Partie III : Celui qui fait de lui une bête se délivre de la douleur d'être un homme

Acculés

Les sirènes de police hurlent juste derrière eux. Les flics les traquent comme une meute de loups affamés. Malgré la vitesse ahurissante de leur voiture, Aymeric peine à mettre de la distance. Son cœur bat la chamade. Il voit mal comment ils pourraient s'en sortir tous deux. Il a vraiment merdé.

Leur véhicule approche d'un carrefour. Merde, le feu passe au rouge. Aymeric fonce en priant. Une voiture déboule sur la droite. Le garçon l'évite en braquant d'un coup sec. Madeline hurle de douleur en maintenant sa main sur sa blessure. Ce n'est pas passé loin. Un peu plus, et leur course s'arrêtait net !

Quoi qu'il en soit, Aymeric ne peut s'arrêter là. Il doit prendre tous les risques nécessaires pour s'échapper. Il ne laissera pas la police l'enfermer de nouveau.

— Ça va ? demande-t-il, inquiet, à Mad.
— J'ai connu mieux, serre-t-elle les dents.
— Je… je suis déso…
— Concentre-toi sur la route, le coupe-t-elle.

Oui, elle a raison. Ce n'est pas le moment ! L'important est de mettre de la distance avec ces putains de flics qui ne semblent pas décidés à vouloir lâcher l'affaire. Voilà que débarquent de nouvelles voitures au bout de la rue, juste en face d'eux. Ils essayent de les piéger. Aymeric dérape à droite sur une petite ruelle. Madeline hurle.

Aymeric panique de plus en plus. Ce qu'il faut, c'est pouvoir sortir de la ville. Heureusement, pour y avoir vécu pas mal de temps, il la connaît bien. Il se doute que les flics l'attendent sur les artères principales. Il préfère donc tenter sa chance par les petites rues.

Pendant un instant, il croit avoir semé la police. Mais dès qu'il débarque dans la rue des Parasols amenant à la périphérie Ouest de Méronze, la voilà à nouveau sur lui. Cette sortie est elle aussi condamnée. Aymeric est obligé de tourner à droite, vers le centre-ville.

Afin de l'éviter, un automobiliste est obligé de piler, bloquant ainsi l'avancée des flics. Voilà un peu de temps gagné mais cela ne changera pas grand-chose. Le couple est perdu ; cela sonne comme une évidence dans le crâne du jeune homme. Et Mad qui grimace de douleur à la moindre secousse de la voiture…

Voilà les flics qui se rapprochent de nouveau. Aymeric, le cœur emballé, écrase la pédale d'accélérateur et serre les dents. La voiture file à toute allure. Les yeux rivés sur la route, Aymeric réfléchit à un point de sortie. Mais les flics ne le laisseront jamais partir, il le sait.

Soudain, une voiture noire débarque sur sa droite. Le garçon braque d'un coup sec. Mad hurle autant de douleur que de surprise. Le véhicule percute le trottoir. Aymeric en perd le contrôle. Elle dérape. Il freine. La détonation d'un pneu qui éclate résonne. Secousses, choc, la voiture vient de finir sa course le long d'un lampadaire.

Quelques secondes suffisent à Aymeric pour retrouver ses esprits. Mad gémit à côté de lui Il s'empare de son arme, sort de la voiture et se précipite de l'autre côté pour faire sortir Mad. Il l'aide à se maintenir sur ses pieds. Les voitures de police commencent déjà à les encercler. Aymeric tire quelques coups de feu dans leur direction sans trop viser, plus par dissuasion qu'autre chose. D'un coup d'œil furtif, il regarde tout autour de lui, en quête d'un asile.

Sans y réfléchir plus, son choix se porte sur l'enseigne d'un petit restaurant. Aymeric défonce la porte devant lui et aide Mad à s'y mettre à l'abri, le tout sous le regard médusé des quelques clients.

— Personne ne bouge, hurle-t-il pointant son arme devant lui. Toi là, le gros, apostrophe-t-il le patron, ferme les stores de ta boutique.

L'homme, apeuré, s'exécute.

— Vous, poursuit le jeune homme aux clients, mettez-vous tous dans ce coin, et personne ne bouge ou je jure que je n'hésiterai pas.

Madeline, de plus en plus faible, ne tient plus sur ses jambes. Aymeric l'aide à s'allonger par terre. La chemise de la jeune femme est en sang, son visage blême. Aymeric ne comprend que maintenant la gravité de la blessure. Il revit en une fraction de seconde les derniers évènements : le maudit gamin, la trahison de Mad, leur combat, le flic, et finalement Mad qui le protège. Et les voilà maintenant pris au piège dans un restaurant minable, les flics ayant déjà sûrement bouclé tout le quartier. Merde, il a vraiment merdé une fois de plus !

« Non, non, non ! panique Aymeric, Ça ne peut pas se passer comme cela. On ne peut attrapez une ombre. »

Mad gémit.

— Un médecin ? crie Aymeric en direction des otages. Une infirmière ? Quelqu'un ?
— Moi, – une main se lève – je suis infirmier… enfin, plutôt, je suis étudiant.
— Viens là, lui ordonne-t-il, l'arme à la main. Soigne-la vite.
— Que… qu'est-ce qu'il s'est passé ? hésite l'autre.
— Ta gueule, connard ! Fais ce que je t'ai demandé et ferme-la !
— J'ai besoin de plus d'infos, insiste-t-il pourtant.
— Mais qu'est-ce que tu crois ? Les flics lui ont collé une balle ! Soigne-la, et vite !

L'étudiant se précipite au chevet de Mad et l'observe rapidement, le visage blême. C'est probablement la première fois qu'il se retrouve devant une véritable blessure. Il avale sa salive, inspire un bon coup, et se lance à la tâche, examinant la blessure de plus près.

« Bien, se rassure Aymeric, il va la soigner : voilà déjà un problème résolu. Et après ? Comment échapper aux flics ? » Il a des otages : jamais la police n'osera risquer leur vie. Peut-être cela lui servira-t-il.

Le téléphone du restaurant sonne soudain. Tous les regards se braquent dessus. Après quelques secondes d'hésitation, un énorme poids sur l'estomac, Aymeric ordonne au patron de décrocher. L'homme obéit et prononce un fébrile « Allô… » Après quelques secondes, il tend le combiné à Aymeric.

— C'est pour vous, lui indique-t-il.

La main tremblante, Aymeric s'empare de l'appareil.

— Ici la lieutenante Gerald. Rendez-vous, Aymeric ; vous êtes cernés. N'aggravez pas votre situation. Sortez les mains en l'air, et tout se passera…
— J'ai des otages, la coupe-t-il. Une dizaine de personne : le patron, deux serveuses, et le reste de clients. Foutez-moi la paix si vous ne voulez pas leur sang sur vos mains.
— Ils n'ont rien à voir avec tout ça, reprend-elle. Laissez-les partir.
— Nous avons déjà vécu une situation similaire, Samantha. Et vous comme moi savons comment cela s'est terminé. Je ne plaisante pas. Vous savez que j'en suis capable. Cassez-vous d'ici ou je les bute.
— Vous savez très bien que c'est impossible.
— Ha ha ha, hoquette-t-il de rire. Pourquoi cela ? C'est parce que j'ai enlevé vote filleul ? Vous m'en voulez alors, lieutenante ? Promis, je ne lui ai rien fait, je n'en ai pas eu le temps.
— Cela n'a rien à voir : je fais mon travail, c'est tout.
— Tss ! Vous avez une demi-heure pour quitter les lieux ou je bute un premier otage.

Et il raccroche. Le regard noir, il se tourne vers l'étudiant infirmier toujours positionné auprès de Madeline, en train d'éponger le sang comme il peut.

— Très bien, mec ; t'as une demi-heure pour la remettre sur pieds ou tu seras la première victime.

Le jeune homme, terrorisé, manque de fondre en larmes.

— Vous êtes complètement cinglé ! réagit soudain un des otages à l'allure plutôt sportive. Vous vous imaginez vraiment qu'elle va aller mieux dans une demi-heure ? Elle s'est pris une balle, bon sang !
— Qu'est-ce que tu la ramènes, abruti ? crache Aymeric dans sa direction. T'es médecin ?
— Non, mais… c'est évident. Regardez-la !

Les yeux d'Aymeric se posent sur le corps fragile et tremblant de Mad. Elle lui lance un sourire qui se veut rassurant mais qui est très vite remplacé par une grimace de douleur. Et pour la première fois de sa vie, Aymeric lit la peur dans le regard de la jeune femme ; la véritable peur, celle de la fin, du néant.

— Elle va mourir si elle n'a pas d'urgence de véritables soins…
— FERME-LA ! Ferme-la, abruti, ou je te jure que toi, tu ne tiendras pas une demi-heure.

« Non, Mad ne peut mourir. Pas elle ! Elle est trop forte. » Au fond de lui, Aymeric sait que le sportif a raison mais il refuse de voir la vérité en face. Il espère encore un miracle.

— Et toi, qu'est-ce que tu attends pour la soigner ? feule-t-il vers l'étudiant.

L'autre hésite à répondre mais se lance finalement :

— La balle n'est pas ressortie… Il faut la lui enlever de toute urgence sinon elle mourra. Elle a déjà de la chance d'avoir survécu jusque-là.
— Alors vas-y, fais-le !
— Je… je ne suis pas chirurgien, tremble-t-il. Je ne suis qu'infirmier… et encore… J'en suis incapable. Et puis, même si je l'étais, je ne pourrais rien faire ici. Il lui faut un environnement stérile et le bon matériel. Et puis il lui faut une transfusion de sang au plus vite. Sa seule chance est de l'emmener tout de suite à l'hôpital.
— Non ! s'oppose Mad. Jamais ! Je suis sûre que tu te sous-estimes. Fais ce que tu dois faire, et vite.

Aymeric commence à douter, mais le regard décidé de Madeline le convainc de ne rien changer à ses plans, malgré la boule d'angoisse qui lui brûle l'estomac. Il sursaute à la nouvelle sonnerie du téléphone. Il décroche.

— Ma chère Samantha, j'espère que vous m'appelez pour me signaler que vous et vos hommes êtes loin d'ici.
— Monsieur Dumas, ici Jérôme Michel, négociateur au sein du RAID. Je souhaiterais discuter avec vous pour trouver ensemble une solution pacifique à cette crise.
— Le RAID ? Eh ben, vous sortez le grand jeu, dites donc ! Jamais je n'aurais imaginé qu'on m'enverrait personnellement le RAID. Me voilà foutu, alors ?
— Comme je vous l'ai dit, mon objectif est de trouver une issue pacifique à ces évènements. Personne n'est encore foutu. Mais pour cela, j'ai besoin que vous coopériez avec moi. Ensemble, nous pouvons tous nous en sortir sans dommage. Qu'en dites-vous ?
— Mouais… pas intéressé. Enfin, si je dois vraiment traiter avec quelqu'un, je préférerais que ce soit la lieutenante Gerald, pas un vulgaire inconnu, sans vouloir vous offenser.
— Elle n'est malheureusement plus disponible. C'est mon unité qui est en charge des opérations.
— Vos petits jeux ne m'intéressent pas. Je ne négocierai qu'avec la lieutenante. Voyez-vous, elle et moi avons un passif commun. Elle m'a en quelque sorte dans la peau ! J'y peux rien, c'est physique.
— Justement, elle est trop impliquée dans cette affaire pour rester objective. Je…
— Hé, Jéjé, vous oubliez que je suis en position de force ; je pourrais tirer une balle dans la tête d'un otage à n'importe quel moment, surtout si je n'obtenais pas satisfaction.

L'autre hésite, mais finalement cède. De toute façon, Aymeric n'est pas dupe : le RAID restera derrière la lieutenante à lui dicter ses moindres faits et gestes.

Moins d'une minute après, la voix de Gerald résonne dans l'appareil. Plus disponible, mais visiblement elle n'était pas loin.

— Qu'est-ce que vous voulez ? demande-t-elle sèchement.
— Rebonjour, déjà. J'passais juste aux nouvelles. Dis-moi, Sam, comment ça avance, le mariage ?

Petit silence. Aymeric pourrait presque l'entendre serrer les dents.

— Je demande ça parce qu'on s'inquiétait. Joachim ne semblait pas très heureux ; on avait peur qu'il ait quelques doutes. Mais nous nous sommes occupés de lui et avons su lui redonner le sourire.
— À quoi jouez-vous, Aymeric ? Pourquoi cherchez-vous à me pousser à bout ?
— Dites-moi, Lieutenante, me méprisez-vous ? Après tout, j'ai défiguré la fille de votre collègue, j'ai poussé Mad à assassiner votre fiancé après avoir couché avec lui, et j'ai enlevé votre jeune filleule. Je l'aurais tuée si Mad ne m'en avait pas empêché. Comment vous sentez-vous après tout cela ? Vous voudriez me voir mort ?
— Je mentirais si j'affirmais le contraire, mais là n'est pas mon but. Mon objectif n'est pas de voir plus de sang couler aujourd'hui, le vôtre comme celui des otages ou de mes collègues.
— Ah oui, vous ne faites que votre métier, j'oubliais ! Eh bien, si tel est vraiment le cas, quelle exemplarité, Officière. J'oubliais que vous êtes tellement dévouée à votre métier que vous en avez négligé votre fiancé. Le pauvre, il n'aurait pas eu besoin d'aller voir ailleurs si vous vous étiez correctement occupée de lui !

À l'extérieur, une larme coule de l'œil de Samantha Gerald et ses poings se serrent de rage. Il a mis le doigt là où ça fait le plus mal. Elle est persuadée que c'est de sa faute : si elle avait fait les choses différemment, ses proches n'auraient pas été en danger… Non, il cherche à jouer avec elle ; elle ne doit pas entrer dans son jeu, elle doit garder la tête froide. Elle ne doit pas oublier son objectif : libérer les otages. Elle aura tout le temps de se morfondre pour ses fautes quand tout sera fini.

— Votre compagne est blessée, rappelle-t-elle. Elle a besoin de soins d'urgence. Rendez-vous tout de suite et nous l'enverrons à l'hôpital sur le champ.

Aymeric jette un nouveau coup d'œil sur Mad allongée et l'étudiant près d'elle. Ce dernier, à part éponger le sang, n'a pas fait grand-chose depuis tout à l'heure. Nul doute qu'il ne peut compter sur cet incapable. Pourtant, doit-il se rendre ?

— Oui, en effet, Mad est blessée. Mais nous n'allons pas faire à votre façon : vous allez m'envoyer un médecin et le matériel nécessaire pour la sauver ou je bute un otage.

« Bien, se réjouit Samantha Gerald, les négociations peuvent enfin commencer. » Elle reprend la main sur la conversation :

— Je vais voir ce que je peux faire, mais il me faut quelque chose en échange. Disons… la moitié des otages. Libérez-les, et vous aurez ce que vous demandez.
— Vous vous foutez de moi ? Vous tenez vraiment à ce que je bute un otage sur le champ ?
— Mais faites donc : si le moindre otage meurt, vous pouvez dire adieu aux soins de mademoiselle Kalst. Vous ne nous laisserez que le choix de lancer un assaut.
— Très bien, finit par céder Aymeric. Mais un otage devrait suffire.
— Non, c'est trop peu. Vous en demandez trop pour que cela soit équitable.
— Alors trois otages !

Gerald hésite mais s'accorde finalement sur ce nombre. Trois otages, c'est déjà un bon début. L'important, c'est qu'il soit prêt à coopérer. Tant que cela se passe ainsi, elle a une chance de tous les sauver. Elle lui affirme qu'il lui faut un peu de temps avant de pouvoir répondre à la demande, qu'elle le recontactera une fois qu'ils seront prêts pour l'échange.

Aymeric raccroche et se tourne de nouveau vers Mad et l'étudiant.

— C'est ton jour de chance, gamin : ils vont nous envoyer un vrai médecin. Quant à toi, je te libère avec les deux serveuses ; tu ne m'es plus d'aucune utilité.

— Tu… tu leur fais confiance ? demande Madeline.
— Pas vraiment, mais je ne vois pas l'intérêt qu'ils auraient à nous la mettre à l'envers. Ce serait trop risqué pour les otages.

Aymeric s'agenouille devant Mad et lui prend la main tandis que l'étudiant, rassuré, rejoint le reste des otages.

— Mad, je suis désolé pour tout à l'heure ; j'avais complètement perdu la tête, obnubilé par ma vengeance. Je ne voulais pas ce que je t'ai fait. Je te promets que je ferais tout pour que nous nous en sortions tous les deux et que nous soyons heureux.
— Tss ! siffle une voix derrière eux.

Aymeric se retourne vers les otages. Le sportif l'observe avec un regard méprisant.

— Imbécile ! Tu crois vraiment que vous allez vous en sortir ? Les flics vont vous buter, c'est tout. Et si ce n'est pas le cas, vous croupirez en prison comme les bêtes de foire que vous êtes !
— Des bêtes de foire ? s'énerve-t-il en pointant le révolver sur lui.
— Ouais, des débris de l'humanité, des débiles, des cinglés. Tu crois que tu me fais peur avec ton flingue ? T'es qu'un minable qui ne vaut rien sans ton arme. J't'emmène sur un ring de boxe et je te fous KO en un rien de temps !
— J'ai toujours eu horreur des gros bras sans cervelle qui s'imaginent que seul le muscle compte. Tu devrais la fermer avant que je me lasse de tes conneries et que je te foute une balle entre les yeux. Tu t'imagines qu'être boxeur fait de toi un champion ? T'es qu'un minable, comme tous les autres.
— J'suis pas boxeur, je suis coureur de cent mètres. La boxe, c'est juste en plus.
— Ouais, bah, ta gueule !

Le sportif obéit de mauvaise grâce mais ses yeux continuent de parler pour lui. Aymeric tente de l'ignorer, mais en vain « Qu'est-ce qu'il en sait, ce con ? Il se permet de juger sans rien connaître. Et qu'il arrête de me regarder comme ça, cet abruti ! »

— Quoi ? Qu'est-ce que t'imagines, connard ? reprend Aymeric, agacé. Tu crois que j'ai toujours été comme ça ? Tu crois que toute cette merde m'amuse ? J'étais un type tout ce qu'il y a de plus banal, avant. J'avais un boulot honnête, j'allais au ciné, je matais des séries, de temps en temps un resto, je traînais avec mes potes et j'étais tombé amoureux. Je ne suis pas un monstre. Je n'ai jamais rien demandé de ce qui m'est arrivé. Le mal s'infiltre partout, sans prévenir, par la moindre brèche, la moindre faiblesse. Il se terre au plus profond de nous. Il est peut-être déjà présent parmi vos proches, vos amis, votre famille ou vous-même, attendant la moindre occasion, la moindre douleur, la moindre peine pour croître et finalement surgir sans prévenir.
— Ah, le joli discours victimaire ! « Ce n'est pas de ma faute, c'est la vie qui n'a pas été tendre avec moi. » C'est ridicule ! Vous n'êtes qu'un cinglé, sinon vous auriez eu la force d'endurer. Ce qui ne nous tue pas nous rend plus forts !
— Expression ridicule ! Si je te tirais une balle dans chaque genou, à terme cela fera-t-il de toi un meilleur coureur ?
— Vous parlez d'être plus fort, intervient Mad avec un souffle saccadé, mais vous n'avez aucune idée de ce que signifie vraiment « être plus fort », ce que nous devons faire pour survivre dans notre situation… À notre place, vous vous seriez écrasé rapidement. Nous avons enduré… argh… et nous nous sommes relevés suffisamment forts pour affronter tous nos ennemis… Nous, nous sommes des survivants. Vous n'êtes qu'un chiot qui s'acharne après un bâton en s'imaginant être un loup terrifiant… Vous êtes sportif ? Ça vous rassure, ça vous fait vous sentir puissant, ça vous donne l'impression d'avoir le contrôle, mais ce n'est qu'une illusion. Quand les choses commenceront vraiment à dégringoler pour vous, vous vous effondrerez parce que vous ne maîtrisez en réalité… rien… Des types comme vous, j'en ai croisés plein. Je suis toujours là… eux non.

Parler lui a demandé un grand effort, Aymeric le voit bien. Il se précipite de nouveau à ses côtés et lui fait signe de se reposer : elle doit garder ses forces si elle veut s'en sortir. Soudain, le téléphone sonne. Aymeric sursaute et bondit sur l'appareil.

— Allô ? fait-il avec une voix pleine d'espoir.
— Le médecin est là avec le matériel, lance la voix de la lieutenante Gerald. Tenez-vous prêt à procéder à l'échange. Il vous attendra devant la porte du restaurant.
— Très bien, mais pas de coup fourré…

Aymeric ordonne au patron du restaurant de rouvrir les volets afin de libérer l'entrée, mais qu'à mi-hauteur, juste de quoi faire passer quelqu'un accroupi. Ainsi, les flics n'auront pas une vue complètement dégagée sur lui, et les potentiels snipers ne pourront pas l'abattre.

La porte s'ouvre. Apparaissent les jambes d'un type, normalement celles du médecin.

— Vous êtes armé ? questionne Aymeric.
— Non, répond une voix grave.
— Très bien. Faites passer le matériel.
— Faites sortir les otages avant.
— Joue pas au héros, mec : c'est moi qui ai le flingue !

L'autre cède et fait passer un sac contenant les instruments nécessaires pour soigner Madeline. En guise de bonne foi, Aymeric fait sortir les deux serveuses. À quatre pattes, elles se glissent sous le rideau métallique.

— Bien ; à votre tour, ordonne-t-il. Le troisième otage ne sortira que quand vous serez avec nous.

Aymeric tient en joue l'étudiant en cas de coup fourré tandis qu'une tête chauve se glisse à l'intérieur. Le médecin se relève, l'air peu impressionné par la situation. Il observe l'état de sa patiente derrière les verres épais de ses lunettes rondes, prêt à intervenir. Bon, tout à l'air OK. Aymeric s'apprête à libérer l'étudiant…

— Amour, attention ! hurle soudain Mad.

Aymeric a à peine le temps de se retourner qu'il voit arriver le sportif sur lui. Profitant de son inattention, l'autre a voulu tenter sa chance. Aymeric évite de peu qu'un poing s'écrase en pleine face et parvient à repousser son opposant. Il pointe le révolver en direction du costaud mais celui-ci réagit au quart de tour et lui agrippe le poignet pour l'empêcher de viser.

— Aidez-moi ! hurle le sportif au médecin. Il faut lui prendre le flingue !

Pendant ce temps, l'étudiant n'a pas demandé son reste et a fui par la sortie. Abasourdi, le médecin ne réagit qu'avec du retard mais vient prêter main-forte à l'otage. Les trois hommes luttent sans merci. Soudain, un coup de feu retentit. Le docteur tombe à terre. Déboussolé, le sportif recule d'un pas ; Aymeric l'assomme d'un coup de crosse.

— Non ! Non ! Non ! tremble de rage Aymeric. Espèce d'imbécile ! Tu as tout gâché !

Deux autres otages tentent de s'approcher mais Aymeric les fait reculer en les menaçant, puis il ordonne au patron du restaurant de refermer les volets et de rejoindre les autres otages. Nerveux, tremblant, il fait les cent pas dans une mare de sang en visant le sportif inconscient à terre.

— Pourquoi ? Pourquoi ? T'avais juste à te tenir tranquille, imbécile !

Il hésite à faire feu, à le punir en le tuant. Il ne sait plus ce qu'il doit faire. Il pointe son arme en direction du type mais il est incapable d'appuyer sur la détente. Le téléphone sonne. Aymeric hésite à répondre, mais finalement baisse son révolver et décroche.

— Que s'est-il passé, bon sang ? hurle la voix de Gerald.
— C'est le sportif. Il a voulu jouer au héros, tremblote la voix d'Aymeric. Il… il n'aurait pas dû…
— Quelqu'un a-t-il été blessé ?

Aymeric est incapable de répondre. Après plusieurs longues secondes de silence, Samantha réitère sa question.

— Je… je… je ne voulais pas, je vous le jure… Je voulais vraiment que tout se passe bien…
— Qui a été touché ?
— Le docteur… il est mort, pleure Aymeric. Je ne voulais pas, je vous le jure.
— OK, OK, Aymeric. Surtout calmez-vous, je vous crois. Ne faites rien qui pourrait aggraver encore plus la situation. Asseyez-vous ; nous allons arranger cela.

Déboussolé d'avoir perdu sa seule chance de sauver Madeline, Aymeric ne voit rien d'autre à faire que d'obéir en répétant en boucle qu'il est désolé.

— Je vous crois, Aymeric : vous avez été dépassé par les évènements, ce n'est pas votre faute. Vous n'avez jamais voulu ce qui est arrivé aujourd'hui, ni les évènements des jours précédents. C'est ça que vous essayiez de me faire comprendre tout à l'heure en cherchant à me pousser à bout. Vous vouliez que je ressente la rage et le désespoir, que je saisisse ce qui vous a fait chuter et perdre la tête. Je le vois, désormais. Au fond, vous êtes resté le même brave type d'avant.
— C'est faux ! Vous… vous êtes arrivez trop tard.
— Trop tard ? Trop tard pour vous sauver, vous voulez dire ? Vous avez cédé à vos démons, mais je sais que l'ancien Aymeric n'a pas disparu. Ne le laissez pas partir : il n'est pas encore trop tard pour lui, ni pour les otages. Il est encore temps de le sauver et de régler la situation pacifiquement.
— Co… comment ?
— Relâchez les otages et rendez-vous, Aymeric. Il en est grand temps. Je vous jure que mademoiselle Kalst sera amenée de toute urgence à l'hôpital et que les médecins feront tout pour lui sauver la vie.
— Je… je… hésite-t-il.
— Aymeric, c'est la seule solution, insiste-t-elle, le sentant sur le point de céder.
— Je vais y réfléchir. Je vous rappelle dans quelques minutes.
— Aymer…

Mais le garçon désespéré coupe la conversation. Il s'approche de Madeline. Tous deux ont les larmes aux yeux. Ils savent que le temps de la dernière séparation est venu. Cette fois, c'est définitif. Aymeric se console en se disant qu'au moins elle vivra. Il lui prend la main, main qui lui paraît terriblement froide.

— Mad… il le faut… c'est la seule solution…
— Non, pleure-t-elle. Ne les laisse pas me séparer de toi… pas encore. Je veux rester avec toi… pour toujours.

Sa voix est maintenant très faible, presque un délicat murmure.

— Mad, tu mourras si nous ne nous rendons pas tout de suite.
— Alors je mourrai ! Je préfère mourir à tes côtés que vivre toute une vie loin de toi.
— Oh, Mad, je suis tellement désolé… Si seulement je n'avais pas…
— Chut… Tu as fait ce que tu avais à faire. Je ne… t'en veux pas.

Il l'embrasse. Ses lèvres aussi lui paraissent anormalement froides.

— Je suis moi aussi désolée, Amour… Je t'ai fait souffrir… j'ai été cruelle… Crois-tu que dans une autre vie nous aurions pu être heureux tous les deux ? Peut-être que si nous avions été des gens normaux, nous aurions pu avoir des enfants… une petite maison près d'un lac… et un chien aussi…
— Oui, Mad, cela aurait été parfait. Nous aurions pu être heureux ainsi.

Il lui passe une main sur la joue pour essuyer ses larmes. Malgré la situation, il ne peut s'empêcher de la trouver bien plus belle que d'habitude. Sa fragilité lui donne quelque chose de précieux, d'éphémère. Elle est sur le point de se briser.

Les yeux fatigués de la jeune femme fixent le plafond. Sa respiration hachée s'accélère. Sa cage thoracique se convulse, à la recherche d'air. Madeline tremble de tout son corps. Une expression de terreur se lit dans son regard. La fin est proche.

— Je… je ne veux pas disparaître, panique-t-elle. Je ne veux pas t'oublier… Je veux rester avec toi pour toujours…

Aymeric, les larmes aux yeux, la prend dans ses bras et la tient fermement pour l'accompagner jusqu'à la fin.

— Madeline, je t'aime, finit-il par avouer.
— Je sais… Je… n'en… ai… jamais… dou… té.

Et puis le corps de Madeline s'affaisse doucement. Plus de souffle, plus de tremblements, plus de battements de cœur, plus rien. Une lourde larme s'écrase sur sa joue, puis une deuxième et une troisième. Aymeric laisse échapper une plainte suffocante, un hurlement bestial de rage et de désespoir. Il dépose lentement le corps à terre et observe ce visage humide où la terreur des derniers instants est figée à tout jamais.

Morte ! Morte ! Morte ! Et voilà, la dernière personne à qui il tenait encore vient de partir. Et ceci, par sa faute. S'il ne s'était pas obstiné à se venger des deux policiers, s'il n'avait pas enlevé le garçon, rien de cela ne serait arrivé et Mad vivrait encore. Ils auraient pu s'enfuir tous les deux et tenter de construire une nouvelle vie ailleurs ; mais non, il a fallu qu'Aymeric n'en fasse qu'à sa tête. Coupable ! Il est coupable ! Il est définitivement trop tard pour faire marche arrière. Tout est perdu. Il a tout gâché.

Non, c'est aussi de la faute de ce connard de sportif. Si cet abruti était resté à sa place, le médecin aurait peut-être pu sauver Madeline. Gros-Bras a voulu jouer au héros et Gros-Bras a tout gâché. Maintenant, il va falloir qu'il paye sa stupidité. Aymeric, le regard vide, se relève et pointe son arme dans la direction du sportif toujours inconscient. Le téléphone sonne, mais cette fois-ci, ça ne l'arrêtera pas. Qu'importent les conséquences ; Aymeric s'en moque.

— Non ! Ne faites pas ça ! hurle l'un des otages.

Mais c'est à peine si Aymeric l'entend. Un doigt haineux appuie sur la détente et le coup part. La détonation retentit. Un trou apparaît sur le front de l'abruti, puis une flaque rouge derrière son crâne. Plusieurs otages crient d'horreur.

« Coule, sang, coule ! » Aymeric, sans la moindre émotion, observe le liquide couler. Il pensait que voir Gros-Bras mourir soulagerait sa peine, mais il n'en est rien : trop peu de sang pour satisfaire l'ombre qui s'est emparée de lui.

Alors Aymeric se tourne vers le reste des otages terrorisés qui l'observent. Il tend son bras et appuie sur la détente. La foudre s'abat plusieurs fois, faisant une nouvelle victime à chaque coup. Certains tentent de fuir mais la mort les fauche quand même. L'ombre terrée dans le cœur d'Aymeric s'en réjouit. « Du sang, encore ! » Gravement blessés, les deux derniers otages tentent de ramper en cherchant désespérément une issue. Aymeric s'approche et, sans état d'âme, les achève.

Une explosion retentit sur sa gauche ; une brèche vient de déchirer le rideau de fer qui protège le restaurant. Le RAID vient de lancer l'assaut. « Trop tard ! » Aymeric réagit au quart de tour et se jette à couvert derrière une table. Les policiers pénètrent dans la salle et découvrent le carnage.

— Jetez votre arme ! hurle une voix.

« Et puis quoi encore ? Se rendre ? Accepter gentiment de se faire enfermer jusqu'à la mort ? Jamais ! Il est bien trop tard pour cela. » Aymeric est pris d'un rire nerveux. « Qu'est-ce qu'ils s'imaginent, ces cons ? »

— Vous ne pouvez m'arrêter ! hurle-t-il. Vous ne pouvez arrêter une ombre !

Il se relève et pointe son arme dans la direction du premier flic qu'il aperçoit, mais il est abattu avant d'avoir pu appuyer une dernière fois sur la détente.