Le mépris

Au cours des semaines qui suivirent il ne revint pas sur cet épisode. Irène entendit des bruits selon lesquels il était sur la sellette : les propriétaires de l'entreprise lui auraient reproché de ne pas avoir bien négocié le fameux contrat, ainsi que la situation financière de la société, et que cette commande n'allait pas tellement aider l'entreprise à se remettre à flot.

Les rapports de la petite assistante de direction avec son directeur s'étaient vraiment dégradés et demeuraient tendus. Il communiquait peu avec elle, et quand il le faisait, il lui parlait aigrement, sèchement. Elle le soupçonnait de se défouler sur elle des pressions qu'il devait subir. C'en était fini des relations normales, sans chaleur mais cordiales du début. Elle ne pouvait plus le voir en peinture mais n'avait pas le choix : c'était son patron, son donneur d'ordres ; elle, en tout cas, était censée être sa plus proche collaboratrice.

Un jour, quelque temps après, il lui déclara qu'il voulait la voir à onze heures dans son bureau. Elle était très inquiète : jamais il n'avait procédé de la sorte, c'est-à-dire de façon aussi froide, mais surtout aussi formelle. Elle se présenta à l'heure dite à la porte de son bureau ; il l'y attendait, assis, le visage fermé. Il lui demanda de fermer la porte puis de s'asseoir. Un tel formalisme n'augurait rien de bon pour elle…

— Voilà, Irène, je n'irai pas par quatre chemins. Vous savez que l'entreprise est dans une situation plutôt difficile. Le contrat que nous avons signé avec les Italiens va temporairement apporter un peu de trésorerie, mais ce n'est pas ça qui va sortir la boîte de ses difficultés, du moins pas à moyen terme. Les propriétaires en sont à se demander s'il ne faut pas envisager un plan social limité, ou bien la revendre, ce qui signifierait la même chose puisque, comme vous le savez, si des repreneurs se manifestaient, ils voudraient faire des économies. Ils nous laissent – ils me laissent, pour parler justement – un délai d'un an pour que je trouve des solutions ; et dans quatre mois déjà je devrai leur avoir présenté un plan d'économies drastique. L'activité n'est pas florissante, et je ne peux que rogner sur nos dépenses de fonctionnement ; j'envisage de me séparer de quelques collaborateurs dont je pourrai me passer.
— Et…? fit-elle avec un air d'impatience et une façon de lui signifier d'arrête de tourner autour du pot.

Il la regarda en levant les sourcils avec un étonnement qui signifiait sa surprise de constater qu'elle avait pris de l'assurance. C'est sûr, il avait constaté un net changement chez elle : elle n'était plus la petite assistante effacée et servile qu'il avait connue, qui ne bronchait pas, quelles que fussent les informations qu'elle recevait.

— Et je voulais vous proposer une rupture conventionnelle. J'ai réfléchi ; je n'ai pas autant besoin d'une assistante de direction. Le monde du travail a changé ; payer quelqu'un pour accueillir les clients, les visiteurs, leur offrir le café…
— Et les paies ? Le suivi des dossiers des salariés ? Tous les dossiers R.H.? Les contrats, le suivi de la formation…? Je ne m'occupe pas que d'accueillir les clients et les visiteurs avec le sourire, Monsieur Lefranc. Je ne suis pas qu'une assistante de direction, même si c'est mon titre : je remplis quand même les fonctions d'une responsable ressources humaines !
— Oui, bon. Responsable ?… La fonction R.H. ne vous est pas attribuée exclusivement. J'ai réfléchi à tout ça. Les paies, je les ferai sous-traiter ; c'est plus simple, plus rapide. Il y a des sociétés spécialisées dans ce domaine, et ils font ça très bien. Quant au suivi des dossiers des salariés, les formations, il n'y en n'a pas tant que ça. Les contrats ? Bon, on ne va plus embaucher. Quant aux éléments de prépaie, je peux très bien répartir ces tâches entre vos collègues ; elles savent le faire. De toute façon, n'en faites pas une affaire personnelle, Irène ; vous n'êtes pas la seule à être ciblée : il y a quelques autres salariés qui, comme vous, ont de l'ancienneté, ont des salaires… on va dire « relativement importants », surtout eu égard à ceux des plus jeunes, et je n'ai malheureusement pas trop le choix.
— Et qu'allez-vous me proposer ? Vous allez devoir me verser une indemnité, à moi comme à ceux que vous allez vir… je veux dire « dont vous allez vous séparer ». Ça aura un coût aussi, ça !
— Ce sera une indemnité conventionnelle. Les proprios le savent ; ils savent qu'il va falloir faire quelques chèques, mais c'est pour économiser sur la masse salariale dans les mois qui viennent ; ils sont sensibles à ce genre de chose, et ce sera un message envoyé qui…
— Qui évitera qu'ils vous virent, vous, c'est ça ?!
— Vous pouvez garder vos réflexions pour vous, Irène ! De toute façon, vous n'avez guère le choix.
— Pourquoi n'ai-je pas le choix ? le coupa-t-elle. Vous savez qu'une rupture conventionnelle doit être acceptée par les deux parties. Et si je ne suis pas d'accord ? Vous savez, je n'ai que 52 ans, et j'ai encore au moins dix ans à travailler ; ça ne m'arrange pas. Qu'est-ce que je vais faire ?
— Ce sont vos affaires, Irène. Je ne suis pas assistante sociale. Aujourd'hui, je voulais vous en informer. Je vous laisse y réfléchir quelques jours. Ensuite je vous proposerai un protocole de rupture, avec le montant de la transaction.
— Peuh ! Je ne vois pas pourquoi j'accepterais.
— On verra. Mais ne faites pas la fine bouche ; c'est peut-être dans votre intérêt d'accepter : vous n'avez pas été exemplaire ces derniers mois, et ça m'embêterait de devoir vous licencier pour faute.
— Pour faute ?! Quelle faute j'ai commise ?! J'ai toujours fait ce que vous m'avez ordonné. J'ai toujours été à mon poste. Vous n'avez rien à me reprocher !
— C'est vous qui le dites. Vous ne devriez pas en êtes si sûre, Irène… Alors réfléchissez, réfléchissez à ça, et pensez à saisir ce qu'on vous tend.

Et comme il la voyait comme pétrifiée sur sa chaise, les yeux pleins de colère, il ajouta :

— Vous pouvez y aller. Cet entretien est terminé.

Elle ressortit furibarde. Ça se serait passé il y a quelques mois, elle aurait eu envie de pleurer, mais maintenant c'était la colère qui l'emportait.

Il aurait été prétentieux de sa part de dire qu'elle avait senti venir la tournure que prenaient les événements, mais depuis ces dernières semaines elle s'était bien rendu compte qu'elle n'était plus en odeur de sainteté auprès de son patron. Et puis elle avait toujours su qu'il n'était pas un grand humaniste. Mais en se rendant utile chaque jour auprès de lui, grâce à son expérience, sa connaissance de l'entreprise, et avec tous les petits services qu'elle lui rendait, même si elle n'attendait plus aucune reconnaissance de sa part, elle avait eu la faiblesse de penser, non pas qu'elle était indispensable, mais qu'il aurait été compliqué de la remplacer très vite.

Néanmoins, ce monde étant régi par l'argent, l'espoir de la moindre économie à réaliser primait sur tout. « Il y va de la sauvegarde de l'entreprise » avait-il dit. Le chantage à l'emploi, la justification du sacrifice de « quelques » emplois, plus personne n'y croyait. Pas même elle. Aujourd'hui c'était elle qui allait être sacrifiée sur l'autel de la rentabilité ; mais elle ne pouvait s'empêcher de penser que ça lui faisait plaisir de le faire car elle était certaine qu'il ne la supportait plus depuis des mois, et qu'il devait ressentir intérieurement une joie sadique à procéder ainsi avec elle. D'où la colère qu'elle éprouvait, si ce n'était de la haine. Alors elle était bien déterminée à se battre, à ne pas se laisser faire, et même à contre-attaquer.


Une semaine à peine avait passé quand, au détour de ses déplacements dans les couloirs, il franchit la porte du bureau d'Irène avec son air toujours pressé et lui demanda de but en blanc :

— Vous avez réfléchi à ce dont je vous ai parlé ? Ma proposition.

Elle ne leva même pas les yeux.

— Désolée, mais je ne suis pas intéressée, Monsieur Lefranc, répondit-elle assez sèchement.
— D'accord, rétorqua-t-il avec l'intention de ne pas insister. Dommage : c'était dans votre intérêt. Tant pis pour vous.
— Adviendra ce qui devra advenir, Monsieur Lefranc. Je suis prête.

Il fut certainement étonné de son ton déterminé, mais il ne répondit pas et sortit du bureau.

Cinq jours après, elle reçut chez elle un courrier recommandé avec accusé de réception, à en-tête de son entreprise. Elle s'y était attendue, mais pas aussi tôt. « Décidément, il est vraiment pressé de se débarrasser de moi… » se dit-elle. Elle avait déjà deviné l'objet de la lettre : « Convocation à un entretien préalable avant une sanction pouvant aller jusqu'au licenciement. »

Il était dit qu'elle pouvait être assistée par un représentant du personnel, mais elle n'en avait nul besoin. Elle espérait juste que lui ne serait accompagné de personne. Mais il y avait peu de risque : l'entreprise était petite, et il n'y avait que lui à la direction. Elle n'avait aucun intermédiaire hiérarchique, et ce n'était pas l'un des proprios de la boîte qui s'occuperait de ça : ils avaient autre chose à faire que de régler le sort d'une petite secrétaire de direction. D'autant qu'il avait carte blanche pour faire du ménage, pour faire le sale boulot.

Le jour dit elle fut ponctuelle au rendez-vous, comme toujours. Elle était curieuse de savoir ce qu'il oserait lui reprocher. Celui-ci, glacial comme d'habitude – enfin, plutôt comme ces dernières semaines – la fit asseoir.

— Voilà, Irène. Je ne vais pas nous faire perdre notre temps. J'ai malheureusement un certain nombre de griefs dans votre dossier qui vont m'amener à devoir vous licencier pour faute…
— Quels griefs ?! le coupa-t-elle avec un petit sourire ironique.

Il leva les yeux, surpris, mais retrouva vite son expression coutumière de froid mépris.

— J'ai à vous reprocher plusieurs erreurs – des erreurs répétées et de plus en plus fréquentes – dans le suivi des dossiers des salariés, dans la saisie des éléments de prépaie… Oui je sais, vous allez me dire que cette saisie n'est pas faite que par vous, mais vous en êtes responsable ; si des erreurs ont été commises, vous auriez dû les voir et les rectifier, et agir pour qu'elles ne se reproduisent plus.
— Des erreurs, Monsieur Lefranc ? Et depuis quand ? Et vous avez attendu combien de temps pour m'en parler ? Et c'est si grave qu'elles justifient mon licenciement ? persifla-t-elle.

Il ne se laissa pas décontenancer et ne releva pas son impertinence.

— S'il n'y avait que ça, ça pourrait encore passer. Mais il y a votre comportement aussi qui pose problème. Notamment la façon dont vous avez agi lors de la dernière venue de Buzzato et de son acolyte.
— Ah, nous y voilà… lâcha-t-elle.
— J'aimerais que vous m'écoutiez et que vous m'épargniez vos remarques ironiques qui n'apportent rien. Ça n'est pas un débat ; c'est un entretien formel, et vous aggravez votre cas.
— Parce que j'ai quelque chose à perdre de plus, aujourd'hui ? Vous avez annoncé dès le début que vous alliez me virer.

Il soupira, puis enchaîna :

— Oui, votre comportement a été plus que discutable. Vous êtes allée chercher les Italiens, et au lieu de revenir avec eux vous êtes restée avec Buzzato à son hôtel durant plus deux heures et demie, à faire je ne sais quoi. Oui, je sais, vous allez me redire ce que vous m'avez déjà dit : vous l'avez aidé à contacter son loueur. Mais moi je vais vous rappeler que vous travaillez pour moi et pour l'entreprise, et que Buzzato est un client, pas votre supérieur hiérarchique.
— Et donc vous comptez me licencier pour ça ?
— Bien entendu, et c'est un motif plus que suffisant, vous ne trouvez pas ?

Elle se mit à sourire étrangement. Lefranc la regardait, de plus en plus intrigué.

— Mais vous ne le ferez pas. Et je vais vous dire pourquoi, continua-t-elle avant qu'il ne réplique. Il n'y aurait eu que vos réflexions douteuses sur le fait que monsieur Buzzato « me mangeait dans la main » – je vous cite –, vos injonctions à « le bichonner » et autres du même acabit, passe encore, Monsieur Lefranc. Vous en seriez resté là, j'aurais juste trouvé cela sexiste et un peu déplacé, mais vous ne vous êtes pas arrêté là : vous avez dit à Buzzato que j'accepterais de coucher avec lui s'il s'engageait à signer ce contrat avec l'entreprise.
— Mais c'est faux ! s'indigna-t-il.
— Vous pouvez prétendre le contraire, Monsieur Lefranc, mais monsieur Buzzato, qui est un homme charmant, un parfait gentleman, est prêt à témoigner pour en attester. D'ailleurs il m'a fait une attestation sur l'honneur car il est très triste de ma situation ; je peux vous la montrer, la voici. Oh, bien entendu, c'est une copie ; vous pensez bien que je garde l'original précieusement !

Elle lui tendit le courrier. Il prit la lettre, la lut, et devint blême, se décomposa au fur et à mesure de la lecture.

La lettre manuscrite de Buzzato rapportait que Lefranc lui avait demandé si Irène lui plaisait, et que s'il avait envie de coucher avec elle il ferait tout pour lui arranger le coup. Il racontait même que c'était lui, son patron, qui avait imaginé la fausse panne de la voiture pour lui permettre de retenir Irène à l'hôtel. Il relatait qu'il lui avait dit qu'il ferait tout auprès d'Irène pour qu'elle cède et ne se refuse pas à lui parce que, à ses dires, elle ne pouvait rien lui refuser – il sous-entendait qu'il la tenait – et tout se déroulerait selon son plan.

Buzzato précisait qu'il avait été outré de cette proposition mais n'en n'avait rien montré pour voir jusqu'où Lefranc irait dans la réalisation de ce plan, et par ailleurs parce qu'il avait besoin de ce fournisseur, son entreprise étant engagée depuis trop longtemps avec lui pour revenir en arrière. Mais comme il éprouvait de la sympathie pour cette assistante de direction acculée par son patron à lui obéir – d'autant qu'il décrivait qu'il avait été témoin de la façon dont il la malmenait, la maltraitait, de façon odieuse – il avait joué le jeu, était resté avec Irène à l'hôtel durant plus de deux heures pour faire croire que… mais que malgré ce sacrifice auquel elle avait feint de consentir, son patron n'avait manifestement pas semblé lui être reconnaissant.

En conclusion, il écrivait qu'il trouvait légitime de témoigner en faveur d'Irène, une femme honnête, consciencieuse, qui souffrait de l'attitude inqualifiable de son boss, et qu'il tenait à rétablir la justice et défendre l'honneur de cette femme admirable.

Lefranc la regarda avec de la colère dans les yeux, mais elle crut y voir également de la peur. Il lui dit, les dents serrées :

— C'est un tissu de mensonge, Irène ! Cet homme ment : je ne lui ai jamais rien dit de semblable. C'est une honte, c'est de la manipulation, une conspiration !

Elle le regardait froidement. C'était à son tour, cette fois.

— Vous voyez, Monsieur Lefranc, vous n'avez pas le choix. Essayez de me virer, et cette affaire sortira au grand jour. J'irai non seulement aux prud'hommes, mais aussi au pénal avec une plainte pour harcèlement, et qui sait, vous serez peut-être même poursuivi pour proxénétisme. Mais j'irai aussi, avant cela, voir vos patrons ; ils recevront en tout cas une longue lettre de ma part avec une copie du témoignage de Buzzato. Je ne donne pas très cher de vous… Songez également que des personnes ici vous ont entendu me demander de « bichonner Buzzato », qu'elles savent que nous sommes allés déjeuner tous les trois à plusieurs reprises… sans compter qu'elles savent également que vous avez fait exprès de me laisser seule avec lui au restaurant la seconde fois.
— C'est une honte ! Vous êtes un monstre, Irène !
— Pas pire que vous, il me semble. Je me défends ; je défends ma peau, Monsieur Lefranc. Et la façon dont vous me traitez n'est pas franchement très propre… Je veux juste garder mon poste et que vous me foutiez la paix. Vous pouvez ranger votre petite procédure de licenciement ; je ne vous dis pas où… vous trouverez. Je suppose que cet entretien est terminé ? dit-elle en se levant sans attendre la réponse.

Elle quitta la pièce. Lefranc était resté comme deux ronds de flanc. Irène savourait sa victoire.

C'est vrai que Buzzato avait été adorable avec elle. Il lui avait dit qu'ils se reverraient quand il reviendrait en France. Elle n'avait rien à lui refuser. Tant pis pour l'adultère ; ils devraient juste se montrer prudents car Lefranc avait parlé de conspiration, et il aurait pu à cette occasion démontrer la connivence entre la petite secrétaire de direction et le bel Italien. Mais son retour n'était pas annoncé avant des mois, des semaines au mieux.

Par la suite, son patron l'évita, faisant en sorte de ne plus lui parler. Mais il lui fichait la paix, ce qui était l'essentiel. Et surtout, elle n'entendit plus parler de sanction et encore moins de procédure de licenciement.