Leçon n° 2 : Méfiez-vous des épouses infidèles

Guilhèm Kari

An de grâce 1095 ; père vient de mourir. J'hérite donc les titres de duc du Dauphiné et de comte de Lyon et du Viennois tandis que mon petit frère Nathan devient comte de Forez, mon vassal. J'obtiens enfin le pouvoir. Il a quand même fallu que j'attende mes trente-cinq ans avant que le vieux se décide à passer l'arme à gauche. Bon, il s'est pas mal débrouillé, mais moi, je compte faire beaucoup mieux ; j'ai de grandes ambitions.

Je commence déjà par renouveler les alliances de mon père. Il n'y a que la Franche-Comté qui refuse de signer, tout ça à cause de mon idiote de sœur qui a trouvé le moyen de clamser il y a quelques années. Tant pis, je me passerai d'eux… et puis tiens, je les raserai un jour pour les punir. Si t'es pas avec moi, t'es contre moi !

Je nomme mon frère Nathan intendant. Non, ce n'est pas pour m'assurer sa fidélité : il est une des rares personnes en qui j'ai pleinement confiance, et c'est juste qu'il en a le talent.

Pas de temps à perdre : à peine un an après être devenu duc, j'attaque le Vivarais, un territoire de jure de mon duché. Avec toutes mes alliances, leur passer dessus est un jeu d'enfant, comme à l'époque contre Stephanus X. Je laisse le soin à mes généraux de mener les troupes. Moi, je préfère rester à l'arrière et me tenir loin des choses pointues. Pareil quand le Kaiser veut m'offrir un titre de commandant de ses armées, je refuse à chaque fois. Quoi, quelqu'un m'a traité de couard ? Qu'il vienne me le dire en face s'il ose, que mes gardes lui règlent son compte !

Quoi qu'il en soit, le Vivarais est soumis. Le prince-évêque Girard, successeur de Stephanus X, devient donc mon nouveau vassal. Ce crétin tente tout de suite de comploter contre moi. Il doit l'avoir de travers ! Il est tellement pathétique qu'il n'obtient aucun soutien.

Avec Agnès, mon épouse, dorénavant duchesse de Savoie et de Suse, tout se passe merveilleusement bien. C'est le grand amour. Et puis c'est une chaudasse au lit ! Elle me fait de ces trucs… du genre que les saintes écritures n'approuveraient pas du tout. Et puis quelle souplesse ! Non, vraiment, elle m'impressionne.

Complètement amoureux de ma belle, je la comble de mille et un présents et elle m'a déjà offert un magnifique fils. Bientôt elle m'offrira un nouvel enfant puisque j'apprends à l'instant qu'elle est enceinte. Je suis donc le plus heureux des hommes.

Ma femme accouche en 1097 ; c'est une fille que je nomme Mathilde. On m'apprend l'année suivante la mort de ma mère dans les geôles de Provence. Ah oui, je l'avais oubliée, celle-là… Les bras de ma tendre et douce sont un réel réconfort suite à cette affreuse nouvelle ; c'est vrai, quoi : si je ne l'avais pas oubliée, j'aurais pu la faire libérer et la remarier à quelqu'un d'autre afin d'obtenir un quelconque avantage. Voilà une belle occasion de perdue. Je suis dépité.

Ma belle tombe de nouveau enceinte. Ce coup-ci, la grossesse semble difficile. Je la prie d'aller se reposer dans un endroit calme. Je lui propose les services de quelques-uns de mes courtisans qui ont sa sympathie afin de prendre soin d'elle. Elle accepte de bon cœur.

Lors d'une de mes visites, je remarque que l'un des courtisans – un certain Nicolas de Donico – semble un peu trop familier avec elle. Bien vite, le doute me ronge de plus en plus. Et si ce n'était pas moi le père de cet enfant ? J'engage un espion pour enquêter discrètement sur l'affaire afin d'en avoir le cœur net, mais l'incompétent ne trouve rien de compromettant. Agnès ne perd rien pour apprendre : je percerai à jour sa perfidie !

L'enfant naît en 1099 ; c'est un garçon que je nomme Nathan, comme mon frère. N'aurait-il pas les yeux de ce Nicolas ? Je jurerais que oui. Mes hommes de main capturent le félon et le torturent pendant des heures pour le faire avouer. Le fumier finit par cracher le morceau après toutes ses dents. Oui, il semble bien le père de Nathan.

À partir de là, la relation avec ma femme se dégrade rapidement. Elle a beau affirmer être innocente, je ne réussis plus à la croire. Les disputes s'enchaînent jusqu'à ce qu'elle décide de retourner vivre en Savoie. J'essaie de la faire excommunier pour sa traîtrise, de demander le divorce, mais rien n'y fait : l'antipape reste sourd à toutes mes demandes. Je tente de comploter pour la faire assassiner, mais personne ne veut me soutenir. Tout le monde l'apprécie trop ; à croire qu'elle les a tous sucés, la ribaude !

C'est sur le champ de bataille que je passe – ou plutôt que mes troupes passent – mes nerfs ! N'ayant pas de casus belli en mon nom propre, j'accepte de participer aux guerres de mes alliés. La première est une révolte lotharingienne qui dure de 1099 à 1104.

Et puis mon frère obtient une revendication, celle du comté de Mâcon, sous la protection du roi de France. Hum, c'est un sacré morceau… La tâche est ambitieuse mais ne me fait pas peur. La guerre est déclarée contre la France. J'attends tout de même que ses troupes soient occupées en Espagne : toujours mieux de frapper dans le dos ! Quoi qu'il en soit, il ramène son armée en marche forcée pour m'affronter. Grâce à mes alliés, j'aligne plus de troupes sur le champ de bataille et remporte la victoire. Même Agnès, malgré nos différends, a honoré notre alliance. La France cède donc Mâcon à mon frère. Dire que mon grand-père était un comte mineur, et que moi je suis capable de faire trembler un royaume tel que celui de France !

En attendant d'obtenir d'autre casus belli, je poursuis la stratégie de mariage de mon père puisqu'elle a fait ses preuves : en 1112, je marie mon fils Bérard à une princesse de Navarre du nom d'Elbira. Bon, j'avoue, ce mariage ne m'apporte pas une grosse alliance ; je lui ai juste choisi cette épouse parce que je la trouvais vraiment bandante. L'année suivante, je fiance ma fille – enfin, si c'est bien ma fille – au roi Slavich de Croatie, un garnement d'à peine dix ans.

Le gone m'appelle à l'aide l'année suivante ; il subit une importante révolte sur ses terres. J'honore mon alliance et envoie mes troupes. C'est mon fils Bérard qui les dirigera. Pendant ce temps, moi je reste bien à l'abri… euh, je veux dire je reste administrer mes terres, et surtout tenir compagnie à sa charmante épouse. Il ne me faut pas longtemps pour la mettre dans mon lit. Hum, la gourgandine, à peine dix-neuf ans, se montre aussi perverse que mon épouse. Dieu, comme j'aime qu'elle me masturbe entre ses deux gros seins… N'empêche, dans l'adultère, je préfère être de ce côté de la barrière.

En Croatie, mon fils a la sagesse d'abandonner notre allié afin de ne pas tomber dans un piège des rebelles. C'est bien : il a retenu mes leçons. Il ramène mes troupes à Lyon, et a la joie de découvrir Navar, sa première fille – enfin, celle qu'il croit être sa fille.

En 1114, après avoir remis le couvert avec Elbira, naît Clamenç, un fils, et mon cocu de fils ne se doute toujours de rien. Oh, le con ! J'ai été plus malin que lui, moi : j'ai vu clair dans la perfidie d'Agnès !

Les années suivent leur cours et je n'ai toujours aucun casus belli. Moi qui rêvais de grandes conquêtes, me voici bien frustré. Tant pis, je me console en me tapant Elbira. En attendant, ayant réuni un joli pactole grâce aux impôts, je développe mon comté de Lyon.

J'apprends qu'on me surnomme maintenant « l'ancien ». Quoi ? Mais pour qui ils se prennent, ces pourceaux ? Qu'on me pende tout ceux qui osent m'accoler ce surnom ridicule !

En 1117, c'est à mon allié, le duc de Transjuranie, de m'appeler à l'aide contre ses rebelles. J'envoie une nouvelle fois mon fils pendant que je m'occupe de divertir sa femme. Mon fiston doit battre en retraite après s'être fait défoncer par l'armée de Franche-Comté en guerre contre le Kaiser. À son retour, il découvre que sa femme vient d'avoir une nouvelle fille, Peironèla, qu'il prend encore pour la sienne. Quel naïf !

Quand même, voilà que mes troupes, qui ont remporté la victoire contre la France, se font humilier par deux fois dans mes deux dernières guerres ; quelle honte ! Et par de pauvres rebelles, en plus. La prochaine fois, je le jure devant Dieu, ça ne se passera pas de la même manière !

C'est en 1120 que vient une nouvelle occasion de s'illustrer sur le champ de bataille : la Transjuranie, qui vient juste de vaincre ses rebelles, se fait attaquer par le duché de Hollande. Je réponds présent et mes étendards, fièrement levés, partent à l'assaut de l'ennemi. On se fait malheureusement défoncer par ces chiens galeux de Hollandais. Mes troupes rentrent au pays la queue entre les jambes. Pire que ça, mon frère s'est même fait capturer par l'ennemi.

La seule bonne nouvelle cette année est la mort de cette putain d'Agnès. Mon fils Bérard hérite donc le duché de Savoie, et son frère, Nathan, celui de Suse. Quant à moi, maintenant que j'ai la satisfaction de savoir qu'Agnès a rejoint les flammes de l'enfer, plus rien ne me retient. Je sens que mon heure est venue. Mes forces me quittent. J'avais de grandes ambitions, mais la réalité m'a mis des bâtons dans les roues. J'espère que mes descendants feront mieux que moi.