Augmentation patronale

Le bureau me paraît étouffant ce lundi. Cravaté et sur son trente-et-un, comme à son habitude, Armand Cotillon arrive ; les murmures des autres employées annoncent sa venue. Les têtes se penchent vers les pupitres, vers les claviers d'ordinateurs, puis toutes respirent mieux dès qu'il est passé. Le tyran dans toute sa splendeur, le big boss est là. Planté devant mon bureau, la main qu'il me tend est longue, et la chevalière qui barre d'un cercle sombre l'annulaire a l'air de me faire un pied de nez. Les autres, de leur place, suivent bien sûr les événements, attendant, espérant qu'il va les oublier ; mais c'est normal : c'est chaque jour au tour de l'une d'entre nous d'être sous les feux de la rampe.
Je dois avouer que j'aurais aimé qu'il s'arrête vers n'importe laquelle, sauf moi. Il est là, et je serre la paluche moite qu'il me tend.

— Sylvie, nous devons discuter d'un problème avec le dossier Estéban. Vous serez assez aimable pour venir dans mon bureau en fin de matinée ; nous devons relire quelques points qui me semblent obscurs.
— Bien, Monsieur.
— C'est bien, mon petit, vous pouvez reprendre votre ouvrage.

Ouf ! Je respire mieux soudain. J'ai cru un instant que j'allais encore en prendre plein la tête… C'est si souvent qu'il nous couvre de reproches, en bon patron qu'il est. La pendule n'avance pas ce matin, ou bien est-ce le fait de cette… invitation ? Je n'aime pas le bureau du patron. Je n'aime pas le patron, surtout ; mais c'est dommage : le job en lui-même serait sympa si celui qui me paie l'était plus.

La petite lampe sur mon bureau vient de s'allumer, signe qu'il m'appelle. « Allons, un peu de courage, ma petite Sylvie… » Mon bloc de sténo, mon stylo, et me voici l'index en crochet qui frappe à la porte. Ce n'est pas long. Il est là avec un sourire. Bizarre, ça…
La pièce est agréable ; aérée, spacieuse, un bureau en chêne verni trône en son milieu. Un siège confortable où le boss m'invite à m'asseoir alors que lui prend place dans celui qui se trouve de l'autre côté du bureau.

— Alors, Sylvie, ça fait déjà un bout de temps que vous travaillez chez nous.
— Oui Monsieur : cinq ans, pour être exacte.
— Déjà ? Mon Dieu, que le temps passe ! Je dois vous donner à toutes l'impression que je suis toujours là, à suivre vos moindres faits et gestes… mais j'ai bien compris que vous faites bien votre métier.
— Merci.
— Nous n'avons pas eu souvent l'occasion de nous parler vraiment durant tous ces mois, n'est-ce pas ?
— C'est vrai, Monsieur.
— Je vous trouve bien cérémonieuse avec moi aujourd'hui, Sylvie.

Il me jette de drôles de regards ; je me sens presque mal à l'aise. Des compliments, des mots presque gentils, ça doit cacher une embrouille quelque part. Je me contente de ne pas bouger, mes deux jambes bien serrées l'un contre l'autre afin que ma robe ne dévoile rien de compromettant, on ne sait jamais… Mais il est droit comme un I, appuyé contre le dossier de son siège, et pourquoi me dis-je que moi, je suis peut-être sur un siège éjectable ? L'autre en face dans son costume, sa chemise blanche et sa cravate, il a de l'allure, tout de même. Je garde le souvenir de mon ex-mari : lui aussi s'habillait de la même manière, et je me demande pourquoi je suis là.

— Vous m'avez parlé du dossier Estéban, Monsieur ; aurais-je commis une erreur dans celui-ci ?
— Pas du tout : notre client n'a qu'à se féliciter du bon boulot que vous avez fait, et notre entreprise par la même occasion. Mais je voulais vous voir en dehors de votre bureau et de vos collègues. Je pense pouvoir compter sur votre discrétion…
— Ma discrétion, Monsieur ?
— Oui ; et vous pouvez m'appelez Gilles. Le « Monsieur » me rappelle trop que je vieillis chaque jour. Je compte vous augmenter : vous êtes la dernière arrivée, mais vous bossez plus que les autres… alors toute peine mérite salaire.
— Merci… Monsieur.

Il sourit à mon « Monsieur ». Je ne veux pas de problèmes, et comme je ne saisis pas vraiment le but de cette… invitation, je reste très prudente. Lui a joint ses deux mains, fines, blanches, manucurées. Pas de bagues, pas d'alliance, rien. Mais sur son poignet, une Cartier pour me rappeler qu'il a plus de cinquante ans et qu'il a lui… réussi dans la vie. Il se lève et vient tranquillement poser une fesse sur le coin du bureau, tout près de moi. « Qu'est-ce qu'il lui prend aujourd'hui ? » Je baisse les yeux. Ses pompes brillent ; elles doivent bien représenter un demi-mois de mon salaire. Il ne parle plus, se contentant de me chouffer de ses yeux ronds.

Je suis plus mal à l'aise, et il doit le savoir. J'attendais une engueulade, et c'est tout autre chose qui se prépare. Oui, mais quoi ? Je ne sais plus trop où me mettre, ni surtout quoi dire ou faire. Il a tendu sa main ; c'est mon bloc de sténo qui l'intéresse donc ? Mais non, il prend la mienne, presque paternel.

— Vous savez, de toutes mes employées, vous êtes celle qui a le plus de compétences, sans doute. Et en plus de cela, vous êtes… jolie. Nos clients apprécient vraiment l'un et l'autre.
— Monsieur…
— Chut ! Laissez-moi parler. Ensuite vous pourrez présenter vos arguments. Je dois me jeter à l'eau maintenant, sinon je ne trouverai jamais plus le courage de vous le dire.
— Me le dire… Mais me dire quoi, Monsieur ?
— Oh, s'il vous plaît, Sylvie, ne me mettez pas plus dans l'embarras. Je le suis déjà passablement, il me semble.
— … ?
— À force d'entendre des éloges sur vous de la part de mes clients, j'ai ouvert les yeux. Vous avez remarqué que je ne porte ni chevalière ni alliance, et aucun bijou. Mais je vous ai observée plus qu'attentivement. Vous êtes sobre, pondérée ; vous avez l'air pourtant si seule… Alors, petit à petit, durant ces années à mon service, je suis doucement tombé amoureux de vous. En silence, bien entendu, mais ce n'est plus possible, je ne peux plus garder cela pour moi.
— Mais… mais…

Je chevrote ces deux mots sans y trouver de suite. Ce type, patron de son état, me fait une vraie déclaration et je réalise soudain qu'il a gardé ma patte dans la sienne. Je n'ose plus la retirer, sidérée par cette incroyable déclaration. Je n'y comprends rien : en deux jours, tous les gens que je côtoie sont amoureux de moi ! Qu'est-ce qu'il se passe ? J'en suis toute chamboulée. Il s'est relevé et ne dit plus un mot, épiant seulement mes réactions. Je crois que le papier que j'ai posé sur mes genoux tremble tout comme moi. Il est plus proche, guettant un geste, attendant sans doute une réponse.

Je voudrais être une souris, trouver une cachette, et contrairement à ce que je pense, mes yeux se lèvent sur le type. Il n'a plus rien de ce patron qui harcèle à longueur de journée ses employées, dont je fais partie. Je ne sais pas quoi répondre. L'envoyer balader équivaut à m'ouvrir une belle porte sur un chômage plus ou moins long. Ce travail, il me permet de vivre normalement. Mais lui laisser quelques espoirs serait dégueulasse de ma part. Il ne me branche pas du tout, mais comment le lui dire sans… être virée ? Et il se méprend sur ce visage que je lève vers le sien.

— Vous êtes belle ! Je suis seul, vous aussi. Alors pourquoi ne pas essayer d'unir nos solitudes ?
— Mais… Monsieur…
— Plus de « Monsieur » entre nous : c'est Gilles, s'il vous plaît.
— J'ai juste… besoin de réfléchir, Gilles ; votre… demande, c'est si soudain… Laissez-moi le temps de digérer. Je suis toute abasourdie par…
— Mais prenez votre temps, tout celui dont vous avez besoin. Je ne veux pas brusquer les choses. Vous… enfin, nous pourrions aller dîner ensemble ce soir si vous voulez. Je vous invite volontiers ; nous pourrons ainsi apprendre à nous connaître… ailleurs qu'ici. Et puis si vous avez une demande à formuler…
— Ben… si vous pouviez ne plus suivre chaque mouvement de mes coll… enfin, de vos employées, je crois qu'elles travailleraient encore plus et sûrement mieux.
— Vous croyez ? Je vais faire comme vous le dites. Mais, pour ce diner… ce soir si vous le permettez, je passe vous prendre vers les vingt heures.
—… Euh, je ne sais pas trop.
— Un dîner n'engage à rien, vous savez… et il ne vous arrivera rien.
— Bon. Alors, si j'ai votre parole… d'accord pour ce soir vingt heures.
— Devant chez vous, alors ? J'ai votre adresse.

Il sourit, et je le sens qui respire mieux. Moi aussi du reste, et ça va me laisser du temps pour trouver les mots pour l'éconduire sans heurts.

Les dix têtes féminines des bureaux sont toutes tournées vers la porte du cabinet patronal pour ma sortie. Les visages sont interrogateurs : nous savons toutes que d'ordinaire, celle qui sort de ce lieu a une mine déconfite. J'essaie d'adopter une attitude analogue, mais je ne sais pas faire la trogne à la demande et j'ai la curieuse impression qu'elles me jugent, qu'elles me jaugent. Ce n'est pas long avant que la première fille, Annabelle, des ressources humaines, vienne aux nouvelles.

— Alors, cette entrevue ? Chaude et difficile comme d'habitude ? Il a été un fois encore odieux ?

Je hausse les épaules, ne sachant pas trop comment faire. Surtout, je n'ai pas envie de parler du sujet de la conversation entre lui et moi à la direction. Puis je regrette déjà d'avoir accédé à la demande de mon boss. Mais je ne peux décemment plus aller le retrouver pour lui dire que j'ai changé d'avis. De plus, il a bien pris soin de ne pas mentionner de combien serait mon salaire. Alors je la regarde et la laisse penser ce qu'elle veut. Annabelle est à cent mille lieues d'imaginer que ce qui intéresse notre dab, c'est juste… moi. Mais je ne l'aurais jamais cru s'il ne l'avait pas dit ; alors les autres… « À moins que… et cette idée me traverse l'esprit, à moins qu'il ait déjà fait le coup à d'autres. »

Dès la sortie je file, autant pour ne pas avoir à parler de l'entrevue aux collègues de l'établissement que pour mettre de la distance entre ce Gilles et moi. Je baisse aussi la tête en passant devant le bar où je sais que Francis guette mon passage. Je n'en reviens toujours pas. Durant des mois – pour ne pas dire des années – pas un type dans ma vie, et en deux jours j'ai un choix à faire. Enfin, rien ne m'oblige à en faire un, après tout. C'est à cela que je songe alors que je me douche. Il me faut honorer ma parole, et je m'aperçois, devant mon misérable dressing, que… ma vie est bien pâle. Après moult hésitations, je dégote tout de même une jupe et un chemisier encore portables.

Un petit coup de fer pour faire s'envoler les faux-plis et me voici à poil devant la glace à me ravaler le portrait. Je juge le résultat décevant, mais après tout, mon bon monsieur Gilles devra se contenter de ce que me montre le miroir. À la dernière seconde je passe les vêtements sur des sous-vêtements les moins affriolants possible. Je ne pense pas qu'il verra mon cul, alors à quoi bon me mettre sur mon trente-et-unième dessous ?

Si on donnait une couronne aux personnes pour leur exactitude, je crois qu'il en porterait une en or massif. L'église sonne vingt heures quand sa berline stoppe sous mes fenêtres.

Galant, il est sorti dès mon arrivée pour m'ouvrir la portière. Je suppose aussi que c'est une manière déguisée de me reluquer les gambettes. Évidemment que pour m'asseoir dans cette voiture relativement basse, je dois un peu en découvrir une partie ; pas moyen de faire autrement. À peine s'est-il remis au volant que nous partons ; mais rien de sportif. Non, c'est seulement une conduite douce, sans agressivité. Il me jette de fréquents coups d'œil. Je tire sur le tissu de ma jupe, mais il ne s'allonge pas davantage.

— J'aime les gens à l'heure.
— Moi aussi, merci. Je peux savoir où vous… où nous allons ?
— Vous connaissez Le Moulin de la colline ?
— Oui, mais… je n'ai jamais eu les moyens de fréquenter ce genre d'endroit.
— Allons, ne vous en faites pas. Je vous trouve, très… enfin, encore plus belle que d'ordinaire.

J'ai envie de lui répondre qu'avec son management à la noix, personne ne doit paraître à son avantage, mais je m'abstiens. Il s'avère du reste être un compagnon de soirée des plus charmants. Il se plie en quatre pour m'épater ou me faire plaisir, ce qui somme toute revient au même. Le dîner est un régal, mets délicats et nourriture exquise, c'est tout simplement divin. Il a choisi le vin, et ma tête tourne un peu bien avant le dessert. Je me demande si j'ai bien éliminé tout l'alcool de la nuit précédente, finalement. La machinerie s'est remise en route, ou n'est-ce qu'une griserie passagère ?

Il me parle d'un tas de trucs auxquels je suis totalement étrangère. Quand le café arrive, je sais presque tout de la vie de mon patron. Pour un peu ça me flatterait, cette confiance qu'il m'accorde. Alors que nous sirotons dans une tasse en porcelaine grosse comme un verre à gnôle un espresso serré et savoureux, je sens une pression inattendue sur mes chaussures. Je cherche à retirer mes pieds de sous la table, mais je comprends que c'est intentionnel quand le frôlement revient quelques centimètres plus en arrière.

Je me mets à avoir des sueurs… mais elles ne sont pas forcément froides. L'électricité qui s'empare de moi me surprend. L'envie pas complètement assouvie engendrée par le gaillard du bar me remonte en boule au fond de la gorge et puis, soyons honnête, ailleurs aussi. Mais je me vois mal… je n'arrive pas à me projeter dans des images lascives avec mon boss. Je n'arrive pas à imprimer le fait que ce type devant moi a aussi une bite, et que comme tous les mecs il a besoin de lui faire prendre l'air de temps en temps. Un peu grise, mes pensées me font sourire. Je rigole de penser que lui en costard et moi à poil avec aux bords des lèvres sa… non !

— Je suis heureux de vous voir sourire. Le dîner vous a plu ?
— Ah oui, tout à fait. C'était un vrai bonheur !
— Vous avez envie d'autre chose ? D'aller danser, d'aller en boîte ? Que sais-je ? Dites-moi et je vous exaucerai.
— Vous savez… avec nos salaires de mis… avec nos petits salaires, pardon, nous n'avons pas trop les moyens de nous offrir de belles sorties les soirs où nous ne travaillons pas.
— J'adore votre franchise ! Si, si, c'est une qualité. Je comprends de plus en plus pourquoi vous m'attirez. D'abord je suis un esclavagiste qui persécute ses employées, et maintenant je les paie avec un lance-pierre. Eh bien, elles ont de la chance d'avoir une pareille amie dans ma boîte ! Et moi encore plus que vous ne soyez pas déléguée syndicale : je serais en faillite !
— Je n'ai pas dit cela…
— Vous l'avez pensé si fortement que je l'ai ressenti. Elles pourront toutes vous remercier demain.
— Ah bon ? Pourquoi devraient-elles le faire ?
— Je ferai l'annonce demain : je vais dispatcher la moitié des bénéfices de notre entreprise de ces trois dernières années entre vous toutes… et vous augmenter substantiellement, comme promis.

Comme ses quinquets sont accrochés aux miens, je suis certaine qu'il n'a pas manqué d'apercevoir ce voile d'incompréhension qui glisse sur mes iris. Il continue de me sourire ; ça lui donne un air plus jeune. C'est le vin ou c'est vrai ? Je n'en sais plus rien.

— Alors, une idée de ce que nous faisons de notre soirée ? Vous n'allez pas déjà rentrer pour aller vous coucher… Je n'aimerais pas que vous soyez seule, et nous avons cette augmentation à fêter. Qu'en dites-vous, Sylvie ?
— Je ne sais pas vraiment si ce serait raisonnable. Et vous savez, je ne connais pas d'endroits… dignes d'un patron.
— Alors une fois encore, laissez-vous guider.
— Et, bien entendu, le guide, ce serait… vous ?
— Vous en voudriez un autre peut-être ?
— Non, non, mais ça me gêne de sortir avec mon bo… mon patron. Pas vous, de le faire avec une de vos employées ?
— Vous êtes avant tout une très belle femme, je vous l'assure, et je suis fier de me montrer en votre compagnie, à votre bras.

Ce salaud vient de marquer un point, un ace dans ce jeu où la balle va de l'un à l'autre. Je la boucle un petit moment, et il prend cela pour une acceptation pure et simple. Il a réglé la note sans que je sache à combien elle se montait. Gentleman ; je le vois soudain différemment. Mais peut-être aussi est-ce mon ventre qui dicte plus que mon esprit dans cette affaire ? La voiture, le même cérémonial qui renaît de ses cendres, bien que cette fois je n'ai cure de ce qu'il aperçoit. La portière claque, et nous filons vers… je m'en fiche éperdument. Mes sens ont pris le pas sur mes scrupules. Il est sympa, et c'est bien cela qui compte.


À aucun moment il n'a tenté une approche plus directe. Nous roulons vers je ne sais où, et je n'ai qu'une idée : chanter.

— Il n'y a pas de musique dans votre carrosse ?
— Oui, oui, bien sûr !
— Je peux vous poser une question ?
— Je vous en prie, Sylvie, faites donc.
— Pourquoi toute cette… opulence pour une petite employée de rien ? Vous pouvez avoir les plus belles femmes du monde, non ? C'est juste une promotion canapé pour vous ? Du marketing pour vous attirer les bonnes grâces de vos employées ?
— Et si, comme je vous l'ai avoué dans mon bureau, si c'était tout simplement que je suis amoureux de vous ? Ça vous semble si inconcevable que vous puissiez me plaire et que depuis votre arrivée chez nous, je me sois fait violence et que j'ai lutté contre ces sentiments ? Si je vous disais que j'en crève de vous aimer ?

Un ange passant sur un fond de musique n'aurait pas pris une plus grande gifle. Je me suis tue, et je scrute le ruban d'asphalte qui défile devant le capot du monstre à quatre roues. Une incroyable sensation de tendresse vient de s'installer en moi pour ce type qui a dix ou douze piges de plus que moi, mais ce n'est sûrement pas de l'amour. Une langueur étrange qui m'entoure d'une auréole de chaleur, mais je ne peux pas dire que mon cœur bondit dans ma poitrine. Non, je suis seulement bien près de lui ; une autre forme de bien-être. Les néons d'un lieu que je ne connais pas apparaissent dans le faisceau des phares de la berline.

Je ne cherche pas à déchiffrer les lettres rouges de l'enseigne qui clignote. Je le suis sans animosité et sans penser à mal. L'intérieur est sombre, et sur une piste grosse comme un confetti deux ou trois couples dansent sur un slow entraînant. Nous nous dirigeons vers un bar où apparemment il est connu. Le barman lui prépare deux verres, et le cocktail qui coule dans ceux-ci a les couleurs changeantes projetées par une boule à facettes. Gilles prend les deux boissons et nous allons au fond de la salle pour nous asseoir sur un fauteuil qui me semble en cuir rouge. La musique, pourtant en sourdine, ne nous permet pas de grandes phrases. Alors, pour que je l'entende, il s'approche et il me chuchote à l'oreille :

— Vous voulez danser, Sylvie ?
— Pourquoi pas ?

Sur la mini-piste, il me serre contre lui et nous tournons au rythme d'une mélopée qui se prête aux jeux des ombres et des lumières. Bien entendu, j'ai bien compris qu'il veut me chauffer, alors je me laisse aller contre lui. Je m'abandonne sans pour autant oublier mes dernières craintes. Il sait danser, et après les slows viennent d'autres valses et polkas. Au bout de longues minutes, épuisée mais bien dans ma peau, nous revenons à notre place. La lumière s'est un peu plus tamisée, et des tas de gens dans de petits coins s'embrassent ou font des choses que je ne saisis pas toutes, encore que…

— C'est quoi, cet endroit ?
— Oh, les gens viennent ici pour s'amuser. Il y a une piscine au sous-sol, un hammam et un sauna. Et puis de petites alcôves secrètes. Vous voyez, ces deux-là par exemple qui s'embrassent ? Eh bien, s'ils veulent, ils peuvent trouver un petit loft pour… finir ce qu'ils ont commencé.
— Mais les autres ne vont pas regarder ?
— Certaines de ces mini-chambres se prêtent à ce genre de fantaisie, mais d'autre se ferment aussi de l'intérieur.
— Vous aimez cela, vous ?
— Quoi donc ?
— Le sauna, ou faire des cochonneries sous le regard d'autres gens ?
— Ce ne sont pas forcément ce que vous appelez « des cochonneries » ; et pour le sauna, oui, j'adore ça.
— C'est comment, au juste ?
— Un bain de vapeur qui détend les muscles et fait du bien à la peau. Vous voulez essayer ?
— Je n'ai pas de maillot de bain.
— Oh, pas de souci. Venez, je vous montre, et vous jugerez par vous-même. Mais avant… finissez votre verre : je ne voudrais pas qu'un grand méchant loup vous mette une drogue quelconque dans la vodka-orange.
— Ça peut arriver, ça ?
— Sans doute que oui.

J'ai donc sifflé le reste de ma boisson et je l'ai suivi. D'abord des douches où deux couples étaient sous les jets, séparés des autres par une cloison transparente.

— Ils se douchent nus devant tout le monde…
— C'est la règle dans ce genre de… boîte ; et le sauna, c'est aussi entièrement dévêtu, sinon les vêtements colleraient à la peau. Et le but…
— Oui, je vois : vous m'avez donc amenée dans une boîte de cul ?
— On peut dire cela comme ça. Mais avec le corps que vous avez, pourquoi auriez-vous des complexes ?
— Mais vous dites m'aimer, et ça ne vous dérangerait pas de me partager des yeux avec tous ceux-là ?
— Dans un musée, j'aime les peintures, et je les partage avec tout le monde aussi. Et puis rien ne vous oblige à entrer au sauna ; nous pouvons très bien aller bavarder au bar ou danser si cela vous convient.

Ce con a réussi à me foutre le feu. Mon ventre bout, et je suis avec gourmandise les deux types avec leur femme, amie ou compagne qui entrent maintenant dans une cabine assez grande. Un véritable brouillard m'empêche de voir à l'ouverture de la porte ce qui se cache dans l'espèce de débarras. Les quatre personnes nues sont avalées par la vapeur.

— Et puis vous savez, Sylvie, on ne voit pas grand-chose à l'intérieur, avec la vapeur… Vous voulez essayer ?
— Je ne sais pas. Vous… je vais devoir me mettre à poil devant vous ?
— Pas du tout : il y a des vestiaires, et vous pourrez porter jusqu'à la porte une serviette sur vous. Mais la douche est obligatoire. Ça vous tente, on dirait…
— Euh… je ne sais pas si…
— Allez, pour un soir, soyez folle ! Laissez-vous emporter par toutes ces nouveautés ; c'est très agréable, vous savez.
— Il ne va rien m'arriver ?
— Mais non, sauf si c'est vous qui le demandez.

Je suis un peu cinglée. Mon patron ne manque pas d'audace non plus pour m'amener dans ce genre de lieu ! Et c'est l'alcool – je voudrais que ce soit lui – qui m'aiguise un appétit que je n'avais plus depuis longtemps… depuis hier, quoi. Les trois types avec qui j'ai passé un peu de temps depuis hier m'ont ramené à une réalité des sens que j'avais perdue de vue. Mais cet éveil se fait d'une manière peu rationnelle, et mes envies sont en train de prendre le pas sur mon esprit. Le fait d'avoir aperçu deux queues qui ballottaient à découvert m'a remis le feu aux tripes. Je ne me reconnais plus tout à fait.

Et le pire, c'est que j'accepte déjà l'idée que je vais me mettre à poil dans un espace où des yeux pourront voir toutes mes parties intimes. Les regards des étrangers, passe encore ; mais ceux plus incisifs de Gilles, mon boss ? Comment demain vais-je gérer cette situation au bureau ? C'est fou comme même ce genre de question, aucune considération de raison n'arrive plus à franchir les limites de mon bon sens. Rien n'y fait : je suis en chaleur, en rut ! Une pute qui a vu des bites, et me voilà émoustillée comme une collégienne à son premier attouchement. Ce qui se bouscule dans ma caboche n'a plus rien à voir avec une quelconque morale. Ce sont seulement de vieux fantômes qui décident de revenir me hanter.

Dans le vestiaire des dames, j'ai un casier où je dépose toutes mes affaires : sac à main, vêtements, et j'en retire un drap de bain et une paire de mules. Je noue cette serviette au-dessus de mes seins et pars rejoindre Gilles. Il est dans le couloir qui sépare les garde-robes féminines et masculines. Torse nu, les reins ceints d'une éponge identique à celle que je porte, nous allons l'un à côté de l'autre d'abord vers les douches. Deux cabines sont libres ; je m'engouffre dans la première. Lui entre dans celle attenante. Les isoloirs sont en verre, et je peux donc tout à loisir détailler sa musculature. Il n'est pas pourri du tout, et la chose qui bat entre ses cuisses n'est pas aussi petite que… que quoi, du reste ? Elle a approximativement les mêmes proportions que celle qui n'a pas su se retenir cette nuit dans ma bouche.

Si je le vois, il est bien certain que lui doit en faire autant. Pour une raison qui m'échappe, je n'ai pas le réflexe de me tourner vers le mur. Au moins n'aurait-il pas les yeux braqués sur ma toison mouillée par la pomme de douche, mais pas que, je l'avoue. Après cela, aucun séchage. Nous avançons directement vers la capsule qui va nous engloutir. C'est une étuve, mais c'est le but de la chose, alors j'y entre et cherche dans cette nébulosité une place pour m'asseoir. Je suis face à Gilles, encadrée par les deux types parfaitement inconnus qui sont entrés avec leurs copines quand il me faisait la visite.

Les deux nanas se parlent, et je comprends de suite que ce qu'elles racontent n'est pas en français. Des Allemandes ; ces deux-là sont d'outre-Rhin. Elles rient sans se préoccuper de notre arrivée, et avec un peu plus de visibilité après un moment d'adaptation, je crois qu'elles se tripotent. Je ne vois plus que cela ; du coup, ma fièvre ne tombe plus. Je me surprends dans un monde irréel où des mains féminines se frôlent, se touchent à la vue de tous sans que personne ne s'en offusque. Un monde de libertins dont je n'avais jamais soupçonné l'existence jusqu'à maintenant. Et je ne me sens pas offensée ni déplacée dans ce sanctuaire du sexe à l'état brut. Les deux Teutonnes se roulent une pelle sous les yeux de leurs amis qui n'ont les prunelles dirigées que sur moi. C'est hallucinant.

Je ne peux détacher mes quinquets de la scène fascinante dont je suis la spectatrice involontaire. Les mains se joignent, se lâchent pour mieux se rejoindre à nouveau. Deux déesses se caressent au milieu d'une bonne dizaine de types qui ne font aucun geste et suivent pour la plupart les ébats aryens qui s'annoncent aussi chauds que la vapeur. Par contre, Gilles et les deux maris des Walkyries gardent leurs iris positionnés sur mes courbes, mes pleins et mes déliés. Eux trois se moquent éperdument de ces ballets érotiques chorégraphiés par les blondes pulpeuses. C'est si violent que je me sens plus dénudée que nue. Les chailles qui me dévisagent sont vicieuses, sont perverses, et me donnent autant que le spectacle de délicieux chatouillis au creux des reins.

Lequel pousse sa jambe à venir à la rencontre de la mienne ? Je n'en sais rien, mais je devine plus que je ne le vois, ce sourire sur les lèvres de mon patron. Il semble m'encourager à faire un effort et à oublier tout le reste. Il se dandine, et j'aperçois entre ses cuisses ce truc qui de mou, passe dans le dur. Pas moyen pour lui de camoufler cette transformation rapide, et si j'en juge par les gesticulations des deux femmes, elles ne simulent pas du tout. Elles refont là, dans un brouillard qui me fait transpirer, une danse du ventre d'un genre nouveau. Des mains qui se coulent sur la chair, des visages qui s'approchent l'un de l'autre, des baisers qui s'échangent en toute impudeur.

Lorsque c'est un bout de doigt étranger qui se frotte « par inadvertance » à ma peau, le long de la partie de ma cuisse qui est à l'horizontale de par ma position assise, je tente de me pousser sur le côté. Ce simple déplacement, minime en soi, me renvoie vers l'autre acolyte du gaillard, toujours sous les feux des regards de Gilles. C'est moi qui me suis quasiment jetée sur le type. Je n'ai pas cherché cela, mais seulement à échapper à son ami. Alors je me lève et me dirige vers la sortie. Bien sûr, mon accompagnateur fait de même et nous nous retrouvons à l'extérieur, près des douches.

Je suis dégoulinante de cette sueur créée artificiellement. Après de rapides ablutions, je me retrouve à me sécher avec un drap de bain alors qu'à moins d'un mètre le mec qui se frictionne également était dans la matinée en costume et cravate, et que c'est celui qui me paie. Oui, le mot « paie » résonne en moi comme une insulte. Finalement, pour le salaire de misère que ce gars-là me verse mensuellement, j'ai aussi le droit de me foutre à poil devant lui. Il a donc – ou se permet de le prendre – un droit de cuissage ? Finalement, d'ouvrière à pute, le fossé n'est donc pas si large… Mais ne l'étais-je pas déjà un peu avec mon ex-mari ? Toutes ces foutues idées roulent sous mon crâne, là, dans un endroit bizarre.

Cependant l'envie de baiser ne m'a toujours pas abandonnée ; pas totalement, du moins. Ce picotement sournois au fond de mes reins, il me vole une partie de mes réflexions, de mon discernement.

— Je suppose que vous n'avez pas aimé. Mais si vous aviez dit stop, il ne vous aurait plus… effleurée.
— Ah oui ? Et je devais le dire en quoi ? En allemand, en russe ou en irlandais ?
— Oh, simplement. Le non est international, je vous l'assure. En tout cas, vous êtes encore plus belle que dans mes rêves. J'en ai passé, des nuits à vous imaginer dans le plus simple appareil, à songer que vous et moi… et mon Dieu, ce que j'ai vu de vous dépasse de loin tous mes fantasmes. Je vous aime davantage encore en cet instant. Et pourrions-nous cesser ces « vous » rébarbatifs qui nous confèrent un statut d'étrangers ?
— Vous avez… tu as… C'est difficile pour moi de vo… de te dire « tu ». Il y a cette barrière de patron à employée, vous saisissez ?
— Non. Je ne vois que cette petite femme qui me fait vibrer, qui me donne des envies, qui peuple mon temps et qui me fait dérailler souvent. Tu comprends, je ne suis qu'un homme comme tout le monde. Avant d'être chef d'entreprise, je fais des choses ordinaires. Je vais aux toilettes, me douche et parfois me masturbe aussi en imaginant le corps de ma plus jolie secrétaire. Est-ce un crime ? Je n'ai donc pas droit comme tout un chacun à ce bonheur auquel vous aspirez toutes ?

Ces mots me laissent comme deux ronds de flan. Il me scotche par son raisonnement implacable. Et puis il a bien utilisé le verbe « masturbe » ? Il se branle en rêvant de moi ? C'est aberrant, c'est… je ne sais plus, mais ce que je saisis, c'est que mon ventre, lui, s'est mis très rapidement au diapason de ses paroles et qu'il en pleure. Il est à dix centimètres de moi ; je sens son eau de toilette que le jet de la douche n'a pas réussi à supprimer complètement. J'ai envie non pas de cet homme, j'ai envie de sa queue ! De cela, mon corps en est bien certain. Donc on peut avoir envie de faire l'amour… sans amour ? Je ne me contrôle plus tout à fait. En fait, c'est comme si la partie cerveau me disait « C'est con, ce que tu penses… » et que mon corps, lui, se propulsait vers une attente sauvage.

Gilles a son bras au-dessus de sa tête. Il a arrêté de se frictionner ; pourquoi n'ose-t-il pas ce geste que je laisserais faire ? Je ne veux pas me montrer encore plus salope que je ne le suis déjà. Faire un pas en avant pour l'attirer contre moi serait aisé, mais il le croirait fait par amour alors que ce ne serait qu'une pulsion physique, une inclination à m'en remettre à lui pour une partie de jambes en l'air libératrice en ce qui me concerne. S'il vient, il n'aura aucune difficulté pour me baiser ; mais qu'il ne compte pas sur un élan dans sa direction. Je n'irai jamais jusque-là. Il faut que ça vienne de lui. Mais, bon sang, que c'est humiliant cette situation !

Une tête de pioche, voilà ce que je suis ! Je me considère comme une pute mais ne veux pas en assumer la charge. Lui dit m'aimer, et pourtant il reste à bonne distance. Pas trop loin, mais pas assez proche pour… Et je suis là comme une crétine à ne savoir que faire de mon foutu grand corps et de mes bras. Instinctivement, je noue la serviette au-dessus de ma poitrine. Gilles s'efface pour céder la place aux touristes étrangers qui arrivent aux douches. Les blondasses se tiennent par la main et elles me sourient, montrant leur denture bien rangée et d'une blancheur éclatante. Deux louves, quoi ! À trop tergiverser, on en perd parfois la partie.


J'ai retrouvé sans plaisir le vestiaire et repassé mes fringues. Je suppose que de l'autre côté du couloir mon boss en fait autant. Mais, bon Dieu, cette d'envie qui me taraude depuis… trop longtemps, et ce cerveau qui me torture ne pourraient-ils pas enfin accorder leurs violons ?

Nous sommes à nouveau au bord de la piste de danse, et d'autres sont venus se trémousser au rythme de la musique. Il est assis juste assez loin pour ne pas me toucher. Dire qu'il aurait suffi de trois fois rien… La seconde vodka-orange me chauffe encore plus les sens. Et les deux Allemands du sauna qui dansent avec leurs copines en leur collant les mains aux fesses, ça fait mauvais genre ; mais nous sommes dans une boîte échangiste, après tout. Ils rient aux éclats et sont suivis dans leurs facéties par d'autres mecs qui dansent en solo.

Quand les deux couples filent vers une petite porte dérobée, c'est une véritable meute de mecs seuls qui suit le mouvement. Les louves en rut attirent les mâles solitaires, c'est immuable. Mon partenaire potentiel me demande si je veux faire quelques valses en sa compagnie. Maintenant que le parquet confetti est presque totalement déserté, je ne vois pas pourquoi je dirais non. Il reste à tout casser cinq ou six corps qui se dandinent en cadence. La valse, ce n'est pas collé-serré, loin de là. Je donnerais combien pour qu'il reprenne l'initiative ? Mais sous la lumière bleutée des spots, je devine ici ou là des sous-vêtements qui attirent son attention, et ce ne sont pas forcément les miens.

Dans mon dos, je sens comme une présence. Un type danse là, comme un forcené. Je fais un effort, et dans un mouvement de la musique j'arrive à voir le gars qui semble s'intéresser à ce couple que nous formons. Il est grand, vêtu de clair. Il est à une portée de bras de nous deux. Je crois sentir un geste de recul de mon cavalier. Il s'est emparé de moi comme si la présence d'un ennemi possible l'obligeait à resserrer des liens qui se distendaient. Cette fois il est contre moi et je sens cette chose qui n'a vraisemblablement pas dégonflé, qui frotte contre mon flanc. Je ne cherche pas à lui échapper. L'autre aussi s'est singulièrement rapproché et je sens cette vie dans mon dos.

Je n'ai pas la trouille ; non, c'est tout autre chose. Je me laisse bercer dans les bras de ce Gilles qui a fait le premier des avances. Mais lui ne me paraît pas gêné plus que cela par l'intrus qui est si proche que son souffle me court sur la nuque. Et quand avec un rire bien audible il se resserre contre mon dos, je suis femme-sandwich. Mais ni l'un ni l'autre ne me mettent leurs pattes à des endroits inappropriés. Ils se contentent de se frotter d'un côté contre mon ventre et de l'autre sur mes fesses. Je ne peux ignorer que ce que je sens de temps en temps c'est… leur sexe. Et cette fameuse culotte, celle que j'ai mise en pensant que personne ne la verrait, elle risque bien de me faire… honte. À quoi on peut penser parfois dans de pareils instants !

Gilles a un concurrent sérieux ; il s'oblige à réagir. Il me tient les mains, et sa tête s'incline assez pour toucher la mienne. La musique et son rythme n'ont plus aucune importance : il est passé à la vitesse supérieure. Mais notre larron qui s'est introduit dans notre danse, lui, ne lâche pas l'affaire. C'est dans mon cou qu'il colle ses lèvres. J'en frissonne délicieusement sans tenter de m'évader de la cage de muscles qui m'étreint. « Cette fois, ma vieille, tu vas être servie ! » Le petit démon qui se bat depuis un bon moment déjà avec un archange zélé sous ma tignasse brune sourit d'aise. Je fonds lorsque Gilles, pour ne pas se laisser dépasser par son rival, me roule une pelle ; ma bouche s'entrouvre sans hésitation.

C'est tout d'abord comme une décharge électrique qui me descend de la bouche aux reins. Puis j'adore cette manière de m'embrasser. La langue qui s'approprie mon palais est comme magique. Et quand deux mains s'enroulent autour de mes seins, je ne cherche pas à savoir si elles sont à Gilles ou à… l'autre. Je m'en fiche, je ne suis plus qu'un pantin en mal de bite. Là, ce soir, je veux être prise, et peu importe par qui ; cette fois, c'est trop fort, ce qui monte en moi. Je me sens totalement inondée de l'entrecuisse, et l'expérience de la nuit précédente, ratée, ne doit pas se renouveler.

— Viens ! Viens vite… Allons dans une chambre, tu veux ?

Mon boss a dit cela avec une voix éraillée, inhabituelle et chevrotante. Il est prêt pour l'hallali ? Mais moi ? Je me laisse entraîner par la main. Je suis le mouvement, et le deuxième mec aussi est à deux pas. Je n'ai pas le temps de voir où nous sommes. La carrée est minuscule, seulement occupée par un lit sans fossé de chaque côté. Juste la place pour y entrer et se jeter dessus. J'y suis emportée par deux bras costauds, et la bouche goulue qui ventouse la mienne ne me laisse pas indifférente. Je n'ai pas eu le temps de me rendre compte si le loustic qui m'embrassait dans le cou était là lui aussi, mais je le sais quand des mains filent sur mes pieds, me retirant mes chaussures.

Puis c'est ma jupe qui me quitte sans que j'y trouve à redire, et Gilles parachève l'effeuillage en déboutonnant précipitamment mon chemisier. Restent les horribles sous-vêtements que je porte. Mais apparemment ils n'intéressent pas ces deux-là. Je suis nue, et des doigts parcourent tout mon corps. Une bouche m'embrasse, mais ce n'est plus celle de mon patron. Et mes lèvres n'y trouvent aucune différence. Mes seins sont pris d'assaut par des dents qui mordillent, tirent dessus alors que d'autorité mes jambes sont ouvertes. Une bouche qui m'a embrassée quelques instants auparavant s'aventure dans un autre baiser, osé celui-ci.

Tétanisée, je le suis dès que les lèvres entrouvrent la fente que je sais gluante de cette bave que mon ventre a sécrétée toute la soirée. Et celui des deux qui me maintient et me lèche les nichons se redresse un instant. Quand il retombe sur le lit, il est dans le même état que moi : archi à poil ! Je ferme les yeux ; je me contrebalance de savoir désormais qui fait quoi. Je veux une saillie, peut-être deux. Et la main qui guide la mienne vers la queue chaude et raide sait ce qu'elle veut. Mes doigts se referment, gardant dans la paume serrée cette trique fringante. Mais le lécheur aussi se relève en un rien de temps. Il s'est sans doute défringué quand il est retourné à son coin délaissé.

Je vais y passer ; c'est sûr, maintenant, et dans mon esprit le petit gnome à la queue fourchue se délecte de voir mon Saint-Michel se renfrogner dans son petit recoin. Il n'y a pas de morale, et le plaisir n'en demande pas plus. Mon ventre se creuse sous des va-et-vient continuels d'une langue habile à laquelle quelques doigts viennent de s'allier. Et c'est à cet instant que ce qui frappe à l'entrée de ma bouche me fait me souvenir du ratage nocturne précédent. Alors dans un souffle j'ose murmurer :

— Je veux bien sucer, mais tu ne viens pas dans ma bouche, tu ne me craches pas dans le gosier.

Pour toute réponse, je n'ai que deux mains qui poussent le zob vers mes lèvres. C'est doux, chaud à souhait ; un sucre d'orge qui ne fond pas. Je lèche d'abord lentement cette tige qui s'introduit délicatement entre mes mâchoires, prenant la mesure de ce vagin improvisé. Puis mes mains se collent aux bourses qui terminent le sexe. Et je presse aussi doucement sur le sac de peau dans lequel roulent deux petites boules. Le gars, Gilles ou l'autre, se laisse aller à gémir. Je me moque bien de lui faire mal ou pas. Deux doigts sont en moi, et alors que je suce avec de plus en plus de plaisir, la langue qui me passe sur le clitoris me fait piaffer d'aise, sauter en l'air.

Tout le bas de mon corps se soulève sous cette vague de plaisir qui me secoue. Je sais, je sens que ma mouille coule en abondance et que mon lécheur la voit couler. Ça ne l'empêche nullement de revenir au bénitier et d'en suivre les lèvres aux bords largement écartés par les phalanges qui l'occupent. Puis mes jambes sont relevées, et je sais que cette fois, celui qui se positionne entre elles, va me prendre. J'ouvre donc les yeux. Je veux le voir, savoir lequel va s'offrir mon corps. Gilles est le cavalier ; je respire presque mieux. Mais l'intromission me propulse sur la queue qui flirte toujours avec ma bouche.

Je l'avais délaissée, celle-là, et le type me le rappelle en la ramenant au fond de mon gosier. Mais en moi commence un autre voyage, celui d'un bâton qui sait ce qu'il faut faire, et qui le fait plutôt bien. Je ne suis plus capable de sucer la deuxième quille correctement tellement le bien-être procuré par ce qui m'habite est intense. Elle vit sa vie, sort, entre, chez elle en quelque sorte. Et je ne m'aperçois même pas du départ de l'autre complice. Gilles s'est étendu sur moi, pesant de tout son poids, et j'en perds le souffle. Alors il se jette sur le côté, entraînant avec lui dans son élan mon propre corps sans jamais laisser son sexe me quitter. C'est donc désormais à moi de le chevaucher.

Je débute des mouvements maladroits alors que lui, à grand renfort de coups de reins, me laboure la chatte. C'est cet instant que choisit le second partenaire pour ouvrir mes fesses. Sa tête se niche entre elles et la langue démarre un ballet des plus subtils. Elle va et vient alors que des contractions impossibles à réprimer me font de vagues dans le ventre. La pointe de cette chercheuse s'est installée sur un endroit destiné d'ordinaire à tout autre chose. Et j'ose me dire dans un moment de lucidité vite oublié que c'est trop bon. Le petit manège de l'un et de l'autre dure assez longtemps pour que je jouisse vraiment. Et Gilles est un bon amant. Il sait se retenir. Quand il veut faire une pause, je suis saillie par son acolyte.

Même position, mêmes effets. C'est moi qui monte et qui descends sur ce vit dont je ne connais pas le propriétaire. Cette réflexion saugrenue me fait sourire. Elle secoue l'ange qui fait front au diablotin. Mais dès que je ferme les yeux pour me laisser guider et que je sens entre mes fesses une poussée significative, la colère de ce lutin en blanc s'éteint pour laisser place au sourire du succube miniature. Je n'ai aucune réaction quand je comprends que la queue qui s'appuie sur mon œillet veut sa part du festin. Je me demande si c'est possible d'en avoir une devant et qu'une autre se faufile ainsi par l'issue de secours. Mais voilà, le gland est dirigé par une main ferme.

Celle-ci le fait se frotter contre cette porte puis elle le fait dériver plus bas, là où la place est déjà prise. Sous moi, le gaillard a aussi perçu le désir de son comparse. Il stoppe tout mouvement et permet ainsi à Gilles de s'approcher de mon intimité pourtant largement pourvue. De ses deux mains sur les hanches, le type couché sous moi me soulève un peu, et ce simple geste fait reculer sa queue. D'un coup, je sens se dilater ma chatte alors que le loustic me laisse retomber sur lui. Je suis empalée sur deux bites qui jouent en cadence dans mon vagin. Je remercie l'élasticité des lieux. J'ai la sensation d'un truc énorme qui écarte mes lèvres, et je l'avoue : c'est atrocement… bon !

Combien de temps a duré cette prise de possession par mes deux amants ? Aucun souvenir du temps qui passe. Juste le sentiment que je revis. Et chacun leur tour ou ensemble, je les ai caressés, touchés, tripotés, sucés. J'ai refait dans la chambre cent fois ces gestes qui m'ont tant manqués. Il arrive cependant un moment où ce n'est plus, pour un homme, tenable comme position ; et c'est ensemble que d'une main tremblante pour la bonne cause ils ont fini leur œuvre dans une masturbation plaisante, s'éparpillant en myriades de gouttelettes d'une laitance blanchâtre que mes menottes ont, avec délectation, étalée sur ma poitrine.

Comme il était apparu, l'inconnu est ressorti de la chambre. Les traces laissées ne peuvent que me prouver que je ne rêve pas. Gilles, couché près de moi, m'attire contre lui et m'embrasse sur le visage. Il me murmure des mots que je ne veux pas écouter, des choses que je ne veux pas retenir. Je sais que ce que nous venons de faire n'était que purement sexuel, que je ne suis pas amoureuse de lui. Reste donc à le lui faire savoir, mais avec ménagement, sans crise. Il me faut peser chaque mot, les choisir le mieux possible et ne pas lui faire plus mal qu'il ne se doit. Il m'aura aidée à reprendre pied dans le monde des vivants ; et ça… ça n'a pas de prix.