Possessions

J'ai reçu ce matin cette missive enflammée :

Monsieur Brodsky, vous devriez avoir honte. Dans votre dernière nouvelle vous avez osé faire de Meslier le disciple de Rousseau, ce qui historiquement est totalement impossible dans la mesure où ce dernier est né en 1712 alors que notre bon curé né en 1664 s'est éteint en 1729. À la mort de Meslier, Rousseau n'avait que 17 ans. Voilà une falsification de l'Histoire intolérable et qui rend l'intérêt de vos histoires totalement nul.

Je vous passe les insultes qui suivent et qui n'intéressent personne pour en venir immédiatement à ma défense, commencée pourtant lors de la parution de ma précédente nouvelle.

J'ai en ma possession le cinquantième – et dernier – volume de la collection Scripta Manent dont l’achevé d'imprimer indique une date (20 mars 1930) et un lieu (Dijon). Il est intitulé « Le bon sens du curé Meslier, suivi de son testament ». « Le bon sens » fut publié par le baron d'Holbach en 1772, et « Le testament » par Voltaire en 1762. Ce livre contient en outre les lettres adressées par Voltaire à d'Alembert, à madame de Florian, au marquis d'Argence et à Helvétius.

On voudra bien, j'espère, m'accorder qu'un tel ouvrage ait pu m'apparaître comme sérieux. Or, il y est indiqué que le curé Meslier serait né en 1678, soit une différence de 14 ans avec la date avancée par les historiens d'aujourd'hui. On peut donc sans être malhonnête estimer que Jean-Jacques aurait eu 31 ans à la mort de notre héros, et que sa réputation soit parvenue jusqu'à ses oreilles, stimulant ainsi ses raisonnements.

Dois-je également faire remarquer que pour bon nombre de personnages historiques – dont Jésus, qui est de loin le plus important – les dates de naissance et de mort restent un mystère entier, et que seuls les crédules et les fanatiques peuvent affirmer que ce dernier est né en l'an 0 et mort en l'an 33.

On pourrait même en allant par là affirmer que Socrate n'a jamais existé ailleurs que dans les fantasmes de Platon puisque nous n'avons en ce qui le concerne aucun acte de naissance, aucun document établissant la réalité de son existence, aucun procès-verbal de sa condamnation et aucune trace de sa sépulture. Ce qui n'empêche pas les lettrés de lui donner une date de naissance et une date de décès.

Qu'on m'accorde alors un peu d'oxygène et d'indulgence afin que je puisse continuer à raconter les aventures de notre bon curé, qui a défaut d'être réelles, n'en sont pas moins plausibles. Et puis, comme le disait Pierre Pelot, « Toutes les histoires sont vraies, à plus forte raison celles qu'on se donne la peine d'inventer. »


Meslier ouvrit soudainement les yeux. L'aube n'était pas encore levée mais il avait entendu un bruit de pas sur les graviers de la cour du presbytère. Il réveilla sans ménagement Marie, qui dormait la tête posée sur sa poitrine, et lui demanda de regagner sa chambre. Il n'était pas question d'alimenter plus encore les ragots qui couraient dans tout Étrépigny depuis que la « bonne » du curé avait emménagé au presbytère avec son fils. Meslier l'avait présentée à tous comme sa nièce, abandonnée par son mari avec un enfant à charge, mais personne ne croyait à cette histoire. Cela dit, la plupart des paroissiens aimaient leur curé ; ce n'était donc pas eux qui risquaient de lui poser des problèmes, mais les quelques riches commerçants, les agioteurs et le comte d'Étrépigny qui, outrés d'être sans cesse pointés du doigt à cause de leur avidité et de leur égoïsme, avaient à plusieurs reprises envoyé des lettres scandalisées à l’évêque de Reims. Une enquête confiée à l'inspecteur Lebeau n'avait rien donné, dans la mesure où Lebeau n'avait pas envie de chercher à nuire à son ami qui l'avait aidé à plusieurs reprises à résoudre des enquêtes difficiles.

Meslier descendait l'escalier qui menait au rez-de-chaussée lorsqu'on frappa discrètement à la porte. En allant ouvrir, il eut comme un mauvais pressentiment. Lebeau se tenait sur le seuil de la porte dans une tenue négligée qui ne lui ressemblait guère. En outre, il n'était pas rasé, ce qui n'était pas dans ses habitudes. Il semblait épuisé comme s'il n'avait pas dormi de la nuit, et tenait un sac en toile de jute dans sa main gauche.

— Eh bien, mon ami, que vous arrive-t-il ?
— J'ai besoin de vous, curé.
— J'imagine volontiers. Mais pourquoi si tôt ?
— Parce que le temps m'est compté si je veux sauver mon ami.
— Bon… entrez pour commencer. Je vais faire chauffer du café et vous me raconterez votre histoire.

On imagine mal aujourd'hui combien boire un café était difficile à cette époque. Il fallait broyer dans un mortier les grains auparavant torréfiés, puis les filtrer dans ce qui pouvait ressembler à une passoire avant de les faire chauffer assez longuement. Réussir ce breuvage n'était pas chose facile, mais Meslier s'y entendait à merveille, et Lebeau appréciait ô combien de partager celui de son ami. Rien que l'odeur qui se répandait dans la pièce avait quelque chose qu'il trouvait réconfortant. Meslier alla chercher une énorme miche de pain et demanda à l'inspecteur :

— À voir votre tête, j'imagine que vous n'avez rien dans le ventre ?
— En effet, mais je n'ai pas faim, merci. Je ne réussirai…
— Mangez. Forcez-vous s'il le faut mais mangez, sinon vous n'irez pas très loin.

Meslier servit les boissons dans de petites tasses en terre cuite et commença :

— Bon, alors si vous me contiez cette histoire ?
— Vous avez entendu parler du docteur Lusetti ?
— Vaguement… C'est, je crois, ce médecin qui a acquis une grande réputation à Reims dans la mesure où il arrive à soigner certaines maladies difficiles.
— Oui. Il fait parti de mes amis.
— Que lui est-il arrivé ?
— Il a été arrêté hier matin et mené tout droit à la prison de Reims.
— Pourquoi ?
— Sorcellerie.
— On lui reproche quoi, au juste ?
— Il a soigné pendant plusieurs mois les religieuses du couvent de la Trinité. Or l'une d’elles s'est soudainement mis à avoir des propos tout à fait scandaleux, obscènes, et à afficher un comportement délirant. Elle a commencé à insulter les autres sœurs pendant les offices religieux et à se promener nue dans les couloirs… en affirmant qu'il s'agissait là des ordres que le docteur Lusetti lui avait transmis de la part de Satan. On a cru tout d'abord à une crise de folie. Et puis quelques jours après, deux autres sœurs se sont mis à avoir le même comportement. Et toujours cette accusation portée contre le médecin de transmettre les ordres de Satan. On a alors fait appel au père Anselme, un Dominicain, afin de venir pratiquer un exorcisme, mais cela n'a donné aucun résultat. Par contre, le père Anselme a bien confirmé que Satan était à l'œuvre, et par conséquent l’évêque a demandé que le docteur Lusetti soit remis entre les mains de l'Inquisition. Un courrier est parti hier pour Paris, demandant qu'un inquisiteur se déplace jusqu'à Reims pour mener son enquête ; en attendant, le médecin dormirait en prison. Vous comprenez l'urgence de la situation, Meslier : une fois que Lusetti sera entre les mains de l'Inquisition, il sera interrogé jusqu'à ce qu'il avoue, même ce qu'il n'a pas fait. Nous devons résoudre cette affaire avant son arrivée.
— Oh, elle est déjà résolue, Inspecteur. Le problème sera de confondre les vrais coupables, que ni vous ni moi ne connaissons actuellement.
— Comment cela ?
— Qu'est-ce que vous cachez dans votre sac ?
— Il se trouve que Lusetti est un esprit curieux et qu'il possède quelques livres impies ; c'est pourquoi vous me voyez dans cet état. Cette nuit, moi, le policier, j'ai cambriolé sa propriété afin de soustraire ces livres aux enquêteurs ; j'en ai pris quelques-uns, mais il y en a tellement que je crains malgré tout que mon cambriolage ne suffise pas.
— Reprenez donc un café ; ensuite je ferai mon balluchon et je vous accompagnerai jusqu'à Reims. Mais je vous préviens : nous n'avons qu'une seule carte à jouer. Je vais tout de même essayer.
— Pourriez-vous au moins m'en dire un peu plus ?
— Les criminels sont parfois géniaux, mais la plupart du temps ils se contentent de copier des crimes que d'autres ont commis avant eux : on retrouve partout les mêmes trames, les mêmes agissements pour les mêmes raisons. Dans cette affaire, le criminel est un médiocre, mais le plan qu'il copie était parfait. Par conséquent, même en devinant ce qu'il fait et pourquoi il le fait, il n'est pas certain que nous pourrons l'identifier. Et comme vous l'avez précisé, nous avons peu de temps puisque l'Inquisition va envoyer un de ses bouchers, qui une fois à l'action ne laissera à votre ami aucune chance de s'en sortir. Allons, en route, et vite !


À leur arrivée dans la ville de Reims, Meslier demanda à rencontrer le père Anselme, ce qui fut chose relativement simple. Les Dominicains – appelés également « les chiens du Seigneur » – étaient d'un accès assez facile. La plupart d'entre eux étaient des lettrés, des scientifiques, et bien entendu des exégètes versés dans l'étude des textes sacrés. C'était le cas du père Anselme, et la conversation prit une tournure assez amicale.

— Vous avez bien la certitude que ces sœurs sont sous l'emprise du démon, Père Anselme ? demanda Meslier.
— Bien entendu. Et vous savez, cela est assez rare de nos jours pour être souligné.
— Qu'est-ce qui vous permet de l'affirmer ?
— Pour commencer, il s'agit là de sœurs au passé absolument irréprochable. Pour quelles raisons autres que celle d'une possession se mettraient-elles soudain à courir nues dans les couloirs du couvent ?
— A-t-on vérifié leur nourriture ?
— Oui, bien sûr. Si la nourriture avait été en cause, elles n'auraient pas été que trois à délirer, et le délire aurait cessé rapidement. Or actuellement, les trois nonnes sont toujours sous l'emprise de Satan.
— Père Anselme, puis-je vous confier un secret ? demanda Meslier en lui posant la main sur l'épaule.
— Je vous écoute. Souhaitez-vous parler sous le sceau de la confession ?
— Non, Père Anselme. Je vous fais pleinement confiance, et j'ai confiance en l'inspecteur Lebeau ici présent. Avant toute chose, pensez-vous que le docteur Lusetti soit coupable de ce dont on l'accuse ?
— En toute sincérité, je n'en sais rien. Ce que je sais, c'est que ces trois femmes sont possédées, et qu'elles l'accusent nommément toutes les trois.
— Hum… alors voici mon secret, Père Anselme : je suis persuadé de savoir de quoi souffrent ces femmes.
— Vous ne croyez pas à la possession, Père Meslier ?
— Oh, que si… Mais je crois bien que sous le masque de Satan, c'est un être beaucoup moins subtil qui se cache, même s'il est malfaisant. Me permettriez-vous de les rencontrer ?
— C'est en mon pouvoir. Cependant, je devrai vous accompagner…
— Je voudrais les entendre toutes les trois en confession.
— En confession ? Mais vous n'en tirerez rien.
— Si leur mal est causé par ce que je crois, si ; vous pouvez me faire confiance.
— Qu'en pensez-vous, Inspecteur Lebeau ? Vous n'avez rien dit jusqu'ici.
— On dit que les voies du Seigneur sont impénétrables, mais elles doivent l'être moins que les raisonnements du Père Meslier. Cependant j'ai toute confiance en lui, Père Anselme.
— Alors soit.
— Voici comment je souhaiterais que les choses se passent… reprit Meslier.


Vers le milieu de l'après-midi, les trois nonnes furent conduites ensemble dans la chapelle de la Trinité, et chacune entra dans un confessionnal différent. Le père Meslier commença par sœur Floriane, la première à avoir accusé le docteur Lusetti. Une demi-heure après, le père Anselme et l'inspecteur Lebeau la virent ressortir avec des larmes plein les yeux et s'agenouiller devant la statue de la Vierge Marie. Quelques minutes après, ce fut sœur Octavie qui sortit du confessionnal dans le même état et qui alla rejoindre sœur Floriane. Enfin, quelques minutes après, sœur Bénédicte rejoignit les deux premières. Meslier sortit à son tour du confessionnal, rayonnant de bonheur.

— Père Anselme, vos sœurs sont guéries, vous pouvez les interroger. Et croyez-moi, le docteur Lusetti n'est plus en cause. Par contre, Inspecteur, je pense que vous aurez sous peu quelqu'un à mettre sous les verrous.
— Mais comment diable avez vous fait, Meslier ?
— Chut, Inspecteur ; n'invoquez pas le Diable dans une chapelle !
— Meslier, je vous en prie…
— Non, c'est le Seigneur qu'il faut prier, Inspecteur ; mais cessons de vous faire enrager. Comme je vous l'ai dit, les criminels médiocres ne font qu'imiter les criminels intelligents. Le père Anselme et vous avez forcément entendu parler des possédées de Loudun. Exactement le même cas de figure : des nonnes qui se promènent nues dans le couvent en hurlant que Satan les possède et que tout est la faute du curé du coin. Exorcisme qui ne donne rien, arrestation du curé, jugement et condamnation à mort. Ce qui pourtant aurait du mettre la puce à l'oreille de tout le monde, c'est, Père Anselme, que l'exorcisme est une arme invincible, et que lorsqu'il est pratiqué, le Diable est vaincu, n'est-ce pas ?
— En effet. J’en ai pratiqués de nombreux, et avant celui-là je n'avais jamais échoué.
— Mais vous ne pouviez qu'échouer, hélas, puisque comme à Loudun, Satan n'avait rien à voir là-dedans.
— Mais qui donc, alors ?
— À Loudun, c'était Richelieu qui voulait se débarrasser d'un curé qui avait osé lui résister. Le père Joseph, son éminence grise, a tout avoué dans ses mémoires. Ici, c'est un autre médecin, jaloux du premier, dont la sœur est l'une des trois nonnes à qui il a demandé de jouer la comédie. Vous apprendrez son nom en les interrogeant tout à l'heure.
— Mais… les deux autres ?
— On leur avait promis des récompenses. Cependant, j'ai promis qu'elles ne seraient pas inquiétées et je les ai absoutes en échange de la promesse de leurs aveux à l'inspecteur Lebeau.
— Mais pourquoi vous ont-elles parlé, à vous ?
— Parce que j’ai évoqué le sort qui les attendait lorsque l'Inquisition serait là. Je leur ai dit comment, afin de trouver l'endroit où Satan s'était introduit en elles, on allait les déshabiller et leur percer le corps avec des aiguilles pour trouver le point insensible qui prouve la possession. Je leur ai parlé des souffrances que procure ce genre de traitement et du bûcher qui les attendait quoi qu'il arrive, à moins que cette affaire ne trouve un heureux dénouement pour tout le monde avant l'arrivée de l'inquisiteur. Alors le Diable est allé voir ailleurs, et nos nonnes se sont libérées d'un lourd et dangereux secret.


De retour chez lui le lendemain soir, Meslier trouva Marie qui lisait tranquillement devant la cheminée.

— Ah, te voilà enfin rentré, mon Jean…
— Eh oui… et j'ai grand faim !
— Tout est prêt. Je vais…
— Non, non, continue à lire ; je vais me débrouiller tout seul. C'est quoi, ton livre ?
— Un de ceux que l'inspecteur a laissés dans son sac de toile. Celui-ci porte un titre imprononçable.
— Montre voir… « Le Nécro… nomiconLe Nécronomicon : livre maudit imaginé par l'écrivain américain H.P. Lovecraft. » ? Pfft, des bêtises que tout cela, et qui ne peuvent qu'apporter des ennuis. Jetons cela au feu et prends donc un autre livre.

Et Meslier jeta les livres et le sac dans l'âtre de la cheminée.

Page manuscrite de Meslier