Acte II : Les années bonheur

Sur le gâteau, les bougies sont allumées. La jeune fille aux cheveux frisottés bien peignés est d'une beauté à couper le souffle. Dans ses petits yeux malicieux, bleus comme la ligne des Vosges, elle retient son souffle alors que son grand-père, sénateur-maire, commence à chanter « Happy birthday to you », immédiatement repris en chœur par la vingtaine d'invités que sa mère a triés sur le volet. Alice est fière de cette belle jeune femme qu'est devenue sa fille. Karine – c'est son prénom de baptême – gonfle fortement ses poumons et relâche d'un seul souffle toute la pression ainsi accumulée. Les dix-huit petites lumières vacillent et finalement s'éteignent. Alors, un à un les invités viennent l'embrasser et déposent sur la table devant elle un cadeau. Les paquets sont tous enrubannés et les doigts de la fille ne s'embarrassent d'aucune précaution pour déchirer les papiers multicolores.

— Karine, que vas-tu faire l'année prochaine, maintenant que tu as ton bac ? Tu comptes aller faire tes études sur Nancy ?
— Tu sais, c'est papa qui s'occupe de cela. Moi, je suis seulement le mouvement. Je voudrais passer une licence, mais mes parents ne sont pas trop d'accord ; ils préféreraient que je tente une carrière en politique, comme grand-père. J'ai pourtant horreur de cela.
— Oui, mais tu vas te diriger dans quelle branche, alors ?
— Une licence de droit ou de lettres sans doute, puis ensuite je verrai, si ce n'est pas trop dur.
— Quelle chance ! Tu imagines ? Nancy, ses lumières, ses boutiques… Enfin, la belle vie, quoi !
— Tu sais, ici chez nous, on trouve aussi ce que l'on veut ; je ne suis pas difficile, moi.
— Tu es drôle, toi ! Tu donnes l'impression que nous ne vivons pas dans le même monde. Comme si tu te voulais différente de nous ; enfin, je n'arrive pas à m'expliquer. Tu…
— J'ai quoi ? Parce que je ne pense pas comme vous toutes, là, à courir après les garçons ? Parce que je ne suis pas intéressée par l'argent de mes parents ? Ils en ont ; donc ça te paraît juste que moi j'en dépense à tire-larigot, simplement pour le plaisir d'avoir de belles fringues ? Tu sais, une jupe sans marque me permet parfaitement de circuler dans la rue tout aussi bien que vous qui ne rêvez que d'Yves Saint Laurent ou autre Chanel.

Le ton monte entre les deux filles ; aussitôt Alice intervient pour calmer le jeu.

— Karine, tu ne peux pas parler comme ça à ton amie ; le jour de ton anniversaire, en plus ! Tu ne vas pas faire un esclandre. Pourquoi n'es-tu pas comme les autres ? Toujours des idées différentes ; pourtant nous t'avons élevée de la même manière que ton frère. Toutefois, toi tu ne fais rien comme tout le monde ; c'est désespérant, mon ange.
— Écoute, tu as toujours préféré Frédéric ; et cet anniversaire, c'est une idée à toi. Je ne t'ai rien demandé ! J'ai l'impression que je n'existe pas, sauf aux yeux de grand-père. Pour vous tous, je suis une étrangère au sein de ma propre famille !
— Tu devrais te poser les bonnes questions, Karine. Que fais-tu pour être acceptée par tous ? Arrête un peu de vouloir toujours, toujours refaire le monde. Tu sais, il tourne depuis longtemps, celui-là ; il a commencé avant nous et il continuera encore longtemps à le faire après nous. Et puis si je t'ai donné l'impression de t'aimer moins que ton frère, c'est sans doute aussi parce que c'est ce que tu veux voir, toi. Mon amour est partagé : de cela j'en suis certaine.
— Pardon, maman, pardonne-moi ; je ne voulais pas te faire de mal. J'ai encore mal dormi.
— Toujours ces cauchemars récurrents ? Quand donc te décideras-tu à consulter ?
— Tu me vois aller dire à quelqu'un « Docteur, j'ai l'impression que toutes les nuits je m'appelle. Que je suis une autre, que je marche dans des rues que je ne connais pas, que j'ai d'autres amis, que je ne sais pas qui je suis. » Tu imagines l'autre en face de moi, quand je lui raconterais des trucs pareils ? Je suis bonne pour l'asile, maman. Il va me demander ce que j'ai pris, ce que j'ai fumé, c'est sûr.
— Je sais que ça paraît difficile à expliquer et sans doute à comprendre, mais il doit bien y avoir quelque chose à faire, non ? Karine, j'aimerais que tu y penses ; notre bon vieux docteur aura sans doute une oreille attentive à cette histoire de rêves. Je t'en prie ma, chérie, va le consulter.
— Je te promets, maman, que si mes cauchemars me harcèlent encore trop longtemps, j'irai voir monsieur Houmet. Allez, viens, retournons auprès de tes… pardon, de mes invités ; ils doivent avoir mangé tout le gâteau.
— Ben, j'espère bien en avoir une petite part quand même, non ?

Les deux femmes regagnent la salle où les autres papotent, rient tous de bon cœur sans se préoccuper de l'absence de la reine de la fête. Dans un coin de la pièce cependant, deux yeux marron épient les faits et gestes de la belle jeune femme qui maintenant déguste une part de moka. Frédéric n'a de regards que pour cette silhouette qui va et vient, passant de visage en visage pour l'accolade de remerciement rendue obligatoire par la remise des cadeaux. Il a beau se traiter de fou, se reprendre tout le temps, il se dit que son cœur à lui est dingue. Ce n'est pas normal d'être ainsi accro de sa sœur !

Il n'y a qu'une fille qui l'intéresse, et il faut qu'ils aient, elle et lui, les mêmes parents. La vie, c'est dégueulasse et mal foutu. Lui, du haut de ses dix-sept ans, la trouve… vachement bien foutue. Pour elle, par contre, il est invisible, transparent. Il ne compte plus le nombre de fois où il a failli se faire surprendre à guetter le soir quand elle va prendre sa douche, le nombre de fois où il a tenté de se trouver sur son passage lorsqu'elle sort de la salle de bain. Il n'a jamais aperçu que l'ombre de son ventre, que la naissance de son pubis ; mais comme elle l'a fait bander, rien qu'avec ce minimum ! Tiens, encore aujourd'hui avec sa jupe et sa façon de se déhancher en passant entre les gens… Merde, c'est trop ! Surtout que la voilà qui s'avance vers lui. Elle a un de ses sourires habituels, ceux des bons jours. Parce que ce n'est pas toujours le cas : c'est souvent qu'elle fait la gueule, la frangine. Et elle ne donne jamais d'explications ; c'est ainsi, point. Mais elle arrive vers lui avec son visage qui avance vers sa joue. Ce parfum… comme elle sent bon !

— Merci, Frédéric ! Merci pour le joli vase que tu m'as offert.
— Ben, c'est ton anniversaire. Alors, je ne savais pas trop si ça te plairait.
— Si, tu as bon goût. Allez, viens là que je te fasse un poutou ! Je t'aime, toi, mon frère !

Ces mots déclenchent en lui un remue-ménage incroyable, une vraie poussée d'adrénaline, et il sent que son ventre se tend. Enfin, quand il pense « ventre », c'est surtout la terminaison masculine de celui-là qui se déforme à grand vitesse. Il se traite de tous les noms d'oiseaux : ce n'est pas normal d'être aussi… con. Karine est sa sœur ; alors pourquoi son corps réagit-il de cette manière quand elle le frôle ? Elle a des amies très belles également, mais Frédéric peut bien les effleurer, les toucher aussi longtemps qu'il le veut ; jamais, au grand jamais aucune ne lui fait cet effet-là.

Les lèvres qui s'appuient sur la peau de sa joue, c'est un pur bonheur. Il s'approche davantage et passe ses bras derrière son cou, s'accroche à la jeune fille, et elle se trouve si près de lui que la serrer sur sa poitrine lui laisse sentir la présence de son soutien-gorge.

— Hé, n'en profite pas ! Tu n'as droit qu'à un bisou, comme les autres.
— Oui, mais un sur chaque joue, alors il en manque un.

Tous les prétextes sont bons pour la garder encore une fraction de seconde contre lui. Un instant il se dit qu'elle a deviné son jeu, qu'il est démasqué, qu'elle va lui coller une gifle ; mais elle se recule et sa main vient remplacer sur sa joue les lèvres qui le brûlent. Elle reste un moment les yeux rivés dans les siens.

— Reste comme tu es, Frédéric. Ne change jamais.

Les autres mots sont perdus, happés par une meute de jeunes qui fond sur eux, arrachant ainsi la jeune fille des bras de son frère.

— Allez, vous deux, venez. On veut de la musique, on veut danser. Venez, allons nous amuser.

Là-bas dans le salon, Alice vient de mettre en route la platine et déjà la horde pousse fauteuils et canapés, débarrassant le parquet de toute entrave. La musique se fait plus forte alors qu'une main de fille oblige Frédéric à débuter un slow avec une blondinette insipide. À côté de lui, Karine danse avec un grand escogriffe, un singe qui ne plaît pas à son frère. Comme il tourne dans le dos du guignol, il voit le visage hilare de sa frangine qui lui fait… non, il n'a pas rêvé : elle lui fait un clin d'œil. Et l'autre, contre lui, qui se colle comme une sangsue… Ce qu'il a aperçu lui a filé une trique d'enfer. La blonde, qui se frotte honteusement à lui, se serre encore plus fort ; bien sûr elle ne peut pas ignorer… ! Mais son sourire béat lui fait penser qu'elle juge que c'est pour elle, cette poussée masculine qu'il ne peut refréner. Du coup, lorsque le slow s'achève, la gamine ne le lâche plus d'une semelle. Son babillage permanent met Frédéric mal à l'aise, mais il reste courtois. Alice lui a aussi appris les bonnes manières. Quant à sa sœur, eh bien elle est partie avec qui ? Pour où ? Ça le rend dingue, fou, ivre… de jalousie.


Une semaine que les cours ont débuté pour Catherine. Elle se fait assez facilement à cette nouvelle façon de vivre. Le midi elle déjeune à la cantine, et le soir un petit en-cas lui permet de ne pas trop s'en faire. En plus, sa mère a apporté des tas de conserves. De quoi tenir un siège ! Elle trouve plutôt sympas ces jeunes qui sont, comme elle, en première année ici, sur Nancy. Bien sûr, le soir elle a du mal à s'endormir, redoutant ces spectres qui viennent la tourmenter. Elle se voit trop souvent dans un miroir ; c'est elle sans l'être ! Quelque chose qui n'a aucun sens, sinon ce serait un simple rêve ; mais là, c'est bien au-delà de cela. Ces choses qu'elle vivait à la maison l'ont suivie dans cette minuscule chambre d'étudiante, à des kilomètres de Rupt. Elle finit par penser qu'elle va devoir vivre avec cela toute sa vie.

Pour le moment, la voici plongée le nez dans ses bouquins ; elle est aussi un peu là pour ça. Les profs sont bons apparemment, du moins c'est ce que lui a dit une deuxième année qui lui sert de tutrice, une sorte de marraine, quoi. Le problème des immeubles pour étudiants, c'est qu'ils ne sont pas bien insonorisés, et que toute la soirée il y a du passage dans les couloirs, des portes qui claquent, des voix pas du tout discrètes. Il arrive à la jeune fille de sursauter au moindre bruit, d'être parfois réveillée, sortie de son sommeil, ce qui la replonge toujours dans son second univers. Alors, de peur que ses fantômes ne la fassent encore souffrir, elle reste les yeux grands ouverts dans le noir. Il lui arrive de sombrer rapidement dans le néant, mais pas toujours et elle se fatigue plus dans les journées qui suivent.

Ce matin, c'est samedi ; elle se rend à la piscine. Nager, ça la détend. Elle aime cela depuis longtemps. Perdue dans la masse liquide, les cheveux camouflés sous un bonnet de bain obligatoire, elle ne pense à rien d'autre qu'à son village. La boulangère, l'odeur du pain chaud, juste des petites images comme celles-là qui lui permettent de garder le contact avec sa vie, celle de son enfance. Catherine se sent bien. Sur la serviette où elle s'est étalée pour se faire sécher sur la terrasse au grand soleil, elle ferme les yeux. Puis, lorsqu'elle sent que sa peau risque de prendre un coup de soleil, elle se retourne. Dans ce mouvement ample de son corps qui se déplace horizontalement, elle sent autre chose que le soleil posé sur sa silhouette : à quelques mètres d'elle, un garçon la regarde comme si elle était une Martienne. Elle n'y prête aucune attention, et puis se dit finalement que ça suffit, qu'il est temps d'aller travailler un peu.

Sa serviette sur l'épaule, elle prend le chemin des vestiaires. La désagréable impression que le jeune homme la suit des yeux la dérange, mais pas pour longtemps. Vite rhabillée, elle rentre chez elle, oubliant l'incident et se remet dans ses cours avec ardeur. La pause déjeuner ne dure qu'un bref instant, le temps d'ingurgiter un quignon de pain, un peu de munster de Rupt suivi d'un café qui clôt ce frugal repas. L'esprit de Catherine repart dans les lignes sombres des livres qu'elle parcourt comme pour en absorber tout le contenu.

Les travaux pratiques de chimie et de biologie se font en binôme, et la jeune Vosgienne s'est vu attribuer une compagne d'étude. Une petite rousse répondant au prénom de Maryse travaille donc sur toutes les expériences avec elle. Pas désagréable du tout, bonne élève également, mais une concierge qui n'arrête pas de discuter. La professeure de chimie est toujours présente pour guider les premiers pas des deux donzelles, et une certaine complicité s'est instaurée entre ce groupe formé de Catherine et de sa presque amie désormais. Au fil des jours elles deviennent plus proches, et de temps en temps son binôme déboule dans la chambre occupée par Catherine. Ces heures-là sont toujours perdues pour la jeune fille qui n'arrive pas à faire taire sa visiteuse.

— Cathy, tu n'as pas de garçons qui viennent te voir ? Pourtant tu es mille fois plus belle que moi.
— Arrête ça, tu veux bien ? Tu dis n'importe quoi ! Je ne suis pas plus belle que quiconque : je suis moi, tu es différente, c'est tout.
— Oui, mais tu as un charme fou. Et tu évites de répondre à ma question en parlant d'autre chose, non ?
— Je ne suis ici que pour mes études ; les hommes ne m'intéressent absolument pas. Mes parents se saignent aux quatre veines pour me permettre d'être dans cette école, alors je me dois d'avoir de bons résultats.
— Moi, je n'ai qu'Odile, ma mère. Mon père a dû en avoir marre quand j'étais toute petite et il a fait sa valise. Il faut dire que supporter maman, c'est un exploit ! Elle ne raisonne pas comme nous, tu sais.
— Qu'est-ce que tu veux dire par là ? Ce n'est pas bien de dire du mal de sa mère.
— Je n'en dis pas de mal, mais elle a un esprit tordu, je te dis que ça. J'ai beaucoup de difficultés à vivre sous le même toit. Tiens ! Un soir tu viendras dîner à la maison et tu te rendras compte par toi-même.
— Mais elle travaille aussi pour te permettre de suivre tes études.
— Oui. Elle reçoit des barjes tous les jours ; c'est ça, son boulot.
— Des quoi ? Des barjes ?
— Elle est psychiatre. Tu imagines le topo ? Plein de détraqués qui viennent consulter à son cabinet, une pièce de notre maison. Alors tu penses bien que j'en ai déjà vus, des tarés, alors que je guettais par la fenêtre de ma chambre.
— Alors tu veux faire psy aussi ?
— Non, moi je préférerais faire de la recherche, tu vois, dans un labo, chercher des médicaments pour les soigner.
— Soigner qui ?
— Ben, les barjes qui viennent la voir !

Les deux filles éclatent d'un rire qui doit courir dans les couloirs, passer de chambre en chambre. Catherine se dit soudain que ce sont elles que les autres doivent, en cet instant penser folles.

— Et toi, un mec, tu en as un ?
— Disons que j'ai déjà un peu flirté avec un beau brun, mais j'ai eu peur de l'embrasser. Il a pris cela pour du dédain ou je ne sais quoi, et il ne m'a plus jamais invitée à sortir avec lui. Mais toi, là-haut dans ta montagne ?
— Oh, ce n'est pas encore la montagne ; et puis je n'ai jamais pensé à ce genre de truc. Je me dis que quand ce sera le moment, je saurai bien le reconnaître. Tu sais, ma mère, elle est avec mon père depuis très longtemps. Je ne sais pas si je pourrai un jour trouver un homme qui m'aimera comme il l'aime. Ça me fait peur, moi, ce genre de chose, tu vois.
— Ouais. Et dire que je me suis fait larguer pour un baiser que je n'ai pas donné ! Tu es une chouette fille. Tu n'es pas de l'autre bord, quand même ? Je pose la question ; je n'y crois pas, mais on ne sait jamais, avec tout ce qui se passe maintenant !
— Ça veut dire quoi, « de l'autre bord » ?
— T'es pas une femme… à femmes, quoi, tu vois bien ce que je veux dire…
— Ben non, je ne vois pas.

Encore un gros rire qui secoue les deux minettes qui se sentent proches l'une de l'autre et qui finissent par se trouver bien des points communs. Puis une idée traverse l'esprit de Catherine ; une idée saugrenue, surgie comme cela d'un coin de son cerveau.

— Ta mère, elle a des bouquins sur les rêves ou ce genre de chose, j'imagine ?
— C'est un peu la base de son activité, tu vois, l'analyse des cauchemars ; des rêves aussi, sans doute, mais je ne m'y suis jamais intéressée : elle est déjà assez chiante comme ça sans que j'empiète sur son domaine ! Mais pourquoi cette question ? Tu fais des rêves bizarres ?
— Non, non, c'est juste des paroles en l'air, pour parler, quoi.
— Ouais, mais là, je ne suis pas vraiment convaincue. Tu ne me dirais pas des âneries par hasard ?
— …
— Bon, libre à toi de te taire, mais parfois tout déballer vaut mieux qu'un long silence. Je te rassure : ce n'est pas de moi, c'est de ma mère.
— Elle… elle a peut-être raison, finalement. Bon, eh bien, si on bossait un peu nous deux ? On ne va pas avoir notre licence en discutant de garçons, non ?
— Dommage qu'ils n'aient pas inventé une option sexe : je serais volontaire pour les travaux pratiques, moi.
— Allez, viens, notre compte rendu ne va pas se faire tout seul.
— Quel rabat-joie tu fais…


— Qu'est-ce que tu as, Frédéric ? Pourquoi n'as-tu pas touché à ton assiette ? Tu n'es pas malade au moins, mon grand…
— Mais non, maman ; où vas-tu chercher des idées pareilles ? Je n'ai pas faim, voilà tout.
— Ne t'inquiète donc pas comme ça, Alice : quand il aura faim il saura bien manger.
— Mon pauvre Hector, tu vois tout en rose, toi !
— Bon, vous deux, là, il n'y a pas que mon frère à table ; s'il ne veut pas déjeuner, c'est simplement et juste son problème. Moi, j'aimerais un peu de calme pour goûter au rôti que nous a mitonné Juliette. Je vous rappelle qu'elle y a passé du temps à nous le préparer, ce repas. Le moins que l'on puisse faire, c'est d'y faire honneur. Vous savez le nombre de gens qui ne mangeront jamais un morceau de viande comme celui-là ? Qui ne mangeront sans doute pas du tout, même ; vous savez le nombre de ceux-là ?
— Calme-toi, Karine ! Tu ne vas pas nous en faire tout un fromage, non ! Frédéric ne mange pas ? C'est son droit. Point à la ligne, l'incident est clos.
— De toute façon, c'est sans doute à cause d'une fille qu'il se met dans des états pareils.
— Bon, puis-je quitter la table ? Maman, papa, puis-je ?
— Oui, oui, vas-y avant que ta sœur ne nous arrache les yeux et le cœur ; tout cela pour un rôti et un fils qui n'a pas faim…
— Papa, tu oublies la fille qui est là-dessous, aussi.
— Et alors, c'est de son âge ; et du tien, également. Tu seras peut-être plus aimable quand tu auras un compagnon, un ami.
— Sûrement pas ! Je peux quitter la table aussi ? J'ai l'appétit coupé d'un coup, là.
— C'est bon, va. Au moins ta mère et moi pourrons-nous finir notre repas dans le calme.
— Hector… n'en rajoute pas non plus, veux-tu ?
— Oui, ma douce. Voilà, c'est fini. Je ne comprends plus nos enfants parfois, tu sais.
— C'est l'âge bête, celui de la rébellion, celui des revendications ; tous les jeunes passent par-là. Tu n'as pas gardé de souvenirs de ces instants d'ados, les mêmes que ceux que nous avons vécus ?
— Si, oui… Après tout, ne nous mêlons pas de leurs affaires de cœur ou non, ce n'est que passager.

Frédéric est dans sa chambre quand il entend la porte de celle de Karine se refermer doucement. Alors, n'écoutant que son courage, il sort et vient frapper contre l'huis de sa sœur.

— Oui ?
— Karine, c'est moi.
— Eh bien entre, Frédéric. Alors, qu'est-ce qui t'arrive, mon frère ?
— Je veux te poser une question. Es-tu allée à la piscine à Nancy ces derniers temps ?
— C'est ça, ta question ? Ça t'arrive souvent ce genre de truc ? Ne plus manger pour avoir une réponse ?
— Non, non, mais samedi je t'ai vue à la piscine et tu as fait mine de ne pas me voir.
— Attention, là ! Tu commences à divaguer, mon petit Frédo ! Ton esprit se ramollit à trop rester enfermé. Tu deviens fou ou quoi ? Pourquoi ferais-je soixante kilomètres pour aller à la piscine alors que nous en avons une dans le jardin ? Tu peux me le dire ?
— Écoute, je te jure que c'était toi ! Je t'ai vue allongée sur un transat, au soleil, à te faire sécher. J'ai même reconnu ta façon de te retourner quand tu as le ventre qui est trop chauffé par les UV. C'était toi, à n'en pas douter.
— Fred ! Hé, frérot, tu dérailles, là ! Arrête le vin ou le cannabis ; je ne sais pas ce que tu prends, mais arrête tout de suite.
— Tu avais un maillot deux-pièces bleu ciel. Tu as fait comme si je n'existais pas, mais je suis sûr que c'était bien toi.
— Bien. Puisque tu veux absolument que je sois une menteuse, je te demande de sortir de ma chambre immédiatement. Je croyais que tu venais pour me raconter tes amours, mais là tu dépasses les bornes. Allez, sors d'ici vite fait !
— Tu peux penser et dire ce que tu veux, je te jure que je t'ai vue. Qu'as-tu donc à cacher à papa, à maman et à tous, pour que tu refuses de reconnaître une évidence ?
— Ma patience a des limites. File, sors de ma chambre, méchant frère. Allez, sors ou je crie !

Non mais, quel goujat ! Comment peut-il se permettre ? Karine reste prostrée sur son lit ; les larmes sont spontanément montées à ses yeux. Elle le croyait gentil avec elle. Dans quel but a-t-il bien pu inventer cette histoire ? Elle n'en voit pas l'intérêt. C'est étrange, elle aurait presque juré que parfois il se comportait comme un amoureux jaloux ; mais là, c'est trop : il a largement dépassé les bornes. Comment peut-il… Elle essuie de rage les larmes qui ont glissé vers son nez, entraînant dans leur sillage une large trace noire de maquillage. Voilà à cause de lui, il faut refaire le rimmel. Zut, quel petit crétin ! Non mais, quel petit con ! Le pire, c'est que Frédéric lui fait pitié ; se rendre malade au point de ne plus manger, ou est-ce la faim qui lui fait voir des hallucinations ?

Incroyable, l'aplomb de Karine ! Comment peut-elle lui mentir aussi honteusement ? Il ne peut en aucun cas se tromper : cette fille, c'était elle. Que peut-elle bien avoir à cacher pour mentir comme ça ? Elle était assez près de lui pour qu'il aperçoive parfaitement sur son épaule gauche la petite tache brune en forme de poire qu'il lui a toujours vue. Pourquoi nier une chose aussi évidente ? Elle doit avoir un amant pour se taire de la sorte. Qu'il soit aussi maudit, celui-là ! Qu'il pourrisse en enfer, tiens ! Les poings de Frédéric se serrent à lui faire mal aux jointures des phalanges. Il ne décolère pas. Les filles sont toutes des menteuses ; ce n'est pas possible, ça !

Les jours suivants, sa sœur et lui ne se parlent plus, au grand désarroi de leurs parents. Du reste, Karine s'est repliée sur elle-même, ne sortant de sa chambre que pour se rendre au bahut et pour les repas. Frédéric aussi est très occupé par ses amis, ses cours et les parties de billard français chez Luigi, le père de son pote qui tient un bar. Il reste en rogne contre sa salope de frangine qui se dévergonde dans le grand Nancy, mais c'est de jalousie qu'il se consume vraiment. Il boit également plus que de raison pour oublier cette haine qui le ronge.

Pourquoi son idiot de frère est-il devenu soudain son ennemi ? Ils semblaient bien s'entendre pourtant, et voilà que d'un coup il invente cette histoire à dormir debout. À la piscine de Nancy… mais où va-t-il chercher de pareilles idées ? Et puis sa mère qui s'en mêle avec ses repas qui n'en finissent plus, ses goûts de luxe qu'elle ne veut plus partager, l'impression étrange que sa vie se défait par tous les bouts. Bon, il ne faut pas devenir pessimiste sinon les choses ne s'arrangeront jamais. Karine écrase entre le pouce et l'index une larme qu'elle n'a pas su contenir.