Les heures de gloire

Il semble à Annette que toute la salle peut voir cette patte qui appuie sur l'endroit le plus intime de son corps. George a-t-il compris qu'elle était nue sous sa jupe ? Il se contente de la fixer avec insistance, comme pour entrer dans sa caboche. Mais dans celle-là ne pénètre pas qui veut ! Elle sait aussi faire le tri. Le prix à payer était bien un dîner, et le leur s'achève, avec un verre d'un excellent Bordeaux. Mais lui s'imagine parce qu'il remue cinq doigts de pieds sur sa fente qu'il va gagner la Lune ? Elle hésite encore un moment, balançant entre lui dire au revoir de suite ou le faire monter chez elle. C'est vrai qu'il a su lui communiquer son envie.

— Je crois que je vais aller me repoudrer le nez. Vous voulez bien me… délivrer ?
— Comme vous y allez… vous n'êtes en rien ma prisonnière. Vous pouvez aller à votre guise.
— Bien sûr ! Mais je ne voudrais pas abîmer votre jolie papatte. Et on ne sait jamais, une luxation du genou est si vite arrivée, surtout que la position de votre jambe ne doit pas être très… académique en ce moment.
— Oh ! Sorry… enfin, pardon. Je n'avais pas saisi.
— Mais si, mais si… j'en suis convaincue. Je n'en ai que pour une minute, vous savez. Ne perdez donc pas espoir aussi rapidement.
— Naturellement… je suis votre obligé.
— Pas du tout ; je pense même que c'est bien l'inverse. Je croupirais peut-être encore dans les geôles de Sa Majesté Élisabeth II si vous ne m'aviez pas arrachée des griffes de la justice de votre pays.
— Mais non ! Aux innocents les assiettes bien pleines, et nous avons dîné comme des rois… Me voici donc récompensé.
— Vous vous estimez donc quitte ? Votre visite… piétonnière m'aurait fait imaginer le contraire.

George se retient de rire. Non seulement elle est belle, mais aussi elle a oublié d'être idiote. Il suit tout le temps que dure la traversée de la salle de restaurant les lignes avenantes d'une Annette en route vers les toilettes. Son désir de cette dame est aussi fort que visible. De toute manière, elle seule sait la suite que prendront les évènements. Alors, à quoi bon se prendre la tête ? Il attendra donc sagement le bon vouloir de la miss, et rien d'autre.


Le miroir au-dessus des lave-mains lui montre une image assez proche de ce qu'elle en attend. Un trait de gloss vient refleurir les lèvres, immédiatement pincées pour le répartir uniformément. Un petit peu d'eau fraîche sur la nuque, et la voici prête à affronter le loup. De sa démarche chaloupée, elle fait en sens inverse le chemin qui mène à la table. Sur le coin de la nappe, un petit panier qui contient un papier plié en deux devient le seul signe apparent du passage du serveur. Elle avance donc la main pour saisir cette douloureuse dont elle doit s'acquitter.
Mais la main de l'avocat attrape son poignet au vol.

— C'est bon ; j'ai déjà réglé.
— Mais il était pourtant convenu que c'était pour moi…
— Me verriez-vous dans le rôle du parfait… comment vous dites, chez vous, du parfait goujat ?
— Pas spécialement, mais… une dette est…
— Chut. Je crois que je me suis déjà largement payé à vous voir si belle.

Elle se tait en haussant les épaules. Il est souriant, et ses dents bien rangées sont aussi une invitation à lui rendre sa risette. Après tout, puisqu'il est bon prince… pourquoi le vexer ?

— Je vais devoir prendre congé et me retirer.
— Oh, déjà ? Je pensais qu'un digestif pris ensemble pouvait être un bon moyen de ne pas couper les ponts tout de suite.
— Je ne sais pas si c'est une bonne chose…
— Allons, vous ne risquez rien ! Vous êtes un grand garçon, non ? Et il y a si longtemps que je vis sans chaperon… Laissez-vous tenter.
— Mais à cette heure tardive, le bar va fermer.
— Vous aurais-je parlé du bar ? Vous savez, ma chambre est aussi équipée d'un minibar dans lequel quelques glaçons se désespèrent de leur solitude.

Il garde son sourire, comprenant sans doute qu'elle veut le garder encore un moment près d'elle. Et puis l'intimité d'une chambre, c'est toujours plus rassurant qu'une salle de restaurant.

— Bon, d'accord ; mais c'est bien pour vous faire plaisir.

Et toc, ma vieille : ce bon conseil a eu l'élégance de lui retourner le compliment. Il devient l'obligé plus que le demandeur. Subtil raisonnement qui prouve que c'est une fine mouche. Ils quittent donc le restaurant pour prendre un ascenseur qui les mène au niveau des chambres. Celle d'Annette est tout au fond d'un couloir à la moquette rase. Elle ouvre sa porte et ils sont dans une pièce meublée avec un certain goût. Un grand lit, une table de nuit, et dans l'armoire-penderie, ce fameux réfrigérateur où elle trouve une bouteille de cognac… français, comme il se doit, celui-ci.

Elle le fait asseoir sur le plumard, lui sert le digestif promis. Calmement il attend la suite, et c'est presque avec naturel qu'elle le tire par sa cravate alors qu'elle est debout devant lui. Qu'est-ce qui rend différent un baiser anglais d'un baiser belge ou français ? Pas de doute, et sans conteste possible, toutes les langues du monde se conjuguent lorsqu'il s'agit du verbe embrasser. Ce patin qui naît entre elle et lui n'est en rien similaire à ceux échangés avec Pierre, à ceux de la veille. Pourtant, au moins une bouche est identique.

La poitrine qui s'aplatit contre celle de George n'a rien de désagréable ; alors pourquoi repousser ces bras qui l'encerclent ? La brune a noué ses mains sur la nuque de son avocat, et il ne renie pas cet échange. Ses mains d'homme sont déjà sur les reins couverts d'Annette. Elles sentent la proximité de cette peau douce, enrobée de coton. Mais quand il malaxe les deux globes qu'il sait sans voile sous la jupe, il connaît aussi une partie de lui qui a pris un volume conséquent. Elle doit se rendre compte de cet état qu'elle provoque, mais elle ne fuit pas non plus.

Elle se laisse guider par son instinct de femelle. Hier un homme plus âgé, ce soir un plus jeune. Mais pourquoi pense-t-elle à ce Pierre alors que c'est la langue d'un autre qui est reine de son palais ? Étrange situation où le vieux refait surface alors que le nouveau la caresse. Elle se sent pourtant bien dans sa peau. Un peu rouée sans doute, mais quelle femme ne l'est pas plus ou moins ? Elle se berce de délicieux baisers qui enflamment son ventre et qui raidissent le sexe de George.

Mais les bécots endiablés ne sont que des amuse-gueules, des hors-d'œuvre dont lui espère tellement. Le plat de résistance n'en offre pourtant aucune. Les mains ont prestement remonté sur les hanches, la jupe encombrante. Et les phalanges qui s'incrustent dans la chair féminine le font avec dévotion et une certaine tendresse. Alors pourquoi songe-t-elle à refaire le coup de la veille ? Non, cette fois il lui faut boire le calice jusqu'à la lie. Il s'est démené pour qu'elle ne pourrisse pas dans une cellule… Est-ce une raison suffisante pour lui donner ce qu'il veut ? Et que veut-il d'abord ? Son sexe, sa féminité, le plus intime d'elle ?

Ils ne parlent plus depuis un long moment, se contentant d'agir. Et pour cela, aucun doute, il sait où il va ; ses mains ne sont pas perdues. Il la renverse sur le couvre-lit, tête rejetée vers l'arrière alors qu'il persiste à l'embrasser. Elle répond à toutes ses sollicitations, sachant bien que la réponse à ses questions n'a plus lieu d'être. Il est trop tard pour reculer. Et reculer serait pour mieux… sauter, c'est vrai. Elle s'apprête donc à éteindre cet incendie qu'en bonne pyromane elle a allumé.

Les nerfs à fleur de peau, les sens sans dessus-dessous, elle se retrouve prise à son propre piège. L'homme la fouille depuis quelques secondes et il ne peut ignorer l'état dans lequel ses attouchements l'ont mise. Le bruit que font l'index et le majeur alors qu'ils entrent en elle et ressortent l'entraîne dans son naufrage pour de bon ! Maintenant ses cuisses fléchissent alors qu'il lui lève les talons. Passés sur les épaules de Gorge, chacun d'eux maintenu ainsi, ils ouvrent la porte à un autre genre de baiser. Celui du démon qui embrasse l'ange.

Et elle ne rue plus, se laissant désormais porter par les caresses plutôt intimes. Elle ne fait pas le moindre effort pour l'aider à retirer ses vêtements. Sa jupe sur les hanches passe par-dessus ses épaules, suivant en cela le chandail qui gît au sol depuis un instant. Et lui aussi se dévêt rapidement. Il ne garde qu'un slip d'où un mât déforme le coton. C'est seulement à ce moment-là qu'il se saisit du poignet fin de la dame, et il tire vers cette excroissance provisoire la menotte qui termine le bras.

La femme est couchée sur le ventre, et deux paumes s'activent sur toute la longueur de son corps. Ces deux papillons qui flottent doucement sur les plages satinées d'Annette sont d'une incomparable délicatesse. Pas un centimètre carré de cette femme n'est épargné par les frôlements suaves et exquis de ce masseur improvisé. Elle respire calmement alors que les pouces attaquent les rondeurs d'un derrière juste rebondi comme il faut. Puis ces mêmes doigts en écartent les deux demi-sphères, comme pour ouvrir en deux un fruit bien mûr.

Elle a fermé les paupières, et son imagination fait le reste. Elle savoure avec bonheur ce petit privilège d'être femme pour un homme attentionné. Il passe, repasse des dizaines de fois sur des endroits qui ne sont que bien peu souvent découverts. Les soupirs se transforment en râles et son souffle de plus en plus saccadé montre l'avancement des travaux de George. Voici un Anglais heureux de fraterniser avec une dame de France. Et il revient à nouveau sur les fesses de la jolie brune.

Cette fois, les câlins sont plus équivoques. Les paluches flirtent allégrement avec le point de réunification des deux jambes, sans pour autant délaisser le long sillon et son antre caché. Il refait le chemin dans un sens puis dans l'autre, l'amenant de plus en plus vers une envie qu'il sait si bien distiller. Quand, d'un signe sur l'épaule, il lui fait savoir que le côté face mérite un traitement analogue, elle se coule contre lui en se retournant.

Sa petite tête est toute proche des genoux de ce mec qui continue à visiter son épiderme pour y répandre le poison du désir. De sa bouche au sexe bandé, il n'y a qu'un simple fossé qu'elle n'hésite plus à franchir. La position n'est pas assez aisée pour qu'il persiste dans son massage, mais il ne tente aucun rapprochement et c'est elle qui se démonte le cou pour avaler la hampe raidie. Cette fois, il frissonne lui aussi ! Elle enveloppe de ses lèvres le gland où perle déjà une larme de rosée.

Encouragé par cette sucette, George s'affale au beau milieu de ce V où la chatte bave d'attente. Lui aussi se met en devoir de passer sa langue baveuse sur la fente qui ruisselle. Cette fois, le soixante-neuf devient plutôt pornographique et les cris sont ponctués de soupirs équivoques. Ces deux-là sentent monter ce plaisir en eux, déferler comme une lame de fond.

Annette le laisse prendre ensuite position sur elle, missionnaire en mal de croisade. Le glaive qui la pourfend la fait hurler et pas vraiment de douleur. Il pistonne sa belle avec entrain ; elle apprécie en lui griffant le dos. Le corps-à-corps dure jusqu'à ce que la résistance de l'un ou de l'autre cède dans une jouissance héroïque. Lequel des deux part le premier dans râle de bonheur ? Elle ne se souvient que de la montée inéluctable d'un plaisir qui l'a foudroyée. Elle en a mouillé le lit tant c'était violent, mais elle ne sait pas comment c'est arrivé. Lui aussi s'est retiré pour éjaculer sur son ventre.

Alors maintenant il passe sa main dans cette nappe gluante qu'il a disposée sur les poils de son pubis. Il masse à nouveau de cet onguent spécial la fourche de la brune. Et bien entendu, sa main empesée et gluante ne s'arrête pas aux lèvres encore entrouvertes. Non ! Il la laisse dériver entre les deux fesses jusqu'à ce que son majeur tâtonne sur l'œillet sombre qui y niche. Et le sperme fait office de gel intime.

D'abord une infime, une minuscule partie de ce doigt titille l'anus avant que lentement le bout onglé s'introduise dans l'étroit canal. Annette se crispe à cette arrivée sournoise, mais le gel fait glisser le majeur tendu. Elle ne sent pratiquement pas qu'il s'enfonce en elle le plus profondément possible. Quand elle pose sa main sur le poignet de l'avocat, c'est trop tard : il a déjà débuté un mouvement de repli, et sans aucune douleur pour elle.

Puisqu'elle ne ressent absolument aucune gêne, quelle raison aurait-elle d'interrompre le mouvement qui fait pénétrer ce visiteur à nouveau au tréfonds de son fondement ? Mais cette fois il est revenu avec son copain le plus proche : l'index est aussi du voyage. Ils liment de concert cet orifice mal dégrossi, et au bout de quelques reculées, ce sont trois puis quatre doigts qui vont et viennent, voyageurs de l'ombre alors que, les yeux clos, elle aspire à un autre plaisir, bien plus glauque.

La partie de cul est dantesque. Il a recommencé à la pistonner, mais c'est à genoux sur le bord du lit que, debout derrière elle, il la lamine à grands coups de reins. Mais sa bite n'est pas dans la chatte entrebâillée ; non, c'est bien là où les doigts ont transité qu'il l'a logée, et les claquements secs de son bas-ventre contre le fessier d'Annette sont à peine couverts par ses gémissements. Il la cramponne par la tignasse, et, la tête tirée en arrière vers lui, elle roule des hanches au rythme de cette queue qui la taraude. Elle crie sous les assauts démentiels de ce spadassin d'un genre spécial.

La corrida est finie ; il est tout contre elle, étendu sur la couette du lit. Ils reprennent lentement leurs esprits après cette cavalcade inouïe. Elle est rassasiée et heureuse d'avoir payé sa dette. Lui ne parle pas non plus, de peur de rompre le charme exceptionnel de cet accouplement hors du temps. Ils sont immobiles, reprenant un souffle qui leur a fait défaut durant la joute. Puis au bout d'une infinitude non définie où les secondes se mêlent aux minutes pour les deux allongés, l'homme se redresse.

Un baiser sur le front de cette compagne d'un soir, cette amante hors pair. Alors, sans chercher à passer à la douche, il se précipite sur ses vêtements. Il passe à la hâte chemise et pantalon ; la cravate, quant à elle, est escamotée dans un poche du veston. Il jette un dernier coup d'œil à Annette. Elle lui sourit, mais aucun son ne sort de sa gorge. Elle remarque que lui aussi a un rictus, un de ceux qui veulent dire adieu. Il sait déjà que c'est un au-revoir sans espoir de retour, mais il est largement défrayé de son action auprès du tribunal.

La douche, c'est toujours un passage obligé après un tel festival. La brune y va de bon cœur et ses mains frottent partout, comme pour chasser les derniers résidus de sperme ou de sécrétions intimes échangées avec monsieur Countray. Elle est allée avec lui bien plus loin qu'elle ne l'avait prévu, mais qu'est-ce que c'était bon, qu'est-ce que ça lui a fait du bien ! Elle passe et repasse une sorte de fleur de nylon sur les parties de son corps que le vilain garçon a outrageusement bafouées. Elle insiste sur l'anus, la chatte et son bouquet de poils bien entretenus.

Bien qu'elle vienne de s'envoyer en l'air – mais est-ce bien l'expression qui convient ? – c'est à Pierre qu'elle songe. Et puis il faut aussi qu'elle se l'avoue, au petit sachet qu'elle a glissé dans sa valise. Elle éponge ses cheveux, ce qui est très compliqué compte tenu de leur longueur puis, mue par un réflexe tout féminin, elle se fait les ongles. Les serres de l'oiseau de proie sont acérées, affinées avec méthode. Ensuite elle se glisse dans des draps frais, mais aussi dans les vapeurs mal dissipées des luttes sexuelles qui se sont déroulées avant le départ de George.


Cette fois, les portes d'embarquement sont passées sans encombre par une brune un peu inquiète. Elle a un « ouf » de soulagement alors qu'elle s'installe dans un siège moelleux de cette première classe d'un Boeing de la Brussels Airlines. Le vol n'a aucun retard, et quand les roues enfin quittent le sol britannique, Annette se sent plus libre que l'air. Le temps annoncé à l'arrivée est beau, la température avoisinant les vingt-deux degrés ; un rêve, en somme. Elle se coule dans son siège et cherche un dérivatif aux images qui reviennent dans sa caboche.

Elle revoit la soirée fabuleuse d'hier. Bien sûr, elle est allée plus loin qu'elle ne l'avait souhaité : ses reins savent le lui rappeler. Puis en lieu et place du visage de son conseil, un autre plus simple, plus sympa aussi, vient se superposer. Elle retrouve en images des comparaisons qu'elle n'aurait jamais cru devoir faire. Et c'est toujours le sexe du plus mûr qui prend une longueur d'avance. Étrange comme la fellation de Pierre l'a marquée plus que celle de son avocat. Puis des étoiles scintillantes d'un incroyable éclat la font sourire… aux anges.

Elle ne s'aperçoit que lorsque les autres passagers applaudissent que l'avion vient de s'arrêter sur le tarmac de Bruxelles. Le temps de récupérer ses bagages et elle file chez elle grâce à sa voiture garée sur l'un des parkings de l'aéroport. La maison est toujours bien calme ; personne pour l'attendre, personne pour l'accueillir. Elle est désormais loin de ce Londres et des turpitudes qu'elle a connues, mais il lui reste encore une étape à franchir, et c'est sans doute une épreuve encore bien délicate qui l'attend.

Demain elle achètera un plan pour se rendre à l'adresse trouvée dans son sac. Celle d'un nommé Pierre Nothomb qui vit au Chesnay, en région parisienne. Elle ne connaît pas ce coin de France, mais avec un bon GPS et un plan, elle devrait ne pas avoir trop de problèmes. Enfin, pour le moment elle doit rendre visite à ses amies. Elles vont encore avoir mille questions idiotes à lui poser, mais elle se doit de mener une vie aussi normale que possible. Pour le moment et depuis le début de tout ceci, elle a la chance avec elle ; pourvu que ça dure !


Au six du boulevard de la Reine, au Chesnay dans les Yvelines, une petite femme de vingt ans dont la tête n'a pas grandi fouille dans la valise de son père. Elle pose sur le lit tous les vêtements bien pliés qu'elle sort un à un de la malle de cuir. Elle découvre dans un emballage de papier chatoyant ce fameux cadeau qu'elle réclame depuis la veille. La boîte qu'elle découvre en déchirant le sachet de papier qui l'entoure, des perles multicolores. Dans sa tête de petite fille, c'est un véritable arc-en-ciel qui s'illumine. Elle chantonne sous l'œil amusé de mamie Yvonne.

Ensemble, la femme-enfant et la grand-mère rangent dans le dressing le linge de ce père aimant. Puis Marinette recommence à chantonner en dansant, juste avant de saisir la valise vide et de la tirer pour la caser sur une étagère tout en haut d'un placard avec tous les autres bagages vides. Mais cette tablette est très loin, et la jeune fille doit lever les bras pour arriver à la coller à sa place. Alors, dans un grand élan spontané, elle projette vers le plafond ce sac de cuir noir qui est mal refermé. C'est là qu'une petite poche de jute choit sur le sol. Un dernier tour de piste avec un air entêtant qui franchit ses lèvres, et la jeunette quitte le réduit.

Vers la porte qui donne dans la chambre de Pierre, en tournant avec la musique dans sa tête, elle shoote dans cet obstacle imprévu. Le petit sachet cogne contre le soulier de la fille avant d'aller se loger sous le lit du père. Si elle a senti qu'elle avait tapé dans quelque chose, la femme au cerveau d'enfant ne prête aucune attention à ce paquet et elle repart sur ses notes imaginaires, serrant contre son cœur les billes de bonheur dont elle fera des colliers.

Marinette… c'est une jolie jeune femme de vingt printemps. Personne ne se rend compte à première vue que son esprit ne fonctionne pas comme celui des autres. Elle parle, écrit, lit aussi, mais c'est parce que mamie Yvonne a passé le plus clair de son temps à pallier l'école qui refusait de la prendre en charge. Après l'abandon de son épouse, Pierre devait continuer à travailler ; alors la solution était de vivre chez sa mère.

Aline, sa maman, quand elle avait compris que leur fille était différente des autres enfants, avait de suite rejeté la faute sur Pierre. Trop ceci, pas assez cela… enfin, elle n'avait pas vraiment appréhendé cet étrange comportement de sa Marinette, enfermée dans sa tête, emprisonnée dans son corps avec peu de moyens pour communiquer avec son entourage. Elle avait sans doute souffert du départ d'Aline, mais sans jamais rien extérioriser. Yvonne l'avait depuis prise en main en douceur.

Les progrès avaient été significatifs, mais ils ne lui permettraient jamais de se libérer de ses chaînes invisibles, et pour la gamine, la communication avec l'extérieur se bornait à sa grand-mère et à ce papa-gâteau, pour ne pas dire gâteux. Pas un voyage professionnel, pas une sortie sans qu'il ramène un sou­venir, un jeu à sa petite. Elle avait pris l'habitude de le voir partir, mais quelqu'un devait bien faire bouillir la marmite.

Alors avec mamie, elle s'était un peu ouverte, d'abord à l'écriture, puis à la lecture, et elle avait surpris tout le monde par des dons insoupçonnés. Elle avait une âme d'artiste. Elle réalisait de forts jolis tableaux, pas forcément peints. Non, faits avec divers matériaux, elle passait des heures à découper, coller, assembler sans jamais s'énerver, et ses réalisations – dont les plus belles ornaient les murs du salon – étaient de petits chefs-d'œuvre. Les rares amis de Pierre et Yvonne en avaient reçus quelques-uns aussi en cadeau.

Mais il était un autre domaine où elle excellait.

Son second don concernait les nombres et les mathématiques. Personne ne lui avait cependant appris une seule notion dans ce domaine, et pourtant… Il suffisait à Pierre de lui donner une addition à faire, et le cerveau de la jeune fille réagissait plus vite que la calculatrice de son ordinateur. Cette faculté surprenante était aussi associée à une sorte de clairvoyance, comme si son esprit avait parfois des flashs et qu'elle voyait des choses que les autres ne détectaient pas.

C'est ainsi que ce dimanche matin, armée de la boîte de perles multicolores et d'un petit bout de langue rose, elle colle sur une toile des myriades d'étoiles sur un ciel bleu-nuit. Elle lève la tête vers Pierre, qui voudrait profiter de ce beau soleil d'été pour faire une balade avec les deux femmes de sa vie.

— Elle va venir, papa ?
— Hein ? Qui va venir, ma chérie ?
— La dame de l'hôtel ; je sais qu'elle va venir. Bientôt. Elle te cherche.
— C'est qui, ça, la dame de l'hôtel, Pierre ?
— Maman… c'est juste une passagère rencontrée à l'aéroport de Londres le soir où nous étions bloqués par ces foutus attentats.
— Ah ! De toute façon, ça ne me regarde pas… mais ce serait bien que tu songes à me remplacer un jour : tu as mieux à faire que t'occuper d'une vieille femme, qui plus est reste ta mère.
— Enfin, qu'est-ce que tu vas imaginer ?
— Rien. Enfin, si… Un jour je ne serai plus là, et Aline ne reviendra pas, tu le sais bien. Marinette a besoin de quelqu'un pour la rassurer, la protéger, surtout quand tu n'es pas à la maison. Et puis un homme ne peut pas vivre sans… amour.
— Mais j'en ai, de l'amour : celui de vous deux.
— Allons, mon garçon, ne fais pas semblant de ne pas comprendre, veux-tu ! Il est un genre d'amour qu'une mère ou une fille ne sont pas en mesure d'assumer.
— Oh, mamie, ne gronde pas papa. Elle va venir, la dame : Marinette le sait.

Surpris par cette réflexion tout autant que par les arguments de sa mère, Pierre a comme pris un coup dans le creux de l'estomac. Ses yeux se sont voilés, et la jeune fille qui s'est approchée, d'un index doux vient écraser cette minuscule goutte de bonheur qui coule du coin de son œil. Sa fille, c'est vrai qu'elle devient de plus en plus femme ; mais son cerveau, lui, ne suit pas vraiment. Et le danger qu'un jour elle soit abusée, qu'un salaud se serve de ce corps dont elle ne maîtrise que peu de choses… ça le fait réfléchir.

Mais quelle femme voudrait s'encombrer d'un homme sur le déclin et d'une femme-enfant qui demande une surveillance de pratiquement tous les instants ? Et puis cette Annette, aussi belle soit-elle, n'avait plus donné signe de vie, et il n'avait aucun souvenir d'avoir échangé un numéro de téléphone ou une adresse avec elle. Alors elle devait rester au rayon des souvenirs. Mais que sa fille lui en parle le sidère et lui coupe le souffle.


Alors que Pierre entre sous la douche, le fantôme du corps de la femme rencontrée à Londres, réveillée par Marinette ce matin, revient en force. Une seule occasion en sept ans, et ratée à cause d'un excès d'alcool ! Finalement, c'est triste à pleurer. Et puis sa mère a raison : un jour – et c'est dans l'ordre des choses de la vie – comment fera-t-il avec sa fille mi-adulte mi-bébé ? Mais ce qui remonte à la surface a deux seins, et surtout une bouche bien gourmande. C'est là que Pierre s'aperçoit que le fossé se creuse entre la vie de famille et celle, plus intime, du sexe. Parfois les mamans sont perspicaces et bien intuitives !

La douche devenant un endroit de relaxation privilégiée, il se laisse guider par ces réminiscences venues réveiller cet endroit qui chez lui sommeille depuis… trop longtemps. Prendre son courage à une main pour secouer le cocotier et voir ce qui en tombera ? Il sait déjà ce qui va survenir, parce que depuis trop de temps contenue cette semence n'attend qu'une opportunité pour se déverser sur les carreaux de la douche à l'italienne. Il ne réfléchit plus, agitant sans frénésie particulière le jonc brutalement redressé.

Ce n'est évidemment pas bien long, et cette méthode, si elle soulage, laisse également une immense frustration. La déconvenue engendrée par l'excès de boisson lui a déjà gâché une partie de son rêve, mais cette fois il est conscient que l'amour paternel et familial n'a rien de semblable à ce qu'il aurait pu trouver chez cette Annette, et les regrets pourtant vains n'en sont pas moins conséquents. Les coups perdus ne se rattrapent jamais, c'est bien connu !

À la fin soulagé, mais non satisfait, notre ami Pierre peut emmener sa progéniture et sa mère marcher dans cette forêt de Chaville où le joli mois de mai fait fleurir le muguet. Mais en cet été bien entamé, la femme-enfant, tout heureuse de gambader en présence des gens qui l'aiment, ne se préoccupe plus de fleurs. Elle respire pour oublier que son seul univers se limite à la porte d'entrée et au jardin de la maison de mamie Yvonne. Un périmètre de sécurité pour elle qui restreint pour les deux autres les déplacements quotidiens.