Leçon n° 3 : Avant de partir en croisade, assurez-vous que votre royaume est stable

Bérard Kari

An de grâce 1122 ; hé hé, quelle bonne année ! À peine un an après avoir hérité de ma mère le duché de Savoie, j'hérite celui du Dauphiné de mon père. Qui pouvait rêver mieux ? Manque plus que le duché de Suse, mais il appartient à mon frère Nathan.

Père a toujours prétendu que Nathan n'était pas son fils, que ma mère était allée voir ailleurs : c'est donc un bâtard qui se retrouve duc. Pour moi, cela est inadmissible ! Il me faut chasser cette raclure du trône dont il n'est pas digne. En tout cas, c'est le prétexte que je donnerai à mes vassaux pour l'attaquer. Peu m'importe qu'il soit vraiment un bâtard ou non, je choisis la version qui m'arrange le plus. Comme ça, j'aurai pour moi un autre duché ; jamais deux sans trois, comme on dit !

N'empêche, quand je repense à mon père, j'ai les boules pour lui. Découvrir que sa femme est allée voir ailleurs et que ses enfants ne sont pas les siens, je ne l'aurais pas supporté, à sa place. Heureusement que ma belle Elbira m'est totalement fidèle !

J'apprends que mon épouse peut revendiquer le titre de reine d'Aragon. Or, le royaume correspond pour le moment à un seul comté en plein milieu des Pyrénées. J'avoue avoir la flemme de partir en campagne si loin juste pour un mini-territoire ; le duché de Suse me met bien plus l'eau à la bouche.

Si je peux éviter la guerre avec mon frère – par exemple s'il venait à périr dans un accident pas si accidentel que ça – ça m'arrangerait bien : j'hériterais directement son titre et j'économiserais or et hommes. J'ai donc monté un complot pour le faire disparaître. Pour le moment, peu nombreux sont ceux qui m'ont apporté leur soutien, mais j'apprends soudain que la comtesse Konstanze d'Istrie, ma tante, projette elle aussi de l'assassiner. Chouette ! Je lui propose de joindre nos efforts.

Tiens, d'ailleurs son mari – mon oncle Nathan Kari, comte de Forez et de Mâcon – croupit toujours dans les geôles de Hollande. Mon père l'aimait bien (moi aussi, d'ailleurs) alors j'hésite à le faire libérer. Mais en y réfléchissant, il est bien mieux là-bas. En effet, par une histoire de succession assez complexe, ses terres pourraient dans le futur échapper à ma tutelle, sauf s'il venait à mourir avant sa femme. Comme il est plus vieux qu'elle, cela devrait pouvoir se faire. Et comme la prison n'est pas l'idéal pour la santé, son espérance de vie est d'autant plus réduite. Je n'ai plus qu'à prier Dieu pour qu'il me débarrasse aussi de ce Nathan.

En 1123, les galipettes avec ma douce Elbira permettent la naissance d'une nouvelle fille : Madalena. Comme mon complot contre mon frère ne semble pas donner beaucoup de fruits, je me dis que je ne vais pas avoir le choix de prendre les armes. Il me faut des alliés pour m'assurer une victoire facile ; il est temps de renouer les alliances de mon père et d'en signer de nouvelles. Comme d'habitude, mes gones se montreront bien utiles.

À peine quelques mois et je fiance déjà ma Madalena au petit Ayon de Genève, fils de mon cousin Folkmar, duc de Transjuranie. Cet arrangement ne m'apporte pas d'alliance, juste un pacte de non-agression, parce que ce crétin de Folkmar me refuse son soutien. Les alliances avec la Lotharingie et la Croatie sont renouvelées. Clamenç, mon héritier, est fiancé à Dora Pallavicini, la fille du duc Paolo de Milan. Le duché de Milan est indépendant et jouxte celui de Suse ; c'est une alliance qui pourra m'être favorable. Ma fille Navar est fiancée au prince Hugo von Oldenbourg, fils du Kaiser Eglimar le Bon, mon suzerain. Pas d'alliance ici, mais un pacte de non-agression, ce qui pourra toujours s'avérer utile si des fois je venais à déplaire à mon suzerain. Enfin, une autre alliance très intéressante est signée grâce aux fiançailles de ma fille Peironeva et de Luitpold von Zahringen, fils de Berthold II, duc de Thurgovie, qui possède aussi quatre autres duchés de jure répartis entre la Germanie et l'Italie.

Avec toutes ces alliances, je ne crains plus rien et je vais pouvoir m'étendre. Je fête ça au lit avec mon Elbira. Bizarrement, depuis le décès de mon père, je la trouve bien plus désireuse et disponible qu'avant. Fini les grosses fatigues ou les terribles migraines : maintenant c'est elle qui vient me chauffer. C'est curieux, ce changement de comportement… mais bon, ne cherchons pas à comprendre. Et voilà qu'au bout de quelques mois, naît une nouvelle fille : Esclarmonda.

Cette fois, j'ai assez attendu. Mon frère est maintenant adulte et risque à tout moment de pondre un héritier. Je dois l'attaquer maintenant avant qu'il ne soit trop tard. La guerre est déclarée en 1125. Sans compter mes alliés, mes troupes sont déjà supérieures aux siennes. Oui, mais ça ne m'empêche pas de subir une première défaite. Peu importe : à l'arrivée de mes alliés, il ne fait plus le poids. Un an et demi après le début du conflit, Nathan est tué au cours d'une bataille. Chouette, j'hérite le duché de Suse !

Autre bonne nouvelle : mon oncle Nathan meurt dans les geôles de Hollande. Deux Nathan éliminés et deux problèmes résolus, quelle belle année ! Bon, par contre, mon territoire s'agrandit de plus en plus et je suis un piètre administrateur. Je commence à prendre quelques cours pour améliorer ma compétence d'intendance.

En 1128, j'apprends la naissance d'un nouveau fils, un petit Bérard. J'accueille la nouvelle avec joie, même si ça risque de poser des problèmes de succession entre mes deux fils. Avec la Transjuranie, l'ambiance n'est pas terrible. Mon cousin Folkmar m'insupporte de plus en plus, surtout depuis que je me suis aperçu que le comté de Genève en sa possession est un territoire de jure de mon duché de Savoie. Je mets donc fin à notre pacte de non-agression.

L'année 1129 est un tournant dans ma vie ; j'apprends que le pape prépare une croisade contre l'Égypte. Y participer devrait me faire bien voir des autres seigneurs. Convaincu par mon chapelain, j'accepte de m'engager à fournir quelques hommes. Et là, je reçois une vision de Dieu en personne ! Je ne sais plus exactement ce qu'il me raconte – j'étais trop bourré – mais cette expérience me convainc de devenir son glaive. Je prépare toutes mes troupes à la bataille que je m'apprête à mener moi-même. Ah, et je prononce aussi des vœux de célibat, ce qui semble atrocement décevoir Elbira. En quelques jours, je deviens l'un des croyants les plus zélés de la chrétienté.

Avant mon départ, j'apprends que plusieurs vassaux trament une rébellion contre moi. Elbira me supplie de rester pour ne pas prendre de risques, mais je n'en ai cure. Quand je reviendrai auréolé de gloire, aucun de ces misérables n'osera prendre les armes contre moi.

Voir tout l'Occident prendre les armes est un évènement qui fait chaud au cœur. Les étendards se lèvent de partout pour aller poutrer les mahométans. On a vraiment l'impression de faire partie de quelque chose de grand, un tout, une même cause. Je me mets à mon tour en route.

Le chemin est long : il faut traverser l'Empire byzantin et la Terre Sainte pour atteindre l'Égypte. J'arrive bien entendu dans les derniers, après les plus grosses batailles. Beaucoup de mes hommes sont déjà morts en chemin. [Note pour mes descendants : ne vous lancez pas dans une croisade si vous ne possédez pas de navires ; vous pourrez ainsi traverser la Méditerranée au lieu de la contourner.] J'ai une toute petite armée par rapport aux autres : il n'y aura pas beaucoup de gloire pour ma maison. Tant pis, mais au moins je sers Dieu. Je me fixe dans la région du Sinaï, là où les troupes ennemies ne semblent pas trop présentes.

Franchement, l'ambiance est plutôt bonne, là-bas : on pille, torture et massacre dans la joie et la bonne humeur, et après une bonne journée de labeur on se fait des gueuletons avec les potes ! D'ailleurs, je me fais plein d'amis là-bas.

Mais soudain une mauvaise nouvelle nous arrive : une imposante armée a réussi à pénétrer dans le Sinaï et s'avance pour nous affronter. Merde alors, ça devient vraiment sérieux ! Fini la rigolade. Nous l'affrontons une première fois. Je suis blessé lors d'un duel contre un seigneur mahométan. Ce salaud m'a transpercé l'épaule. Nous battons en retraite et sommes rattrapés peu après. Nouvelle bataille ; toujours blessé, je participe tout de même au combat et tue un autre seigneur ennemi. Nouvelle défaite. Mon armée, qui n'est plus que l'ombre d'elle-même, part en déroute au fin fond des terres égyptiennes.

Mais l'ennemi se fait massacrer par d'autres chrétiens, et les chiites déposent les armes en 1133. L'Égypte devient alors un royaume catholique. C'est Konrad le glorieux, de la dynastie des Wigéricides, qui est choisi comme roi.

Alors que les miettes de mes troupes, toujours perdues en Égypte, soignent à peine leurs plaies, un messager m'annonce qu'une importante révolte a éclatée sur mes terres : les maudits félons visent à instaurer la succession élective pour le duché du Dauphiné. Des élections ? Risquer que ce titre échappe à ma dynastie ? Et puis quoi encore ?

Du fin fond de l'Égypte, je hurle de rage après ces renégats tandis que mon épaule, qui s'est infectée, m'élance de plus en plus. La fièvre me gagne ; je me sens de plus en plus faible…

Clamenç Kari

An de grâce 1133 ; la situation est vraiment catastrophique. Une dangereuse révolte a éclatée. Tout ce qui nous reste de troupes est perdu en Égypte, et j'apprends à l'instant que mon idiot de père a trouvé le moyen de mourir, là, au pire moment. Résultat : mon frère et moi nous partageons ses terres, ce qui ne me laisse pas grand-chose pour affronter mes ennemis. Pire que ça : en apprenant la mort de mon père, nos alliés nous tournent le dos. Me voilà isolé. Mère lui avait bien dit que c'était idiot de partir en Égypte alors qu'une faction complotait dans son dos ; mais non, cet idiot n'en a fait qu'à sa tête ! « Deus Vult ! Deus Vult ! » qu'il répétait ; ouais, mais en attendant il nous l'a mis bien profond, Dieu !

J'arrive à renouveler l'alliance avec le duc Berthold II de Thurgovie, mais ses troupes attaquent la Croatie ; pour le moment, il ne peut m'apporter son soutien dans ma guerre.

Heureusement, la croisade nous a rapporté une coquette somme, de quoi lever des mercenaires. En parallèle, je me dis que mon petit frère Bérard ferait bien de disparaître à son tour, de quoi me permettre de réunir toutes les terres. Il a à peine cinq ans, le gone ! Qu'est-ce qu'il peut bien connaître de la politique à cet âge-là ? J'administrerais ses terres bien mieux que lui. À seize ans, moi au moins j'ai du poil aux couilles ; je suis donc bien plus qualifié que lui. Mais bon, chaque problème en son temps ; il me faut déjà vaincre les rebelles.

À la tête du peu de troupes que j'ai réussi à réunir et de mes mercenaires, j'avance fièrement vers l'armée ennemie. Les voilà piégés. Bientôt ils vont déposer les armes et je pourrai enfermer les chefs ennemis dans un cachot. Mais la bataille tourne à la catastrophe et je me retrouve piégé par l'ennemi qui me capture. Je n'ai pas d'autre choix que d'accepter les exigences des rebelles : dorénavant, la succession du duché du Dauphiné sera élective.

Mon vote va donc à mon frère. Pas le choix, c'est le seul candidat de ma lignée. Si je meurs maintenant, il serait dommage que notre sang ne règne plus sur nos terres ancestrales. Ce qui fait que pour le moment, je ne cherche plus à éliminer Bérard ; mais dès que j'aurai un fils, ses jours seront comptés.

Deux ans plus tard, mon mariage avec Dora Pallavicini est célébré. La donzelle est vraiment de toute beauté et me fait découvrir au lit des choses que je n'imaginais pas possibles. Quelle fougue ! Quel talent ! En quelques jours elle m'a rendu complètement accro à son corps. C'est à ce moment-là quelle commence à me rappeler qu'elle possède une revendication sur le duché de Milan.

En tant que femme, elle ne peut revendiquer ce duché indépendant que si une autre femme est à sa tête, ou un mineur. Or, tous ses frères sont mineurs. Si son père, le duc Paolo, venait à disparaître rapidement, le duché passerait à l'un de ses frères, et sa revendication pourrait me servir de casus belli pour l'installer à la tête du duché. Autrement dit, le duché de Milan finirait à terme dans les mains de ma lignée.

Grâce à son soutien et à ses contacts à la cour de Milan, nous organisons l'assassinat de Paolo, mais le roi d'Italie nous coupe l'herbe sous le pied et s'empare du duché tant convoité juste avant que notre assassin plante sa dague dans le dos de Paolo. Dommage ; Milan aurait été une belle prise pour nous.

J'apprends que mon petit frère, Bérard, est gravement malade. Si ça se trouve, je n'aurai même pas besoin de l'assassiner pour récupérer les autres titres de mon père. J'espère que Dora m'offrira bientôt un fils afin d'assurer l'avenir des Kari.

Quelques semaines après, je parviens à renouveler mon alliance avec le duché de Transjuranie, aujourd'hui dirigé par Aymon de Genève, deuxième du nom. Mon allié est en prise à des rebelles. À la tête de mes troupes, je pars lui apporter mon soutien. J'avance fièrement vers l'armée ennemie. Les voilà piégés. Bientôt ils vont déposer les armes et mon allié pourra enfermer les chefs ennemis dans un cachot. Mais la bataille tourne à la catastrophe ; je suis atteint à l'abdomen et perds beaucoup de sang. Je crois que la vie me quitte…