Voisin-voisine

Durant des jours, des semaines, la jolie rousse prit un soin tout particulier à éviter son voisin. Elle sortait rarement, et n'avait plus rencontré qu'un ou deux habitués, seulement pour leur signifier son désir de ne plus continuer. Certains l'avaient bien pris, d'autres moins, mais dans l'ensemble, Adèle s'en trouvait mieux. Le vide autour d'elle créé par sa décision n'avait pas affecté sa copine Lucie. Celle-là resterait sans doute pour le reste de son existence une fidèle amie. Elles se voyaient régulièrement, allaient ensemble en courses ou déjeunaient dans de bons restaurants. Rien entre elles ne semblait changer, les liens qui les unissaient ne se distendaient pas.

Mais la brune avait du flair. Elle avait compris que chez son amie, un tiraillement nouveau s'était fait jour. Et depuis qu'elle avait appris pour ce type qui était devenu le voisin de la rousse, elle s'attendait à ce qu'un moment ou à un autre Adèle franchisse le pas avec ce type. Un soir de septembre en venant rendre visite à son amie, elle croisa la route d'un homme qui la suivait des yeux avec une insistance toute masculine. Elle ne connaissait pas ce gaillard qui lui montrait par ses regards qu'elle l'intéressait.

Ce type, elle le retrouva une fois encore un samedi matin, loin du domicile de sa potine, dans le centre-ville. Tout naturellement, avec sa faconde elle engagea la conversation ; et l'autre, bien sûr, ne put qu'entrer dans son jeu.

— Vous êtes donc du coin pour que nous nous rencontrions si souvent ? À moins que vous ne me suiviez ?
— Pas du tout ; c'est fortuit, je vous assure. Je réside… pas très loin d'ici.
— Une coïncidence, alors ?
— Oui, je fais mes courses dans ce petit supermarché, c'est pratique.
— Vous vivez donc seul pour que vous soyez dans l'obligation de pousser votre chariot ?
— Une jolie manière de vous renseigner… Oui, je suis divorcé et, mon Dieu, je refais des trucs dont j'avais oublié jusqu'à l'utilité. Mais j'aime aussi manger tous les jours… un petit péché quoi.
— Je m'appelle Lucie ; et vous ?
— Julien. Enchanté de vous connaître, Lucie. Et vous faites quoi dans la vie ?
— Oh, c'est… compliqué à dire. Disons que je vends du rêve à des gens qui sont dans le besoin. Mais parlez-moi plutôt de vous.
— Il n'y a rien à en dire. Je suis seul et, ma foi, je m'en accommode par la force des choses. Je ne vais pas vous éclairer davantage sur ma situation de mâle solitaire.
— Vous ne voulez pas que nous allions boire un pot tous les deux, histoire de nous découvrir quelques points communs ? Le feeling, les affinités, comme c'est à la mode maintenant.
— Pourquoi pas ? Après tout, personne ne m'attend à la maison, et les soirées – même ensoleillées – sont bien longues. Je passe en caisse et j'arrive. Vous connaissez apparemment le coin mieux que moi ; vous me guiderez vers les endroits sympas ?
— Oui. Je vous attends vers l'accueil.

Ils s'étaient séparés pour payer leurs achats. Lucie se souvint d'une autre rencontre dans ce même magasin, avec une femme qui était restée son amie. Ce type avait quelque chose qui l'attirait, pas vraiment son portefeuille ; cela faisait si longtemps que ça ne lui était pas arrivé… bizarre, cette situation. Une fois ses courses réglées, elle se dirigea vers le mec qui lui souriait.

— Bon. Alors où allons-nous boire ce fameux verre ?
— Là, j'aime cet endroit. Et puis… j'y ai déjà de bons souvenirs. Vous voulez bien que nous allions là ?
— Oh oui ! Je ne sais rien de cette ville, et vous pourrez toujours me raconter…
— Vous raconter ? Mais vous raconter quoi ?
— Ben… ces fameux souvenirs qui semblent faire briller vos yeux. Un amoureux, sans doute, avec qui vous êtes venue ? Je me trompe ?
— Allez savoir… Mais bon, je préfère vous entendre me parler de vous. Moi, je ne saurais trop quoi dire.
— Eh bien, je suis…

Il avait commencé un récit assez stressant. Celui d'une existence avec une femme jalouse qui l'avait étouffé totalement, et seul le divorce lui avait permis de retrouver une liberté perdue. Lucie buvait les paroles de cet homme qui avait dans la voix des accents de sincérité. De plus, ses yeux clairs lui renvoyaient l'image d'un visage tourmenté par les émotions. Un instant elle se posa la question de savoir s'il pleurait ou non. Ce Julien avait dû souffrir avant de se résoudre à quitter cette femme que, de toute évidence, il aimait.

— Vous en êtes toujours amoureux, n'est-ce pas ?
— Je ne sais plus. Avec le temps… on n'oublie pas toujours les bons moments. Et puis c'est difficile de tirer un trait sur ces années, elles font partie de moi.
— Ouais… Comme j'aurais aimé entendre pour moi ces mots-là… Elle avait toutes les chances du monde, et gâcher tout par une jalousie maladive… c'est con !
— Oui. Je me demande si je ne souffre pas autant de son absence… qu'avant de ses crises.
— Oh, le temps calme tout…

Puis ils s'étaient quittés au cul de leurs voitures respectives, sans trop oser se dire qu'ils voulaient se revoir. Les jours avaient passé, et plusieurs fois ils avaient bu un café dans ce même endroit. Un soir, Lucie l'avait invité à passer prendre l'apéro chez elle. De fil en aiguille, Julien avait tissé une sorte d'amitié solide avec l'amie d'Adèle. Celle-ci, du reste, ne voyait plus qu'épisodiquement la brune. Si elle s'en inquiétait, elle ne voulait pas pour autant lui demander quoi que ce soit. Chacune avait sa route à tracer, et personne n'y pouvait rien.


Julien était assis dans le salon de cette jolie brune, une femme avec des formes généreuses. Ils avaient trinqué et elle lui sembla plus entreprenante que lors de leurs rencontres en extérieur. Bien sûr, elle était sur son terrain ; et lorsqu'elle mit de la musique sur sa platine dans le but évident de danser, la seule idée de cet homme fut de filer. Quelque chose dans le comportement de la belle l'intriguait, et l'indisposait aussi. Il n'avait pas d'atomes crochus pour esquisser ce flirt auquel elle aspirait. Il voulut prendre congé, mais devant son air dépité il se laissa entraîner dans une valse plutôt collante.

Lucie se serrait contre ce gars qui lui donnait chaud. Comme il ne tentait pas de se rapprocher, elle se demanda un long moment ce qui pouvait retenir ce gaillard. La formidable envie de l'embrasser qu'elle trimballait depuis leur première entrevue n'avait cessé de grandir ; mais elle avait beau se lover contre lui, se serrer outrageusement sur sa poitrine, il n'entrait pas dans son jeu. Alors avec une franchise toute particulière, elle lui posa carrément la question :

— Je ne te plais donc pas, Julien ?
— Ben… si, Lucie, mais comme amie ; pas comme maîtresse ou amante. Je ne suis pas amoureux de toi.
— Ah, ton ex-femme est donc toujours entre toi et moi ? Elle va toujours t'empêcher de vivre normalement ?
— Non. Je ne crois pas qu'elle y soit pour grand-chose ; et puis… je ne t'ai pas tout raconté.
— Ah ? Il y a donc une autre dame dans ta vie ?
— Dans ma vie, non. Mais c'est vrai que le jour de mon divorce… j'ai fait une rencontre inattendue, et depuis ce jour-là cette femme occupe toutes mes pensées.
— Elle ne connaît pas sa chance, celle-là ! Je t'avoue que je suis moi aussi tombée amoureuse de toi…
— Je comprends, mais te donner un espoir serait coupable : je ne suis pas amoureux de toi, ma pauvre Lucie. Cette… elle est là, du lever au coucher, et j'en rêve aussi parfois la nuit.
— Mais… où est-elle, cette diablesse qui te vole à moi ? Que je lui casse les dents.
— Ne sois pas toi aussi jalouse… Je t'assure que tu peux plaire à des tas d'hommes, mais il se trouve que mon esprit est ailleurs. Cette femme ne m'a jamais donné aucun espoir, un peu comme ce qui se passe entre toi et moi, là en ce moment.
— Oui ? Mais nous pourrions faire l'amour, après tout ; pas besoin d'être amoureux pour avoir envie l'un de l'autre, tu ne crois pas ?
— Non, ma belle : j'aurais l'impression de la tromper.
— Mais tu ne peux tromper que les gens qui savent ; elle ne saura jamais. Et puis qui c'est, cette nana ? Dis m'en un peu plus !
— Oh, elle vit dans ma rue. La maison en face de la mienne. Je l'ai rencontrée dans un bar, en sortant de mon divorce ; elle s'appelle Adèle. Elle ne m'a jamais montré un signe de tendresse, jamais un pas dans ma direction. Je ne connais rien d'elle, sauf qu'elle a un fils ; c'est peu.
— …

Lucie venait d'arrêter de danser ; elle regardait ce Julien d'un drôle d'air. Il prit cela pour de la colère. La femme brune avait reculé de trois pas ; le diable serait entré dans la pièce que son visage n'aurait pas été plus défait. Pourtant elle ne disait plus rien, et dans ses yeux se reflétait tout le désespoir du monde. Son désir charnel venait lui aussi de sombrer dans la vérité crue que l'homme lui assénait : cette histoire, cette affaire, elle en connaissait l'autre version. Et le coup rude qu'elle venait de prendre lui coupa presque le souffle.

Adèle… son Adèle, celle avec qui elle avait discuté de ce type ! Et ils en étaient tous les deux au même résultat : elle sans doute amoureuse dans son coin, et ce Julien qui se pâmait d'amour pour elle. Chacun dans leur coin, en silence, sans se voir, sans se parler. Et comme une conne, elle arrivait entre les deux avec son petit béguin pour le divorcé. Marcher sur les plates-bandes de son amie, lui couper à demi l'herbe sous le pied n'avait jamais été son intention, non. Elle se sentait du coup mal dans sa peau.

Bien sûr, elle ne raconterait jamais ce qu'elle venait d'apprendre, mais pendant un moment les idées les plus confuses se bousculèrent dans sa tête. Balancée entre euphorie et abattement, elle ne récupérait pas de cette nouvelle baffe que la vie venait de lui asséner. Mais d'un autre côté, l'image de son amie souriante lui faisait un bien fou. Adèle avait payé elle aussi le prix fort. Et puis après tout, avec un peu de chance, peut-être serait-elle une fois encore partageuse ? L'incroyable éventualité d'un ménage à trois effleura l'esprit de Lucie.


Il restait à Lucie à aller revoir sa copine qu'elle délaissait depuis trop longtemps. Alors battre le fer pendant qu'il était chaud revenait à l'ordre du jour ; et cette idée d'une compétition entre les deux femmes dont l'enjeu serait l'amour d'un homme… voilà qui n'était pas pour rebuter la brune. Mais encore fallait-il que son amie Adèle veuille bien écouter ce que Lucie proposerait, et en cela rien n'était gagné. Elle se rendit donc chez la rousse avec tout un tas de questions sans réponses. L'autre semblait pourtant contente de la revoir après une période où elle ne s'était plus du tout manifestée.

— Ah, Lucie… Eh bien, j'ai cru que tu étais morte ! Je constate avec bonheur qu'il n'en est rien. Tant mieux.
— Je reconnais que j'étais occupée ailleurs et que je t'ai délaissée trop longtemps. Je plaide coupable, votre honneur !
— Qu'est-ce que tu deviens ? Un mec là-dessous, peut-être ?
— Non. Enfin, à vrai dire, un peu quand même, mais… je crois qu'il est amoureux d'une autre.
— On se casse toutes les dents, parfois ; j'imagine que ça fait mal.
— Et toi, tu en es où avec ton gentil voisin ? Ça évolue favorablement ?
— Pas le moins du monde. Je ne le croise plus et ne cherche vraiment pas non plus à le revoir.
— Pourtant, je t'aurais crue plus accro à ce type. Et je suis certaine que là, c'est moi qui ai raison, bien que tu ne veuilles pas l'admettre. Sinon, nos amis vont tous bien ?
— Tu sais, j'ai commencé à m'éloigner de certains d'entre eux. Je n'en vois plus beaucoup non plus.
— Oui. Gustave, que j'ai aperçu il y a quelques jours, m'a dit que tu manquais beaucoup à certains d'entre eux. Les habitués, ceux qui t'appréciaient le plus, sont sans doute un peu perdus sans toi.
— Je n'aspire plus qu'à me calmer. Je vois le bonheur dans les yeux de Jean et, ma foi, c'est très communicatif. J'aimerais trouver moi aussi chaussure à mon pied et non plus en essayer tout le temps des différentes, si tu vois ce que je veux dire.
— Trop bien, sans doute. Tu sais, j'ai fait la connaissance d'un brave gars et je crois que j'aurais volontiers fait un bout de chemin en sa compagnie.
— Eh bien, tu comprends que ce n'est peut-être pas encore trop tard pour toi… pour nous.
— Sauf que ce mec-là est amoureux d'une autre… et c'est un fidèle dans ses amours, apparemment.
— Pas de chance, alors. Là, je ne vois pas ce que je pourrais faire pour t'aider. Les hommes sont d'un compliqué…
— Le mien s'appelle Julien.
— Tiens, c'est marrant, ça : mon voisin lui aussi se prénomme Julien.
— Ouais, et il habite aussi par ici.
— Non ? C'est extraordinaire comme coïncidence ! Pour un peu, nous serions tous voisins.
— Tu ne crois pas si bien dire, Adèle : mon Julien, c'est aussi le tien ! Et je peux t'assurer qu'il n'a que toi dans la tête. Tu occupes toute la place, je n'ai aucune chance.
— Tu me charries, là ? Arrête de déconner.
— Pas du tout, c'est la sinistre réalité. Quand il dit « Adèle », il a tout dit. C'est comme un soleil qui lui monte aux lèvres.

La rousse ne parlait plus, reluquant sa copine comme s'il se fût agi d'une extraterrestre ; elle venait de lui coller un véritable coup de massue sur le crâne. Elle se fit expliquer en long et en large – et même en travers – comment les choses s'étaient passées. Alors Lucie vida son sac. La veste qu'elle s'était ramassée. Elle jurait les grands dieux qu'elle n'en voulait pas à son amie, mais Adèle sentait pourtant bien une sorte de rancœur envers elle-même ou ce gars. Difficile de savoir contre qui était dirigée cette rage.

— Mais… je t'assure que je n'y suis pour rien. Je ne lui ai jamais donné un seul faux espoir ; c'est vrai ce que je te dis.
— Oh, je te crois, et j'en suis persuadée. Mais lui t'attend, et je t'avoue que sur le coup… je t'en ai un peu voulu. Pas une franche jalousie, simplement une sorte de désillusion et de désespoir. Puis avec le temps, je me suis fait une raison tout en imaginant que…
— Que quoi ?
— Je ne sais pas si c'est bien de le dire ; après tout, tu n'as pas encore de rapports avec ce Julien…
— Bon, tu accouches ? Tu as quelque chose sur le cœur ; alors dis-moi ce que c'est, bon sang !
— Ben… j'avais pensé que de temps en temps… tu pourrais m'inviter.
— T'inviter ? Mais pourquoi t'inviter ? Je ne comprends pas vraiment ce que tu veux me faire passer comme message.
— Tu pourrais… me rendre la monnaie de ma pièce ; l'ascenseur, en quelque sorte. Partager avec moi des soirées ou des nuits… enfin, je sais bien que tu comprends ce que je veux te dire. Je resterais proche de lui, proche de toi, et tout le monde y trouverait son compte.
— Tu me proposes de coucher à trois avec un type qui est amoureux de moi et pour lequel toi tu as un béguin, c'est ça ?
— Oui. En clair, c'est ça… à peu de chose près.
— …
— Tu ne dis plus rien ?
— Attends, attends, laisse-moi réfléchir, tu veux ? Je dois digérer tout ce que tu me racontes.

Adèle s'était assise, et son cerveau tournait à cent à l'heure. Son amie venait quémander une faveur. Cette femme qui l'avait sortie de la misère en l'aiguillant sur des sentiers scabreux, qui avait été là quand dans sa vie ça allait plutôt mal… Mais ce Julien, comment pouvait-il être amoureux d'une femme qu'il n'avait jamais vue plus de trois ou quatre fois ? Et puis Lucie qui se pâmait pour un homme avec qui elle aussi aurait aimé avoir des moments de tendresse…

Après tout, c'était jouable ; mais aurait-elle le cœur d'entraîner ce type dans cette mascarade ? Les deux nanas avaient partagé bien d'autres lits, de toute évidence, bien qu'il ne se soit jamais – au grand jamais – agi d'amour. Là, le risque était bien plus élevé. Et puis comment s'y prendre ? Dans un premier temps, calmer son amie semblait le plus urgent.

— Bon, écoute, Lucie ; je te promets d'y réfléchir et de faire de mon mieux. Après, tu saisis bien que ça ne dépend pas que de moi ? Julien a aussi son mot à dire, mais je vais essayer de me rapprocher de lui.
— Merci. Merci. Je savais que je pouvais compter sur toi, ma belle. Tu es ma meilleure amie, et ce n'est pas pour rien : pour moi, ce mot est sacré.
— Chut… voilà, nous en reparlerons, mais laisse-moi aller à mon rythme, tu veux ?
— Oui… oui, merci !

Lucie tripotait les mains d'Adèle ; elle semblait complètement abattue.

Elles dînèrent ensemble chez la mère de Jean. La discussion ne tourna qu'autour de ce gaillard qui résidait en face. Puis enfin Lucie décida qu'il était temps pour elle de rentrer à son domicile. Se retrouvant seule dans sa maison, la rousse tournait dans sa caboche de mille façons différentes les moyens de renouer avec son voisin. Quelle idée aussi de s'être ainsi avancée auprès de la brune… Mais comme chose dite était chose promise, ça la rendait folle de ne pas savoir comment faire.

À partir de cet instant, Adèle se mit à épier tous les faits et gestes de Julien. Il sortait chaque jour à la même heure, rentrait tous les soirs aussi avec une régularité de métronome. Elle n'avait jamais vu quelqu'un d'aussi prévisible. Alors, au bout d'une semaine elle décida que c'était le bon moment. Ni trop tôt, ni trop tard. Et ce soir-là vers dix-huit heures, elle sortit dans la rue. Il pleuvait. Vêtue d'un manteau léger, elle n'avait intentionnellement pas couvert sa tignasse flamboyante. La berline dont elle avait aperçu chaque soir le retour ne manqua pas à l'appel.
Alors qu'elle commençait à marcher sur le trottoir sous le crachin, le conducteur ralentit pour s'arrêter et ouvrir sa vitre.

— Bonsoir ! Vous allez loin comme ça ?
— Bonsoir. Je vous demande pardon ?
— Oui, vous comptez marcher sous la pluie jusqu'en ville ? Vous allez être complètement trempée !
— Ah, c'est vrai, j'ai dû oublier mon parapluie chez une amie et je dois faire une course urgente.
— Bah, montez. Je vais vous déposer au centre-ville ; je dois de toute façon m'y rendre aussi.
— Je ne voudrais pas vous déranger… vous rentrez du travail ? Alors un peu de repos ne pourrait que vous faire du bien…
— Mais le fait de vous revoir me ravit. Je vous assure que ça va aller. Allez, montez. Regardez, vous dégoulinez de partout déjà. Ne faites pas l'enfant, je ne viole personne : ça se saurait.
— Bon, entendu. En tout cas merci, c'est gentil de votre part.
— Quelle idée aussi de ne pas avoir de voiture…
— Pour cela il faut passer son permis, et rien n'est gratuit dans ce bas monde.
— Oui, je sais, mais vous méritez mieux que ça.

Elle était près de lui, et son parfum effleurait les narines du chauffeur. Même l'eau du ciel sur ses longs tifs n'arrivait pas à l'enlaidir. Elle avait l'air d'une pauvre petite chose détrempée, mais elle restait belle malgré tout. Julien l'emmena jusque devant la poste et elle fila vers celle-ci, affairée à il ne savait quelle tâche urgente. Lui, bon prince, attendit qu'elle revienne. Quelques minutes plus tard elle réapparut, surprise de voir qu'il était encore là. Cette fois, elle ne renâcla pas pour monter dans la voiture.

— Il ne fallait pas m'attendre ; j'aurais pu rentrer à pied : j'ai retrouvé mon parapluie.

Elle venait de tirer de son sac un objet cylindrique minuscule, ce genre de truc que l'on faisait maintenant pour se protéger de l'eau de pluie.

— Mais ça me fait plaisir de vous revoir. Je suis heureux de passer un moment à vos côtés, même si ce n'est que pour un trajet aussi court.
— Oh, si j'osais, je vous inviterais bien un soir ; j'ai des légumes de toute beauté, et ma cuisine est excellente me dit mon fils Jean. Vous pourriez vous aussi me donner votre avis.
— Ce serait avec joie que j'accepterais une invitation.
— Ben… je ne sais pas. Comment êtes-vous disponible ? Un soir en semaine ? Demain soir, puisque c'est samedi… à vous de me le dire.
— Demain soir, ça me convient. Je n'ai pas vraiment d'amis et ne sors guère. Et puis je n'aurai que la rue à traverser : je pourrai même boire une larme de vin sans me soucier de rentrer. Oui, demain, et j'apporterai le champagne.
— Alors c'est vendu pour demain !

Il riait sans que ses sourires ne s'adressent à elle en particulier. Déjà ils étaient devant leurs maisons respectives. Adèle descendit, et lui aussi. Elle vint au-devant de Julien et lui posa sans ambages un bisou sonore sur la joue.

— À demain pour dix-neuf heures ; je vous attendrai.
— Vous pouvez compter sur moi !
— Merci pour la balade en voiture, et bonne soirée.

Elle avait tourné les talons, mais sur son trottoir l'autre n'en revenait pas. Il avait suffi d'une pluie d'orage, d'un oubli de parapluie pour que son bonheur soit total. La vie réserve parfois d'agréables surprises à ceux qui espèrent… Julien la vit disparaître derrière la lourde porte en chêne de chez elle. Lui aussi avait maintenant la tête trempée de rester planté là comme un piquet sur un bout de bitume, mais sa joie l'empêchait de sentir cette humidité qui plombait tout : il avait enfin une chance, et dans sa poitrine son cœur battait plus fort.

Sous la douche, Adèle souriait également aux anges. Les hommes étaient donc tous toujours aussi naïfs… Jamais Julien n'avait pensé une seule seconde que la rousse avait fait exprès de marcher sous la flotte tête nue. Après être sortie de la salle de bain, elle appela son amie Lucie pour lui apprendre que demain elle verrait Julien. L'autre, au téléphone, écouta religieusement les explications que lui donnait sa copine. Elle nota mentalement les directives de la belle. Machiavélique, décidément, cette rousse, quand on y réfléchissait bien !


Le samedi avait des allures de déluge. Les orages n'avaient pas quitté la région et il pleuvait sans discontinuer depuis le matin, mais Adèle n'avait pas lâché ses fourneaux, et sa cuisine embaumait. Sa tarte aux poireaux était prête et ferait une entrée décente. Dans le four, un lapin mijotait dans une sauce au Chablis, entouré de girolles du pays. Les pâtes fraîches qu'elle venait de finir de confectionner se marieraient de belle manière avec le roi des clapiers. Restait le dessert ; elle opta pour un sabayon aux myrtilles.

Tout était enfin en ordre et il était dix-huit heures. Ça laissait donc le temps à la gracieuse cuisinière de se faire belle. Elle tenait surtout à se débarrasser des odeurs de cuisine qui s'incrustaient sur ses vêtements. Elle fit un passage à la salle de bain puis se maquilla lentement, et quand l'image dans le miroir de son dressing lui parut semblable à ses attentes, elle prit un soin tout particulier pour ses lèvres. Le gloss les rendait brillantes et en soulignait les contours avec ravissement. Elle jugea le résultat « acceptable ».

Il n'était que temps, car la sonnette de la porte d'entrée annonçait le visiteur. Il était d'une ponctualité déconcertante. Elle vint lui ouvrir. Il tenait une bouteille de Moët et Chandon d'une main et un énorme bouquet de roses de l'autre. Ils se firent une bise et elle l'entraîna vers la salle à manger. Tout était en place. Elle le fit asseoir et chercha un vase pour les fleurs. Lui laissait traîner ses yeux sur ce qui l'entourait. Chez cette femme, c'était bien rangé, propre ; un intérieur meublé avec goût.

— Merci pour le bouquet, mais il ne fallait pas ; c'est trop !
— Non, rien n'est trop beau pour vous, Adèle.
— Hum, vous permettez ? Je vais les mettre dans l'entrée : dans cette pièce, elles souffriraient de la chaleur. Je reviens. Servez-nous donc un verre…
— Champagne, alors ?
— Eh bien, puisque vous en avez apporté, pourquoi pas ?

Elle déposait le bouquet dans le vestibule quand le « pop » d'ouverture de la bouteille se fit entendre. Adèle vérifia que la porte d'entrée n'était pas verrouillée et qu'elle ne faisait aucun bruit en s'ouvrant. La seconde partie de son plan dépendait de la discrétion de… mais elle savait que tout se passerait le mieux du monde. Elle revint d'un cœur léger vers son invité qui venait de servir le vin des dieux dans deux coupes.