Le dilemme

À l'heure du dîner, Lucie, Jean, Guy et Adèle étaient à nouveau tous réunis autour de la table familiale. Le potage succulent disparaissait dans les ventres affamés. Les deux garçons passeraient la nuit chez la rousse et ne reprendraient la route que lundi matin. Ils avaient tous deux des figures enjouées. Chacun gardait enfouis en lui les souvenirs de cette folle journée. Si leurs sensations avaient toutes été différentes, le résultat semblait les avoir enthousiasmés. Ils dînaient de bonne heure pour se rendre à cette fameuse séance de cinéma promise par Lucie.

Le film à l'affiche apportait une touche de bonne humeur à ces deux couples, étranges équipages composés de deux femmes et sans doute de leurs enfants. Les rangées de gradins avaient toutes trouvées preneurs. Les éclats de rire fusaient de partout dans la salle au vu des aventures désopilantes d'agents de la poste pour le moins spéciaux. Adèle et Lucie avaient pris des sièges de velours rouge tout en haut des gradins. Côte à côte, elles souriaient aussi aux mésaventures d'un directeur d'agence postale particulier.

Jean se trouvait assis sur le siège attenant à celui de sa mère ; quant à Guy, il tenait la quatrième position, loin des femmes finalement. Adèle, suivait d'un œil distrait ce qui se passait sur la toile. Demain matin son fils repartirait, et elle était un peu triste de ce départ. Elle ne lui avait pas encore demandé de ne plus ramener le gaillard avec qui il était rentré.

Elle se traita une fois de plus de folle d'avoir refait cette bêtise monumentale dans l'après-midi, mais jusque-là le jeune avait tenu parole : à aucun moment une allusion ou une tentative de rapprochement ; il semblait enfin avoir compris. Soudain elle s'aperçut que toute la salle était secouée par un rire immense : les deux loustics à vélo, ivres à n'en plus pouvoir, urinaient le long d'un canal ou d'une rivière. Difficile de le dire pour elle qui avait abandonné depuis quelques minutes déjà les images projetées pour ressasser celles que son cerveau lui renvoyait. Elle crut de bon ton de rire aussi, mais elle eut d'un coup la sensation d'être un peu à contretemps, à contre-courant.

Lucie, qui du coin de l'œil épiait les faits et gestes de la mère et du fils, avait bien perçu l'absence de réaction de son amie. Elle posa la main sur celle d'Adèle ; mais ailleurs, la rousse n'avait pas même fait mine de sentir cette menotte qui venait serrer la sienne. Là s'arrêta le rapprochement entre les deux femmes. L'aversion pour la sexualité au féminin de Lucie n'était pas feinte : elle ne cherchait qu'à rassurer, pas à plaire.

Après le film, tous les quatre étaient revenus chez Jean et sa mère, puis la brune avait pris congé de tous.

— Bon, eh bien merci pour le délicieux repas que tu nous as concocté, ma belle. Et merci à vous, les jeunes. Au plaisir de vous revoir. Bonne nuit à tous.
— Bonne nuit, Lucie.

Les deux hommes avaient répondu d'une seule voix.

— Bon. Adèle, on s'appelle demain dans la journée.

Les deux nanas s'embrassèrent d'un de ces bécots sonores dont toutes les amies du monde se gratifient, et la brune quitta les trois qui partirent se coucher, chacun dans son espace intime personnel. Jean était silencieux lors du retour au bercail. Lui aussi avait des flashbacks de cet après-midi plutôt mouvementé, bien que savoureux. Il esquissa un début de dialogue avec son pote, mais apparemment ce dernier n'avait rien de spécial à lui raconter.
Tous les pensionnaires de la maison s'enfermèrent dans leur chambre et le sommeil les enveloppa de ses longs bras sombres.

Au petit matin, malgré le gel, le temps était au sec. Ils petit-déjeunèrent ensemble et Adèle glissa à son fils, discrètement, les quelques billets qui lui restaient. Guy remettait sa valise dans le coffre pendant la mère discutait avec son gamin.

— Dis… je préférais que ce jeune homme ne vienne pas trop souvent.
— Ah, pourquoi ? Il n'a pas été correct ? Impoli ?
— Pas vraiment, mais… voilà, je te préfère pour moi toute seule ; je te vois déjà si peu…
— Je… d'accord ; mais tu sais, dans sa famille c'est un peu à couteaux tirés entre ses parents, alors je ne voulais que lui offrir un week-end au calme.
— Humm… Pas trop souvent, hein ?
— Message reçu, ma petite maman. Merci pour ça… et passe une bonne semaine. Je rentrerai vendredi soir si le temps le permet.
— Fais comme tu peux. Tu es chez toi, tu le sais bien.

Avec une espèce d'hésitation, le fils vint coller sa bouche contre la joue de sa mère. Elle l'embrassa et sortit pour saluer une dernière fois un Guy quelque peu dans ses petits souliers. Les yeux qui léchèrent la femme rousse avaient quelque chose de pathétique, et soudain elle songea qu'elle aurait pu, qu'elle aurait peut-être dû lui offrir un peu plus que ce qu'il avait eu. Elle resta avec un voile sur les yeux longtemps encore après que les feux arrière de la voiture eurent disparu au coin de la route.


L'entrain de cette belle journée ensoleillée était cassé tel un ressort brisé. De plus, les factures que la factrice avait encore laissées le samedi midi dans la boîte à lettres n'allaient pas lui remonter le moral. Son compte bancaire virait déjà au rouge sombre depuis quelques jours, et elle avait remis ses derniers centimes à Jean. La crainte remplaçait lentement l'euphorie de la fin de semaine. Vers onze heures trente, les jeunes lui laissèrent un message par lequel ils la rassuraient sur leur arrivée à bon port. C'était mieux que rien.

Après son frugal repas, elle vit débarquer Lucie. Celle-ci ne devait pas beaucoup aimer rester seule chez elle.

— Alors, ma belle, tes jeunes sont partis ? La maison est bien calme à ce que je vois.
— Oui… ce n'est pas très réjouissant.
— Tu as encore une sale tête. Mal dormi ou quoi ? Tu sais que tu peux tout me dire.
— Non… rien ; des tas de factures, et pas vraiment de quoi pavoiser, mais je vais aller revoir Pôle emploi. J'ai besoin d'un boulot stable pour m'en sortir.
— Parce que tu crois encore au père Noël, toi ? Ces gens ne sont là que pour aligner des chiffres et faire des statistiques, voire au mieux combien ils peuvent rayer de pauvres diables de leurs foutues listes.
— Comment veux-tu que je m'en sorte, alors, si ce que tu dis est vrai ?
— Ben… je t'ai montré le chemin, et tu es douée ; il ne tient donc qu'à toi de te sortir de là. Bon, je sais ta mère disait « On ne gagne pas son pain sur le dos. », mais ça pourrait être seulement transitoire. Le temps que tu retrouves un bon job. Bon, pour ce que j'en dis… c'est à toi de disposer.
— J'ai du mal à mélanger les genres. Pour moi, aimer c'est… autre chose, presque sacré. J'ai l'impression que de commettre un sacrilège en suivant tes conseils et ta voie.

Lucie n'avait pas répondu, se contentant de hausser les épaules. Elle repartait déjà sur une autre idée :

— Pour ton petit Jean…
— Non ! Ne me dis rien ! Je préfère ne rien savoir. Je ne sais pas ce que vous avez fait, ce que tu as fait, mais je ne veux rien entendre.
— Comme tu veux. Mais je crois qu'il a bien capté mon message. Tu as raison : c'est un bon fils. Tu n'as pas envie que nous sortions faire les magasins ? Non, tu n'en as pas envie ?
— Je viens de te dire que je suis plus que juste, côté finances, et tu me proposes d'aller dépenser davantage ?
— Pff… Rabat-joie, va ! On peut toujours sortir ; il n'est pas obligatoire d'avoir la fièvre acheteuse. Le plaisir de s'en mettre plein les mirettes, tu ne connais pas ?
— Je n'en pas trop envie… Sortir et baver devant des étalages de fringues que je ne pourrai jamais m'offrir…
— Et tes cadeaux ?
— Mes cadeaux ?
— Ben oui, ceux de nos deux soirées ! Tu as déjà tout dilapidé ? Ou pire, tu n'as pas ouvert les enveloppes ? Non, je n'y crois pas… Personne ne viendra te réclamer quoi que ce soit.
— J'ai l'impression que c'est mal. Que c'est… comment t'expliquer… sale.
— Parce que pour toi l'amour est sale ?
— Pas l'amour, non ; mais baiser de la sorte, je trouve que oui. Un peu.
— Mon Dieu ! Il n'y en avait qu'une sur terre et je suis tombée dessus. Allons, réfléchis une minute. Autant Gustave qu'Annabelle et son mari ont été enchantés de ton passage ; ils sont déjà prêts à te recevoir à nouveau, quand bon te semblera. Tu crois que si c'était si moche que cela pour ces gens-là, ils en redemanderaient ?

Le bec cloué net, Adèle redevenait silencieuse. Lucie avait l'art et la manière de l'embrouiller avec ses commentaires tout préparés. Elle se sentait à demi rassurée. C'était vrai que les deux petites enveloppes pourraient la dépanner en cas d'urgence absolue ; mais de là à réitérer ces soirées de folie… il y avait tout un monde, un large fossé que son esprit avait bien du mal à combler. Elle servit un café à son amie et but un thé. La bouche occupée, au moins la brune ne lui insufflerait plus ses conseils éclairés. Entre les deux femmes, un silence un peu lourd s'instaurait.
La première à rompre le statu quo fut bien entendu Lucie :

— De toute façon, je ne vais pas insister ; mais tiens, voici des numéros de téléphone. Il s'agit de deux femmes et d'un homme. Ils sont susceptibles de t'appeler.
— Quoi ? Tu as donné mon numéro ? À des inconnus ? Tu es folle, ma parole !
— Des étrangers pour toi, mais pas pour moi. Les deux femmes sont des lesbiennes convaincues qui aimeraient mettre un peu de piment dans leur vie de couple. Quant au type, il recherche une maîtresse douce sans attaches ; je veux dire surtout sans avoir besoin de s'attacher. Le compromis est donc une contrepartie non négligeable. C'est Gustave qui s'est fait le porte-parole de son ami.
— Mais… comment ça, ils sont susceptibles de m'appeler ? Je ne… tu me fiches la trouille avec tes combines.
— Arrête ! J'ai bien vu l'autre soir avec notre « Gus » que tu étais bonne, au sens gentil du mot. Et avec Annabelle, tu crois que je suis dupe ? Les amours bisexuelles sont chez toi comme innées. Et puis rien ne t'oblige à donner suite ; ils n'insisteront pas plus que cela. Tu sais, ce sont tous des gens courtois et respectueux.

La brune avait ensuite quitté la rousse, mais elle avait posé le papier avec les coordonnées téléphoniques et les prénoms correspondants sur la table, coincé entre la soucoupe et la tasse vide. Un moment Adèle se demanda si elle n'allait pas jeter ce papier à la poubelle ou au feu. Elle se ravisa à la dernière seconde et colla la demi-feuille dans une boîte sur le plan de travail de la cuisine, puis elle n'y pensa plus.

Elle ne revit pas son amie des deux jours suivants. Ce n'est que le jeudi que Lucie l'appela, vers midi.

— Salut, ma belle ! Comment tu vas ?
— Bien. Et toi ?
— Oh, pas de soucis particuliers. J'ai revu Gustave hier ; il aurait aimé prendre de tes nouvelles. Je crois surtout qu'il en voulait pour un de ses amis.
— Un ami ? Quel ami ?
— Celui dont je t'ai noté le téléphone.
— Ah oui… Dimitri, c'est bien ça ?
— Je ne m'en souviens pas ; c'est toi qui devrais le savoir, le prénom est écrit sur le papelard, avec son numéro. Je crois que ce Dimitri, comme tu dis, voudrait prendre contact avec toi. Il va le faire sans doute dans quelques minutes, en début d'après-midi. Ne sois pas surprise s'il t'appelle.
— Mais… je croyais que c'était une blague, moi ! Je ne sais pas si je dois, si je répondrai…
— Tu peux toujours lui dire non au téléphone. Après tout, il propose et tu disposes. À ta place, j'écouterais ce qu'il a à dire avant de décider. Tu es grande, Adèle ; fais pour le mieux.
— Mais…

À l'autre bout du fil, il n'y avait plus que le bip de fin d'appel. La rousse devint soudain nerveuse. Cette peste de Lucie, elle savait y faire, et du coup elle se retrouvait dans une sorte d'embarras inattendu. Qu'est-ce qu'elle allait bien pouvoir raconter à un inconnu au téléphone, s'il appelait ? Cette femme n'était pas possible ; elle avait le don de la mettre en porte-à-faux avec sa conscience. Et un type, en plus… quoique ça n'aurait sans doute pas été mieux avec les filles. Un vrai remue-ménage débutait dans son crâne.

Bien que s'y étant préparée, elle fut tout de même surprise par le son d'un appel sur son portable. D'une part parce qu'elle était aux toilettes quand il bourdonna, et d'autre part à cause de l'angoisse générée par ces sonneries. Elle n'avait pas seulement remonté sa culotte que d'une main tremblante elle appuyait sur la touche pour décrocher.

— Allô ! Bonjour, Madame. Je suis un ami de Gustave G. et j'ai eu votre téléphone par une amie commune.
— Bonjour.
— Vous êtes bien Adèle ?
— Oui, c'est moi.
— Voilà donc : j'aurais aimé savoir si j'avais un espoir de vous rencontrer.
— Me rencontrer ? Comme ça ? Sans que je sache seulement qui vous êtes et ce que vous me voulez ?
— Eh bien, disons que comme Gustave, je voudrais – sans vous offenser – passer une soirée tranquille. Vous saisissez ?

La voix mâle qui parvenait à l'oreille de la rousse était légèrement chantante, avec des inflexions qu'elle n'aurait pas su déterminer. L'homme dialoguait posément, lui parlant presque comme à une amie, et Adèle en était quasiment hypnotisée. Il continua sur sa lancée d'un ton doux et égal :

— Je ne veux aucune attache et ne voudrais pas perdre mon temps à draguer dans une boîte ou un bar. Finalement, je dois vous paraître bien fainéant, mais j'avoue que c'est un peu le cas. Je saurais bien entendu me montrer très… comment dire… très généreux. Et mon ami Gus m'a tracé un portrait de vous plutôt flatteur ; c'est un homme qui ne raconte jamais de balivernes… et qui m'a vivement conseillé de vous contacter.
— Oui, mais pourquoi moi et pas celle que vous appelez « notre amie commune » ?
— Honnêtement, les éloges faits par Gus m'ont donné envie de vous rencontrer ; et puis Lucie, pour ne pas la nommer, Lucie est très souvent… indisponible, vous savez.
— Je ne sais pas si je suis capable de vous rencontrer ; les amis se font parfois de fausses idées…
— Oh, c'est vrai que vous avez le droit de ne pas vouloir, mais je vous avoue que je serais très déçu si vous me refusiez ce service.
— Vous vous rendez compte du genre de faveur que vous attendez de moi ?
— Bien sûr, mais les gages seraient à la hauteur la tâche à accomplir. Je ne suis de toute façon toujours de passage que quelques jours par mois dans votre région et je ne saurais pas draguer ou aller voir une professionnelle. Mais j'avais cru comprendre que c'était possible de vous… voir ; alors, si tel n'est pas le cas, je vous prie de bien vouloir m'excuser.
— Franchement, je ne suis pas ce que vous imaginez, je vous l'assure.
— Vous ne risquez rien de prendre un verre en ma compagnie ; qu'en pensez-vous ? Ainsi vous pourrez toujours me dire oui ou non de visu. Je suis descendu comme d'habitude à l'Hôtel de la Poste, sur la grande place du village. Vous voulez venir prendre une boisson avec moi ?
— Quand ? Là, de suite ?
— Peut-être pas immédiatement, mais dans une heure, par exemple ; qu'en pensez-vous ?
— Je ne sais pas vraiment.
— Je vous laisse donc le choix de venir ou non. Je serai au bar de l'hôtel, à partir de… quelle heure est-il ? Quatorze heures… disons donc que j'y serai dans une demi-heure, le temps de me doucher. Je vous y attendrai donc jusqu'à seize heures. Ensuite, si vous n'êtes pas venue, je saurai que vous refusez ma proposition.

Le type avait simplement raccroché sans attendre qu'elle réponde. Dans sa cuisine, Adèle ne savait plus du tout où elle était. Et elle tournait en rond. Se rendre à ce rendez-vous équivalait à un oui. Bien entendu que le mec ferait tout pour la convaincre et qu'elle finirait par se laisser tenter. Se faire encore sauter par un inconnu, cette seule idée lui nouait les tripes. Que faire ? Et plus elle réfléchissait, moins elle se décidait. Elle finit par se rendre à la salle de bain. Une bonne douche saurait lui donner le courage de rester chez elle… ou pas.

Combien de temps resta-t-elle sous le jet tiède qui la purifiait ? Aucune notion du temps pris pour se laver. Aussi, pourquoi machinalement alors que son esprit disait non passa-t-elle une tenue pour sortir ? Puis le maquillage qui allait avec le bel ensemble qu'elle portait et qui s'accordait parfaitement avec la touche de parfum que sa peau recevait. Son miroir lui renvoyait une image impressionnante de la femme qu'elle était. Les Dim-up qu'elle venait de faire couler sur ses orteils remontaient désormais jusque sous sa jupe.

Quand elle fit les quelques centaines de mètres qui menaient tout droit vers la poste et son hôtel tout proche, elle se demanda sournoisement si elle n'était pas déjà devenue une parfaite petite pute ou une belle salope. La frontière entre ces eux mots ne s'avérait pas si éloignée, en vérité. Elle passa une première fois devant l'entrée sans oser y pénétrer. Le clocher sonnait seize heures. Elle refit un second passage, puis ce fut à seize heures passées de huit minutes qu'elle poussa la porte des lieux.

Seul un homme au comptoir était assis sur un tabouret haut. Devant lui, un verre à la couleur ambrée. L'immense glace qui tapissait le mur derrière le bar renvoyait l'image de l'entrante. Le mec ne s'était pas démonté le cou pour guetter celle qui arrivait : il lui avait suffi de laisser traîner son regard sur le miroir. Gustave n'avait pas menti : la femme qui venait de prendre place sur une banquette en cuir dans un coin au fond de la salle était d'une beauté flamboyante. De prime abord, c'était sa chevelure qui attisait la convoitise.

L'unique client venait de se lever, son verre à la main. Il fit signe au barman qu'il se rendait à la table de la créature de rêve qui venait de s'installer. L'autre n'eut pas un sourire, pas un mot. Il leva seulement les yeux vers l'endroit où son client se dirigeait. L'espace d'une seconde le jeune serveur songea que certains avaient une sacrée chance de pourvoir donner des rencards à des femelles de cette classe.

— Bonjour, vous êtes Adèle ? J'ai cru que j'avais perdu…
— Perdu ? Mais qu'avez-vous donc à gagner ?
— Si j'en juge par ce que je vois… je crois que je suis un privilégié. C'est une aubaine d'avoir un ami tel que Gustave ! J'avoue que cet homme a un goût rare pour dénicher les jolies femmes. Garçon, s'il vous plaît !
— Oui Monsieur ?
— Vous êtes bien là pour prendre un verre avec moi, n'est-ce pas ? Alors que désirez-vous ?
— Une vodka-orange, s'il vous plaît.
— Je vous apporte cela de suite, Madame.

Il n'avait pas eu besoin de se déplacer. L'absence de bruit lui avait permis d'entendre ce que la lionne que l'homme venait d'accoster désirait boire. Elle fut servie sans tarder.

— Bien. Alors merci d'être venue. Je dois dire que j'ai eu peur de ne pas vous voir ; je serais passé à côté de… d'une merveille ! Quelle classe, ma chère Adèle.
— Et vous ? Vous avez bien aussi un prénom, je suppose.
— Mon Dieu, quel goujat ! Oui, évidemment. Je m'appelle Dimitri ; je suis d'origine slave. Mon léger accent ne vous avait sans doute pas échappé.

Elle n'avait rien répondu, se contenant d'écouter. La voix suave avait déjà commencé son travail de sape, et sa détermination à refuser toute avance s'effritait déjà. Elle pensa qu'elle n'aurait jamais dû venir. L'autre en face devait avoir entre cinquante et soixante ans ; il souriait de toutes ses dents. Un sourire de carnassier. De grands yeux bleus. Ce type bien sapé et bien rasé avait fière allure. Et puis il s'exprimait parfaitement, et ça aussi avait de l'importance pour Adèle.

— Vous êtes bien jolie… Je me répète, mais je suis admiratif. Vous êtes toujours sur votre position ?
— Je n'ai aucune position, juste des questionnements. Je trouve que notre amie est bien plus à même que moi de satisfaire vos attentes.
— Je suis certain de l'exact contraire, d'après ce que j'ai appris de vous et d'elle. Si Gus vous recommande, c'est qu'il est sûr de son coup… Enfin, pardon, sûr de lui.
— Je ne crois pas avoir fait quelque chose d'extraordinaire.
— Pour moi, vous êtes déjà venue ; et ça, c'est un grand pas vers d'autres plaisirs. Mais je ne veux pas vous obliger.
— Vous ne sauriez pas me faire faire ce que j'ai décidé de ne pas faire : il paraît que je suis têtue comme une mule. Enfin, c'est mon fils qui le dit.
— Ah, vous avez un fils ? D'autres enfants aussi ? Un mari ?
— Non, juste un grand garçon qui vit sa vie.
— Alors qu'est-ce qui vous retient ? Vous n'êtes pas décidée à m'offrir quelques heures de votre temps ? Je ne suis pas votre type d'homme ?
— Je n'ai pas de type d'homme, à franchement parler. Je ne sais pas ce que j'aime ou pas, ou plutôt si, je sais que je ne veux pas d'un autre mari ou son équivalent dans mon existence. J'ai déjà donné, et pour un résultat bien peu probant.
— Je vois… mais moi non plus je ne veux pas de femme plus que le temps d'un rendez-vous. Quelques heures durant lesquelles on partage juste le plaisir d'être deux… ou plus, selon les affinités des partenaires. Une complicité pour les bons moments sans jamais en supporter les mauvais. Et puis, comme mon ami Gustave, je suis ou serai toujours très… bienfaisant et charitable, si vous voyez ce que je veux dire.
— Je ne suis pas une prostituée, vous savez !
— Je n'ai pas dit cela non plus. Je ne veux pas parler de prix ou de payer. Juste vous offrir un beau cadeau, et ne voyez aucune forme de rétribution sexuelle dans cela.
— La différence ? Je n'en vois guère.
— Je… je ne voudrais pas vous faire perdre votre temps si vraiment vous ne voulez rien partager en ma compagnie.
— Mais n'avons-nous pas déjà échangé en prenant un verre ?
— Ne m'obligez pas à vous expliquer plus profondément. Tenez, c'est le code pour l'ouverture de la porte de ma chambre ; c'est l'avant-dernière au fond du corridor à gauche, au premier étage. J'y serai dans… cinq minutes. Faites comme bon vous semble. Merci d'avance de vous être déplacée.

Le type venait de se lever, et droit comme un I, il se dirigeait vers la porte d'accès aux escaliers. Il fit un signe au barman. L'autre inscrivit quelque chose sur un papier. Dimitri avait fait marquer les consommations sur sa note, peut-être ? Adèle finissait sans hâte sa vodka, balançant entre monter ou rentrer chez elle. Dans sa tête, les idées les plus folles se bousculaient sans qu'elle trouve de solution à son dilemme.