une atmosphère amicale qui a du plomb dans l'aile. Mais quelque part au fond du cerveau de la jolie Pascaline, les historiettes d'Odette ont tracé un drôle de sentier. Une sorte de désir refoulé qui s'enracine et tente une percée au grand jour. En un mot comme en mille, le besoin de faire l'amour enfoui au plus profond d'elle revient au premier rang des préoccupations de son cerveau.

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