La malédiction des Immaculés

Le soleil était déjà haut et la chaleur étouffante. Le monastère était en vue, mais les deux hommes avançaient lentement. Trop lentement aux yeux de l'inspecteur Lebeau qui commençait à s'impatienter.

— Et quoi, Curé ! Ne pouviez-vous voyager à cheval comme tout le monde au lieu de monter sur cet âne ?
— J'aime la lenteur des ânes, Inspecteur, répondit Meslier. Elle permet de méditer tout en voyageant. D'ailleurs, nous serons bientôt sur les lieux ; pourriez-vous enfin me dire pourquoi vous avez besoin de moi ?
— J'ai besoin de vous, d'abord parce que ce crime a été commis dans un monastère dans lequel cinq moines vivent en reclus. Ils n'ont que rarement à faire à des hommes venus de l'extérieur, et j'ai pensé que vous pourriez me servir de médiateur.
— Je doute que cela soit bien nécessaire puisque ce sont eux qui vous ont appelé, Inspecteur.
— En outre, comme vous le savez, je ne comprends pas grand-chose aux mystères de l'Église. Passe encore d'aller à la messe, mais pour le reste… Je suis imperméable à la scolastique, la théologie, les dogmes religieux ou leur bien-fondé. Bref, je ne suis pas homme à comprendre le verbiage des moines. Vos lumières me seront donc d'une grande nécessité.
— Vous parliez d'un crime. Que s'est-il passé ?
— J'ai reçu une lettre du Père supérieur. Un des moines a été retrouvé par deux autres, mort dans les jardins du cloître, décapité. On n'a pas retrouvé la tête mais on a trouvé serrée dans sa main une pierre lisse et noire. En dehors du fait que le meurtre ait suffit à les effrayer, il semble que la pierre les terrorise plus encore. Je n'en sais pas plus.
— À part les moines, trouve-t-on d'autres personnes vivant dans le monastère ?
— Je vous l'ai dit : non. Ils vivent en reclus, ayant fait vœux de solitude et de pauvreté, et gardant le trésor de Mersac… Pfft, je ne sais même pas qui était ce Mersac.
— Geoffroy de Mersac. Un templier qui échappa à la police de Philippe le Bel, dit-on. Vous vous rappelez que ce bon roi très chrétien a persécuté les Juifs, puis les templiers afin de mettre la main sur leur trésor. Hélas pour lui, il n'a rien trouvé.
— Pourquoi cela ?
— Cela reste encore un mystère. Mais une hypothèse est que ce trésor a été distribué à certains chevaliers, en toutes petites parties, et qu'ils ont eu pour mission de le mettre en lieu sûr. Geoffroy de Mersac trahit la cause des templiers et rendit, dit-on, ce qu'on lui avait confié à l'Église. Le roi voulut récupérer l'argent, mais entre-temps le pape décréta que ce trésor était maudit, ayant appartenu à des adorateurs du diable (c'était l’une des charges retenues contre les chevaliers du Temple) et que ceux qui l'utiliseraient seraient maudits. Il fut alors confié à des moines ayant fait vœux de pauvreté, chargés de le protéger de la convoitise du pouvoir séculier.
— Vous voulez dire que cet argent – ou cet or – est inutilisable sous prétexte de diableries ?
— Tout à fait. Et c'est peu de temps après qu'est apparue la secte des Immaculés.
— Jamais entendu parler…
— Il s'agissait de chrétiens qui considéraient que l'Église elle-même ne pouvait garder un tel trésor sans se rendre coupable. Ils voulaient qu'il fût détruit. S'ensuivit toute une série de meurtres où l'on retrouva des victimes mutilées, sur lesquelles on déposait une pierre noire symbolisant la noirceur de l'âme de Satan.
— Et ce serait donc cette secte qui serait à l'œuvre ?
— Peu probable, Inspecteur. C'était il y a deux siècles… Les membres de la secte furent découverts et brûlés.
— Peut-être un de leurs membres aura-t-il échappé au massacre. Peut-être la secte s'est-elle reconstituée…
— Beaucoup de « peut-être », Inspecteur. Mais oui, ce sont effectivement des hypothèses à envisager.
— Nous en saurons bientôt plus ; nous voici arrivés.
— Heureusement pour votre cheval, qui semble fatigué. Mon âne, lui, est toujours en pleine forme.
— Vous êtes d'une mauvaise foi impossible, Meslier !


« Rappelle-toi que tu dois mourir. » Il n'était nul besoin d'écrire cette maxime dans la cellule des moines. Devant le monastère se trouvait en effet un grand cimetière que l'on devait traverser avant d'en atteindre la porte. Deux moines à cette heure y officiaient, recouvrant de terre un cercueil qu'ils venaient de descendre. L'inspecteur Lebeau et le curé Meslier se présentèrent à eux et demandèrent s'il s'agissait du moine qu'on avait assassiné. — Je suis le père Anselme, et voici le père Grégoire, répondit l'un des moines. Non, Messieurs, le père Basile a été enterré avant-hier. Mais hélas, nous avons beaucoup à faire en ce moment.
— Pourquoi cela ?
— La chaleur… et ces maudits marais infestés de moustiques et de toutes sortes de bestioles malfaisantes. Les pauvres gens du village d'à côté tombent comme des mouches en ce moment. Il n'est pas un jour sans que l'un d'eux ne trépasse.
— Que pouvez-vous nous dire à propos du père Basile ? demanda Lebeau.
— Oh, c'était un saint homme. Il était le père supérieur depuis plus de dix ans… Il venait d'entrer dans sa quatre-vingt-troisième année. Cela fait trois ans déjà qu'il aurait dû quitter le monastère, mais il ne pouvait s'y résoudre. Il était trop fier d'être parmi nous. Il avait confié sa charge de père supérieur au père Antoine, comme le prévoit la règle de notre Ordre. Mais il était heureux ici…
— Repentez-vous, mes frères, cria l'autre moine, car nous sommes maudits ! Maudits !
— Ne vous tourmentez pas, Père Grégoire. Ces messieurs sont là pour nous protéger. Ne faites pas trop attention, reprit le père Anselme à l'adresse des visiteurs, notre frère est un peu… simplet, et les derniers événements ont dérangé son esprit. Il affirme avoir vu un fantôme la nuit dernière.
— Un fantôme ? questionna Meslier.
— Oui, un fantôme ! Nous sommes maudits ! L'esprit du père Basile hante les abords de notre monastère… Je l'ai vu la nuit dernière, par la fenêtre de ma cellule.
— Ne faisiez-vous pas un cauchemar ? demanda Lebeau.
— Oui… Nous vivons désormais dans le cauchemar de l'Apocalypse. Voici que les morts sortent de leurs cercueils et que vient l'heure de la fin des temps.
— Vous l'avez vu sortir de son cercueil ?
— Je l'ai vu devant ma fenêtre. « Grégoire, tu es maudit ! Vous êtes tous maudits ! » criait-il.


Le père Luc était le père supérieur du monastère. C'est lui-même qui vint accueillir les deux visiteurs à la porte d'entrée. C'était un homme d'une quarantaine d'années solidement bâti, à la barbe et aux sourcils noirs. Sa mine était grave et austère, ses gestes lents et empreints de la dignité due à sa charge.

— Venez, mes frères, je vais vous faire visiter. Le monastère n'est pas très grand, à vrai dire… Un cloître, un potager, une blanchisserie, une chapelle, le réfectoire, et à l'étage les cellules dans lesquelles nous dormons et prions.
— Et où gardez-vous le trésor ? s'enquit Lebeau.
— Dans une crypte secrète de la chapelle, Inspecteur.
— Pouvons-nous la visiter ?
— Oui, bien sûr. Veuillez me suivre…

Bien que minuscule, la chapelle était superbe et d'une propreté parfaite. De grands vitraux laissaient entrer une lumière vive qui tombait sur l'autel comme l'esprit de Dieu était censé tomber sur ses apôtres. Le père Luc appuya à un endroit précis du mur situé derrière l'autel ; ce dernier s'ouvrit, laissant juste un petit espace permettant d'entrer.

— Il ne faut pas être gros… plaisanta Lebeau.
— La gourmandise est un péché capital, répondit le père supérieur. Vous devez savoir que personne à part moi n'a le droit d'entrer ici. Et encore, seul le premier dimanche de chaque mois, afin de vérifier que le trésor n'a pas bougé.
— Et personne d'autre ne sait comment faire pour entrer ?
— Chaque père supérieur explique comment on fait à son successeur, avant de partir.
— Mais le père Basile n'étant pas parti, cela ne posait-il pas un problème ?
— Si. La règle n'était plus respectée. Mais cette tête de mule ne voulait rien entendre…
— Tête de mule ? Le père Anselme nous a assuré qu'il était un saint homme.
— Certainement… Du point de vue de la foi, le père Basile était irréprochable. Ce qui ne l'empêchait pas parfois de pécher par orgueil. Tout homme a ses faiblesses.
— Mais vous souhaitiez son départ.
— Entendons-nous bien : j'avais une profonde affection pour le père Basile. Affection qu'il me rendait bien, m'ayant désigné comme son successeur alors que j'étais le plus jeune de ce monastère. Mais nous sommes des gardiens, et il n'était plus en âge de l'être. De plus, notre travail est épuisant… et il était épuisé. Il avait consacré sa vie à ce monastère et souhaitait y mourir. Il est affreux que son souhait se soit effectué dans ces tragiques circonstances.
— Vous étiez-vous disputés à propos de son départ ?
— Oui… plus d'une fois. Vous savez, les moines sont des hommes comme les autres. Et il nous arrive parfois d'être en désaccord. Plus d'une fois j'ai tenté de le persuader de finir ses jours dans un endroit plus reposant pour lui. Et cela le mettait en colère…
— À votre avis, que s'est-il passé le jour du meurtre ?
— Je l'ignore. Le père Basile était au potager. J'étais au réfectoire en compagnie du frère Mathieu, que vous n'avez pas encore rencontré. Le père Anselme était chargé d'enterrer un villageois, et j'ai demandé au père Grégoire de le rejoindre. C'est lui qui a découvert le corps. C'est lui qui nous a alertés.
— Combien de temps après être parti ?
— Je l'ignore. Une demi-heure tout au plus…
— Hum… Le père Grégoire est-il sain d'esprit ?
— Euh… il est un peu… exalté. Il voit des signes de Dieu partout. Il entend des voix, parle parfois en des langues inconnues, entre également en transe quelquefois. Mais c'est un homme bon, incapable de faire du mal à une mouche.
— Il faut pourtant que ce soit l'un de vous qui ait tué le père Basile, puisque personne d'autre que les moines ne peuvent entrer dans ce monastère.
— Hélas, Inspecteur, la pierre noire que nous avons trouvée sur lui m'amène à penser autrement. Quelqu'un a pu s'introduire chez nous. Sans doute un descendant des Immaculés. Malgré leur nom, leur histoire nous a prouvé qu'ils étaient diaboliques.
— Qu'en pensez-vous ? demanda Lebeau au curé Meslier qui avait gardé le silence pendant l'interrogatoire.
— Je pense que nous avons beaucoup d'indices et beaucoup d'hypothèses possibles, Inspecteur. Et si vous voulez mon avis, c'est que justement, des indices, nous en avons presque trop, comme si l'assassin voulait nous égarer. Une pierre noire qui renvoie à une vieille histoire, un prêtre à moitié fou qui met une demi-heure pour faire l'aller-retour entre le potager et le réfectoire, un vieil homme qui refuse de quitter son monastère bien que la règle le lui impose, sans compter cette épidémie qui décime les villageois… Je propose que nous jetions un coup d'œil au trésor avant d'aller interroger le père Mathieu.

Ils entrèrent dans la crypte qui était aussi propre que la chapelle et presque plus grande. Une table, quelques fauteuils et une grande armoire de fer s'y trouvaient.

— C'est ici que vous gardez vos richesses ? demanda Lebeau.
— Non, Inspecteur. Cette armoire ne sert qu'à égarer d'éventuels voleurs. Le trésor est ici.

Ouvrant une petite trappe dans le sol, le père supérieur en sortit un coffre d’environ un mètre sur cinquante centimètres. Il l'ouvrit à l'aide d'une petite clef. À l'intérieur se trouvaient des pièces d'or, des pierres précieuses, des ciboires ornés de rubis, d'émeraudes, et de petits diamants.

— Voici, Messieurs, tout ce que les templiers ont rendu à notre Sainte Église.
— Il y aurait là de quoi soulager bien des misères… répondit Meslier.

Des hurlements coupèrent la conversation des trois hommes qui sortirent prestement de la crypte au moment où le père Grégoire entrait dans la chapelle.

— Le châtiment ! Le châtiment ! criait-il.
— Eh bien, Grégoire, reprenez-vous ! Que se passe-t-il encore ?
— On a décapité le père Mathieu ! Comme le père Basile… Dans le potager.


Le corps sans vie du prêtre était effectivement allongé au milieu des salades. La tête avait été coupée proprement, et une pierre lisse et noire avait été glissée dans sa main droite.

— Les Immaculés… murmura le père Luc.
— Maudits ! Nous sommes maudits ! cria Grégoire.

Anselme, lui, ne disait rien. Son visage restait impassible mais ses poings étaient serrés et de la sueur perlait sur son front. L'inspecteur Lebeau remarqua pourtant des traces de sang. L'assassin avait marché dans une flaque et laissé des empreintes bien visibles. Il suivit ces traces accompagné de Meslier, et arriva jusqu'à la blanchisserie. Là, ils trouvèrent au milieu des robes de bure des chaussures, un pantalon et une chemise pleine de sang qui n'avaient rien à y faire. Un des carreaux de la blanchisserie avait été cassé et la fenêtre était ouverte.

— Regardez, Meslier… Quelqu'un a cassé un carreau puis a ouvert la fenêtre de l'extérieur. Il a tué le moine, puis s'est débarrassé de ses habits pleins de sang. Il a enfilé une des robes ecclésiastiques et s'est enfui par la fenêtre. Je serais d'avis d'aller jusqu'au village et d'y trouver notre homme, dit Lebeau en sautant par la fenêtre.

Meslier s'apprêtait à le rejoindre lorsqu'il entendit l'inspecteur crier :

— Aaah ! Faites attention, Meslier, je suis tombé sur les mains et je viens de me couper sur un de ces maudits bouts de verre.
— Montrez-moi cela… Hum, vilaine blessure qu'il nous faut nettoyer. Allons, rentrons…
— Non, Meslier, nous devons poursuivre notre homme.
— Plus la peine… Mais nous l'attraperons bientôt, vous pouvez en être assuré.


Cette nuit-là, nos deux hommes partagèrent la même cellule, située juste à côté de celle du père Grégoire et dont la fenêtre donnait sur le cimetière. Ils furent soudain réveillés par des cris…

— NON ! POURQUOI NE CESSEZ-VOUS DE ME TOURMENTER ?
— Encore Grégoire qui est en train de délirer, gronda Lebeau.
— Allons voir, tout de même.

Derrière sa fenêtre, le père Grégoire semblait en proie à une crise d'hystérie.

— Regardez ! Le fantôme… Il est venu pour se venger !
— Par tous les saints ! cria Meslier.

Au milieu du cimetière se tenait un spectre à la figure et aux habits blancs qui semblait regarder dans leur direction. Ils ouvrirent la fenêtre.

Spectre

— Grégoire, cria une voix d'outre-tombe, tu es maudit ! Vous êtes maudits, tous ! Et vous devez mourir et me rejoindre en enfer. Seule votre mort apaisera la malédiction ! Sauve ton âme, Grégoire, ou tu connaîtras les tourments de l'enfer.
— Votre pistolet, Inspecteur ! Allez chercher votre pistolet.
— Maudit Grégoire ! Vous serez tous maudits !
— Tirez dans sa direction, Inspecteur.
— Mais, Meslier, à cette distance, je n'ai aucune chance de…
— Tirez, vous dis-je !

Lebeau fit feu. Le spectre arrêta immédiatement de parler et s'enfuit hors de leur vue.

— Mon Dieu, dit Lebeau, je n'avais jamais vu de fantôme jusque là.
— Eh bien, désormais vous savez comment les faire taire, sourit Meslier.

Les pères Luc et Anselme arrivèrent tous les deux en même temps.

— Que s'est-il passé ? Nous avons entendu un coup de feu.
— Grégoire a vu un fantôme, répondit Meslier.
— Ah, encore une de ses visions…
— Non, Père Luc, répondit Lebeau, car nous aussi nous l'avons vu.
— Eh bien, Messieurs, malgré l'heure tardive, je vous propose d'aller au réfectoire pour faire le point sur tout cela.

Ils se retrouvèrent tous les quatre autour d'une corbeille abondamment remplie de fruits en tout genre. Les pères Grégoire et Luc n'avaient guère faim, mais Meslier et Lebeau se laissèrent tenter par une orange tandis qu'Anselme se précipitait sur les dattes.

— Père Anselme, modérez donc votre appétit ! dit le père supérieur.
— C'est que… j'adore les dattes… Je ne saurais m'en passer, vous le savez bien.
— Gourmandise ! Donc, Messieurs, vous affirmez avoir vu un fantôme ?
— Oui, répondit Lebeau.
— Mais pourquoi ce fantôme apparaît-il à Grégoire et pas à nous ?
— Ça, je l'ignore.
— Pensez-vous que ce soit ce fantôme qui a commis les assassinats ?
— Votre avis là-dessus, Meslier ?
— Il y a un temps pour chaque chose, dit l’Ecclésiaste. Dans notre affaire, un temps pour le meurtre et un temps pour les apparitions. Le jour, on tue ; la nuit, on effraie. Je ne puis en dire plus pour l'instant. Les pièces s'assemblent… mais il en manque quelques-unes.


Le lendemain matin, Meslier, Lebeau et le père Luc furent les premiers à arriver au réfectoire pour prendre leur petit déjeuner. Ils s'apprêtaient à commencer lorsqu'une fois de plus un hurlement se fit entendre dans la chambre du père Grégoire. Ils s'y précipitèrent et le trouvèrent prostré, assis sur le sol, une hache ensanglanté auprès de lui.

— Mon Dieu… murmura Lebeau.
— Quelle horreur… Regardez sur sa table de chevet ! cria le père supérieur. C'est la tête du père Basile.
— Que s'est-il passé ? demanda sèchement Meslier à Grégoire.
— La malédiction… Maudits, nous sommes tous maudits !
— Le sang est frais, remarqua Lebeau. Il ne vient pas de cette tête.
— Père Anselme, non…

Dans la cellule du père Anselme, ils trouvèrent comme ils le craignaient un cadavre décapité reposant sous les couvertures, une pierre lisse et noire déposée sur le lit. À sa vue, le père Grégoire hurla une dernière fois avant de se jeter par la fenêtre et trouver la mort en s'écrasant sur le sol.


Sur le chemin du retour à Étrépigny, l'inspecteur Lebeau se mit à parler à voix haute, comme chaque fois qu'il réfléchissait intensément :

— Ainsi, les choses étaient évidentes depuis le début, et nous n'avons pas su les voir. Chaque fois, c'est Grégoire qui a découvert les morts tandis que les autres étaient occupés. Il entendait des voix, voyait des fantômes, se prétendait victime d'une malédiction ; et le fantôme que nous avons vu lui a demandé de sauver son âme… C'était un esprit dérangé qui a sans doute été la proie de cette histoire d'Immaculés. Dans ses moments de transe, il accomplissait leur vengeance, et lorsque la raison lui revenait, alors il se savait coupable…
— Tout cela manque de logique, Inspecteur, répondit Meslier.
— C'est pourtant la seule explication possible.
— Je ne crois pas aux esprits qui hantent les consciences… Mais je ne peux axer mon seul raisonnement là-dessus sans risquer d'être taxé d'hérésie.
— Moi, je suis comme Saint Thomas : je crois ce que je vois. Et cette enquête m'aura appris que les fantômes existent. Mon seul regret, je l'avoue, c'est de n'avoir pu goûter à ces dattes dont le pauvre Anselme se régalait.
— Vous auriez pu en emporter avant de partir.
— J'aurai bien voulu ; hélas, il n'y en avait plus. Bah, ce sera pour une autre fois…
— Une autre fois, en… Lebeau, vous êtes génial !
— Merci, Meslier.
— Retournons vite au monastère, et chargez vos pistolets.
— Mais, que diable…
— Vite ! Et ce maudit âne qui n'avance pas…

Le père Luc ne masqua pas son étonnement en voyant le retour des deux hommes.

— Conduisez-nous à la crypte ! ordonna Meslier.
— Mais enfin, Messieurs…
— Lebeau, vos pistolets !
— Mais enfin…

Sous la menace des armes, le père supérieur finit par s'exécuter. La crypte s'ouvrit et Lebeau ne put masquer sa surprise.

— Inspecteur Lebeau, voici nos décapités. Tous bel et bien vivants… sauf le père Basile, bien entendu.
— Par quel miracle ?
— Aucun miracle, Inspecteur… Une machination qui devait permettre à tout ce petit monde de s'emparer du trésor sans qu'on puisse les soupçonner. On ne recherche pas les morts. Les cadavres décapités ont ceci de formidable qu'on ne peut pas les identifier formellement ; or, toutes les têtes ont disparu, sauf celle du père Basile retrouvée dans la chambre de ce pauvre Grégoire.
— Mais… les cadavres ?
— Ils venaient du cimetière dans lequel Anselme ne jetait que des têtes et ramenait les corps quand il en avait besoin. Ainsi pour le cas du père Mathieu et le sien propre. Puis ils disparaissaient dans la crypte. J'ai compris que l'assassin était parmi eux lorsque nous avons suivi les traces de sang. On cherchait à nous égarer… Le sang provient des habits du mort à qui on les a retirés pour lui passer un froc de moine, et non pas de ceux du fuyard. Puis on nous les a laissés bien en vue, ainsi que la fenêtre ouverte. Fenêtre qui était censée être le lieu d'entrée et de sortie du tueur. Sauf que si le tueur avait cassé un carreau pour entrer, les débris de verre auraient été à l'intérieur et non pas à l'extérieur, sur le sol où vous vous êtes ouvert la main. Une mise en scène, donc… Je vous l'avais dit : trop d'indices dans cette affaire. Comme les pierres noires, qui n'étaient là que pour nous envoyer sur la piste d'une secte disparue il y a deux cents ans.
— Mais le fantôme…
— Drôles de fantômes qui fuient au premier coup de feu… Aucun des hommes présents dans le monastère ne pouvait l'être. Et pourtant, l'assassin était pour moi membre du monastère. Il ne s'agissait pas d'un fantôme mais d'un mort-vivant au sens propre du terme : le père Basile ou le père Mathieu. Nous avons retrouvé la tête de Basile ; donc…
— Pourquoi n'avez-vous rien dit ?
— Ce n'était là qu'hypothèses qui semblèrent réduites à néant lorsque nous découvrîmes le cadavre dans la chambre d'Anselme. Et je ne savais où chercher ces hommes que je pensais cachés en dehors d'ici… Sans preuves, comment vous convaincre alors que tout semblait accuser Grégoire ? Ses crises de démence, le temps passé entre le potager et le réfectoire, la hache ensanglantée, son suicide… Et c'est là, Inspecteur, que vous fûtes génial.
— Je ne comprends plus rien, Meslier.
— C'est le péché de gourmandise qui a été la clef de l'énigme. Plus de dattes, alors qu'il y en avait tant hier et que le père Luc avait empêché Anselme de se goinfrer. Après avoir substitué les corps, notre gourmand a emporté les dattes, preuve qu'il était bien vivant. Et je me suis rappelé alors que la crypte censée n'être visitée qu'une fois tous les mois était parfaitement propre, et que s'y trouvaient des fauteuils… Pourquoi des fauteuils dans un endroit où l'on ne fait que passer ?
— Vous êtes remarquable, Meslier !
— Ces trois hommes voulaient s'emparer du trésor, mais le vieux Basile avait des soupçons, et c'est pourquoi il refusait de partir. Une fois mort, il fallait que les autres disparaissent, et le pauvre Grégoire – qui était simple d'esprit – était le parfait bouc émissaire.
— Mais… le père Luc, comment aurait-il disparu ?
— Il ne pouvait disparaître tout de suite ; il aurait gardé sa part du trésor dans la crypte où il était le seul à pouvoir pénétrer. De nouveaux moines seraient arrivés, et puis… tout aurait été possible, n'est-ce pas ?
— Oui, mon Père. J'avais pour projet de remplacer l'or et l'argent par de vieux clous que j'aurais fait passer pour les clous ayant percé le Christ.
— Vous êtes odieux ! s'exclama Lebeau.
— Qu'en savez-vous, Inspecteur ? Vivre pauvrement devant tant de richesse est un perpétuel supplice ; l'Église est sans pitié pour ceux qui la servent. Pourquoi continuer d'avoir des scrupules ?
— J'aurais pu vous comprendre si vous n'aviez pas tué deux hommes, répondit Lebeau. Meslier, nous allons enfermer ces hommes dans leur cellule le temps que je revienne avec des renforts. En attendant, vous serez le gardien de ce monastère.
— Inspecteur… je vais me morfondre ici. Enfermons-les correctement et laissez-moi rentrer avec vous.
— Avec moi ? Mais vous n'y pensez pas…
— Mais pourquoi ?
— Votre âne, Meslier… votre âne. En rentrant à son rythme, ces hommes seront morts de faim avant mon retour !