Acte VI : L'heure des comptes

Des myriades d'anges aux ailes blanches passent et tournent sous le crâne de Frédéric. Les yeux clos, il se sent bien, mais dès qu'il tente l'ouverture d'une paupière, la sarabande reprend et il se réfugie vivement dans la quiétude de ses volets fermés. Les voix qui lui parviennent sont lointaines, adoucies, et ce qu'elles racontent ne le concerne pas. Enfin, au prix d'un effort sans nom, il essaie une énième fois de revenir dans ce monde idiot. Au-dessus de lui, une harpie aux cheveux gris, des lunettes vissées sur le bout du nez, lui tapote la joue. Gentiment ? Il n'en est pas si certain. Chacune de ces petites calottes le secoue, et il est là. Les yeux exorbités, il les redécouvre.

Tout d'abord sa sœur. Celle-ci ne sourit pas du tout. Lèvres pincées, comme grimaçantes, elle a ses cheveux à quelques centimètres de sa caboche. Puis ce type, Adrien, celui qui vraisemblablement couche avec Karine, il est aussi penché près de ce divan où ils l'ont étendu. Et l'autre môme, celle avec des tifs qui ondulent, celle qui lui a ouvert, celle qui l'a rattrapé dans l'allée. Tous le reluquent comme s'il revenait enfin de l'enfer. Mais lui, il se trouvait si bien dans son univers cotonneux ni chaud ni froid… Pourquoi se sent-il si las dès qu'il fait un geste ? Mais en fait-il un vraiment ? S'imagine-t-il que son bras bouge ? Que sa main cherche celle de sa frangine ? Elle s'est reculée. Peur de lui ? Peur de ce qu'il est ? Une épave à la dérive…

— Karine, s'il te plaît… aide-moi et rentrons à la maison.

Sa voix… elle n'a pas franchi le seuil de sa gorge ; c'est bien dans sa tête que ça se passe. Il veut de nouveau redescendre dans ce pays d'ouate et d'uniformité ; mais la vieille, celle qui lui colle quelques beignes, elle lui hurle dans les oreilles. Ça fait un mal de chien, ça vrille les tympans.

— Non ! Vous restez avec nous ! Ouvrez les yeux, bon sang ! Allons, ce n'est rien, juste un malaise vagal.
— Il… il n'a rien ? Vous êtes sûre, Madame Redon ? Il me fait peur à m'appeler Karine.
— Pour le moment, le principal c'est de le remettre sur pieds ; ensuite il nous donnera toutes les explications dont nous avons besoin. J'ai de toute façon appelé Hector, son père.
— Maman, tu connais le père de ce type ? D'où tu le connais ? Quel micmac… je te jure personne n'y comprend plus rien.
— Hector et moi avons suivi nos études ensemble. Je ne savais pas qu'il avait de grands enfants. Apparemment il a aussi une sœur, ce grand jeune homme qui nous revient enfin de son bienheureux paradis. C'est bien, mon jeune ami ; voilà, c'est cela… respirez plus fort. Oui, encore un petit peu d'air frais et tout va s'arranger. Ce n'est pas grave, vous avez juste besoin de vous aérer.
— Je peux rentrer chez moi alors ? Il me fiche la trouille, moi, ce Frédéric.
— Vous ne voulez pas savoir le fin mot de cette affaire ? Son père va arriver et nous saurons tous de quoi il retourne. Je vais vous donner un jus de fruit à tous.

La psychiatre court presque vers sa cuisine. Elle revient dans le salon où le jeune homme est toujours allongé quand le carillon de la porte bloque tout le monde. Les yeux de ceux qui sont au chevet de Frédéric s'arrondissent et ils entendent alors Odile parler avec un homme dans l'entrée :

— Ton fils a fait un léger malaise vagal et nous l'avons allongé sur un canapé dans le salon. Il tient des propos assez étranges, mais va vite le rassurer. Viens, Hector, accompagne-moi. Je n'aurais pas imaginé te revoir dans de telles conditions… enfin, rien de grave, rassure-toi.

Ils sont sur le pas de la porte, et Hector reste bloqué, scotché lui aussi. Il ne tombe pas, mais de peu s'en faut.

— Karine… qu'est-ce que tu fais là ? Et ces vêtements, d'où ça sort ? Mais… comment as-tu fait pour arriver ici avant moi ? Qui t'as dit pour Frédéric ?

La jeune femme que l'homme appelle aussi d'un autre prénom que le sien recule. Catherine tremble maintenant sur ses jambes. Ce n'est pas possible, ils sont tous dingos ce soir ! Qu'est-ce qu'il se passe ? Mais c'est sans compter sur le sang-froid d'Odile.

— Bon… Les enfants, là, tout le monde se calme. Il y a sûrement une explication rationnelle. Tu vois, Hector, cette jeune femme ne s'appelle pas Karine, mais bien Catherine. Alors je saisis mieux pourquoi l'une a des troubles et que vous deux vous ayez l'impression de reconnaître votre sœur et toi ta fille. Elles doivent se ressembler bougrement pour qu'un père s'y trompe.
— Mais… elles ne se ressemblent pas du tout : elles sont similaires, des clones ! Je n'en reviens pas ! Vous… Excusez-moi, d'avoir cru un moment… Mais bon sang, c'est tout bonnement impensable !
— Vous avez une fille qui me ressemble, Monsieur ?
— Oui, comme deux gouttes d'eau. Et c'est ce qui devait perturber Frédéric ; je pense qu'il a dû vous voir en pensant que c'était sa sœur Karine et qu'elle lui racontait des bobards. Ça fait des semaines qu'il nous tient le même discours : que vous avez des amis différents et que vous portez d'autres vêtements. Il nous a fait si peur en tenant ce genre de propos… Tout s'explique !
— Je peux vous poser une question, Monsieur ?
— Ce jeune homme s'appelle Adrien, Hector.
— Mais oui, jeune homme. Adrien, c'est ça ?
— Oui, c'est bien ça. Elle est née quand et où, votre fille ? Karine a-t-elle une tache de naissance sur l'épaule ?
— À la maternité de Remiremont le 27 juillet 1952. Pourquoi ces questions ? Oui, une sorte de grain de beauté d'une forme très spécifique. Comment le savez-vous ?
— Ben… Catherine semble en posséder un également au même endroit, et ça ne peut en aucun cas être une coïncidence. De plus, elle est née le même jour, dans la même maternité… vous vous imaginez ! Beaucoup trop de détails qui laissent penser que le point de départ de tout ceci remonte à cette naissance, non ?
— Tu ferais un bon psy, Adrien. Je suis de son avis, Hector : tu dois voir les parents de cette demoiselle et le médecin qui a mis au monde ta fille et Catherine.

La discussion est laborieuse. Cathy, craignant que ses parents ne s'inquiètent, refuse de voir les parents de cette Karine prendre contact avec eux. Frédéric, qui se remet, ne quitte pas des yeux cette nouvelle femme qui ressemble tellement à celle de ses rêves. Il est sur pieds et a retrouvé un certain aplomb.

— Bon, nous échangeons nos adresses et nous nous voyons demain. Je crois qu'il n'y a plus rien d'urgent pour ce soir. Madame Redon, je crois que je suis guéri ; nous pouvons donc annuler la séance de demain et la remplacer par une réunion plus chaleureuse, j'oserais presque dire familiale.
— Ah non ! J'ai déjà une famille, moi ; pas question que je vous suive dans cette histoire. Mes parents sont des gens honorables et ils n'ont jamais rien fait de répréhensible. Je ne vois pas pourquoi, sous prétexte que quelque part il existe une femme qui me ressemble, ils devraient être inquiétés.
— Calmez-vous, Catherine, et mettez-vous à la place d'Hector et de sa famille aussi.
— Pourquoi ? J'avais une vie bien tranquille, moi, avant de venir chez vous !
— Je te comprends, mais s'il y a eu un problème à ta naissance et que tu as une sœur, tu n'aurais pas envie de la connaître ?
— Vous me fichez tous la trouille… Moi, je rentre. Je ne veux plus rien entendre. Je ne reviendrai pas chez vous, Madame Redon. Et vous me laissez tous tranquille sinon je vais à la police ; je n'ai rien à cacher et je veux vivre peinarde.
— Attends… ne t'énerve pas. Je te raccompagne, Cathy.
— Non. Laissez-moi vous déposer chez vous, et nous pourrons toujours bavarder un peu… S'il vous plaît…
— Hector, ne force pas cette demoiselle à faire ce qu'elle ne veut pas. Je te conseille de te diriger vers le médecin ou la maternité : ils auront sans doute des choses à dire.

Tout le monde a quitté les lieux. Maryse et sa mère sont face à face. Pour la première fois de sa vie, elle a vu sa mère faire preuve d'une autorité insoupçonnée. Son regard sur elle est soudain différent. Il y a dans les prunelles marron de la femme aux cheveux gris comme une lassitude et une envie de la prendre dans ses bras, de serrer la jeune fille sur sa poitrine.

— Ça va, maman ? Tu as l'air toute triste.
— Non, Maryse… tout va bien.
— Tu sais… nous n'avons jamais vraiment l'occasion de nous le dire… mais… je t'aime, maman.
— Moi aussi, ma chérie. Ça m'a fichu un coup au moral de revoir ma jeunesse me sauter au visage… Hector et moi… nous étions si proches… J'aurais aimé qu'il soit ton père, mais il avait cette autre femme dans la peau, et il a de beaux enfants. En tout cas, son fils lui ressemble terriblement.

Maryse baisse la tête. Sa mère nostalgique et qui avoue avoir été un jour amoureuse… du jamais vu dans cette baraque ! Elle aussi se dit qu'un jour son amie pourrait revenir et que ce serait si difficile à dire… Cet amour pour une autre femme, elle ne saura jamais l'oublier. Mais c'est la vie. Et elle a senti que ce Frédéric était épris de Karine ou de Catherine, mais elle s'en fichait éperdument : elle aussi aimait Catherine, et s'il y en avait deux, son cœur à elle saurait bien les différencier tout seul.


Adrien et Cathy sont rentrés seuls, sans se dire un mot. L'un comme l'autre méditait sur cette soirée, sur ces moments impossibles à oublier. Elle avait presque mal au cœur de se dire que, quelque part, une autre femme avait son visage, ses petites manies aussi peut-être. Et puis il y avait Marinette et Gabriel. Eux aussi s'étaient saignés aux quatre veines pour qu'elle soit la plus heureuse possible, et l'arrivée inattendues de cette… Karine devenait comme une obsession. Se pouvait-il que ses cauchemars viennent finalement de cette naissance si éloignée déjà ? Elle voulait oublier tout cela, mais l'esprit n'est pas facile à manier.

Devant chez elle, Adrien lui tient la main. En tremblant, elle ouvre sa porte et le garçon ne sait plus quoi dire, quoi faire. Il danse d'un pied sur l'autre, comme hésitant entre lui demander d'entrer et filer à l'anglaise. Cette fois encore, c'est elle qui tranche :

— Ne me laisse pas seule, s'il te plaît, Adrien. J'ai besoin d'une présence ; j'aurais bien aimé que Maryse se propose, mais… tu es là, toi.
— Merci. Je suis heureux que tu me le demandes. J'ai… je ne sais pas comment te le dire, j'ai besoin de toi…
— Moi, j'ai besoin de ne pas être seule, tu comprends… pas forcément de cette chose à laquelle tu penses, mais c'est bien légitime, je le conçois.
— Mais non ! Je ne suis pas pervers et ne vais pas profiter de l'occasion pour te…
— Chut… viens… Tu veux un verre ? Moi j'ai besoin de quelque chose de fort.
— Ben… si tu bois, moi aussi.

Du fond d'un buffet, un flacon au liquide transparent se retrouve en première ligne.

— Je n'ai que ça. Tu en veux ?
— Qu'est-ce que c'est ? On dirait de la flotte.
— C'est mon père qui a mis cela dans mes bagages. Goûte et tu verras. Mais attention : c'est sacrément costaud !
— On verra bien ; vas-y verse. En tout cas, ça sent rudement bon.

L'eau-de-vie passe des gobelets directement dans les estomacs. Catherine fait une grimace et Adrien se retient pour ne pas toussoter. Il suit chaque mouvement de la belle brune qui lui fait face. Elle va s'asseoir sur son lit, et lui, comme un bon toutou, file derrière. Alors elle met ses deux mains sur sa figure et de gros sanglots la font tressaillir.

— Pourquoi tu pleures ? Tu sais, moi à ta place, j'irais voir cette famille qui te tombe du ciel.
— J'ai déjà une famille ; et tu y penses, toi, à mes pauvres parents ? Comment vont-ils prendre cette affaire ? Imagine que je ne sois pas leur fille…
— C'est donc de ça que tu as peur ? Mais ta trouille n'arrangera rien. Et puis pour moi, tes parents, ce sont les gens qui t'ont élevée ; les liens du sang ne sont pas forcément les plus forts.
— C'est facile à dire…
— Et puis ce truc va faire un de ces pataquès… Ils vont sûrement être au courant. À ta place, je préférerais être la première à leur expliquer la situation.
— Comment ça ? Tu penses que les autres vont leur dire ?
— Pas eux… mais les journaux vont bien finir par s'emparer de cette… aventure ; et tu le sais, ils ne font pas de sentiments. Tu risques bien de voir ta bouille… ou celle de cette Karine à la une des quotidiens de chez toi. Un hôpital pris dans un tel scandale, c'est du pain béni pour les journaleux en mal de copie.
— Tu crois ça ?
— Ben oui, ma belle.

Les larmes redoublent. Adrien, se sentant responsable, dans un élan de générosité sans précèdent, trouve le geste qu'il faut : il enlace la jeune femme. La jolie frimousse aux yeux qui pleurent vient d'instinct se caler contre la poitrine masculine. Il serre plus fortement cette belle plante qui cherche visiblement le secours de ce garçon. Alors il lui fait de petits bisous partout sur le front, sur les paupières, buvant le sel de ses grandes eaux. Elle se laisse bercer, amorphe, comme sans réaction. Il n'avait besoin que de cela pour se lancer dans d'autres câlins : maintenant sa bouche veut connaître des délices espérés. Le premier baiser est comme un soleil d'été sur un monde de saleté.

Emporté par ses émotions, le jeune garçon oublie sa timidité maladive. La femme qu'il tient dans ses bras a besoin de lui ; il a envie d'elle. Ça devrait suffire pour qu'enfin elle s'ouvre à son appétit gigantesque. Un attrait irrésistible, que ces deux monticules sous un tissu léger. Les doigts en découvrent la teneur, la texture agréable à travers les vêtements. Pourquoi se gênerait-il ? Si elle a répondu à son baiser, si elle l'a de nouveau laissé l'embrasser, c'est qu'elle veut sans doute elle aussi aller plus loin. Il ne cherche donc plus midi à quatorze heures. Ses mains se font plus précises, plus pressées également.

La dextérité avec laquelle il dévoile ce corps de femme en devenir tient du prodige. Les boutons du caraco n'ont résisté que pour la forme ; quant à la fermeture du soutien-gorge, pincée entre un pouce et un index, elle a cédé dès la première sollicitation. Un instant il se recule pour voir de plus près ce qu'elle cachait sous le voile retiré. Deux beaux seins se montrent dans la lumière d'une lampe. Lui, avide d'y mettre la bouche, ne veut pourtant pas l'effaroucher. Son expérience en ce domaine se trouve tellement limitée, mais sa hantise serait de la faire fuir par un empressement de mauvais goût. Il l'embrasse une fois encore, et la langue de Catherine entre en reine dans le palais d'un Adrien au bord de l'explosion.

Il tente de refréner cette montée intempestive de sève, arrive à freiner l'ascension involontaire de son sérum, y parvient tant bien que mal. Elle ne bouge pas, ses mains crispées sur son dos le plaquant toujours contre elle. Tentant une excursion plus bas que le nombril, il se heurte à la ceinture d'une jupe trop présente. Il tâtonne un moment, et sous ses phalanges il trouve enfin l'objet de sa reconnaissance manuelle : le zip est là, qui crisse dans l'appartement silencieux. Seules les respirations haletantes font écho au glissement plaintif de la fermeture Éclair.

Mais ouvrir celle-ci ne débarrasse pas sa propriétaire de son vêtement. Encore faut-il l'amener à soulever son derrière de l'assise du pieu. Et là, notre hardi cavalier se perd en conjectures malvenues. Il cherche à étendre sa victime consentante sur la totalité de la couche ; mais quand il y parvient, il s'empêtre dans ses mouvements, et c'est Cathy qui s'efforce finalement d'aider son prétendant. Elle soulève juste un peu le bassin, et la corolle coulisse désormais vers ses chevilles, tirée par deux mains anxieuses. Une dentelle, dernière partie d'un mariage heureux entre sous-vêtements et peau, apparaît ; le Graal tant convoité est tout proche, caché encore pour un temps par une cotonneuse culotte.

Adrien semble hypnotisé par ce triangle bariolé aux couleurs des deux bonnets qu'il n'a pas pris, tout à l'heure, le temps d'inspecter. Ses lèvres se collent d'abord à la première colline qu'il trouve ; elles aspirent un embryon de fraise sombre, et sous lui la poupée qui ne bronche pas émet un gémissement. Les mains fines de la jeune femme remontent du dos sur le cou, où elles appuient, incitant de ce fait la bouche à ne plus reculer. Le corps du garçon roule sur celui de la femme ; mais elle ne demande qu'une parité de bon aloi.

— Tu me fais mal… avec ça !

« Ça », c'est la ceinture de cuir du jeune homme. Une invitation tacite à la défaire ? Il le comprend comme tel et se soulève sur un bras. En deux temps et trois gestes brefs, il est dans la même position que Catherine. Comme il n'a pas osé retirer son slip, les deux derniers remparts de leurs corps se frottent l'un contre l'autre. Elle sent tout de même au travers des tissus une trique conséquente. Une fois de plus elle se rend utile : d'une menotte tremblante, elle vient soupeser cette aspérité masculine qui l'intrigue. Adrien enregistre l'appel implicite et se lance alors à l'abordage du dernier fanion, de ce drapeau tellement féminin.

Ils sont nus, côte à côte sur un plumard à peine assez large pour contenir un seul corps, mais ils se serrent tellement de près qu'ils parviennent à tenir ensemble sur ce strapontin. La patte de la jeune fille n'a pas lâché le cylindre toujours aussi prêt à se répandre en larmes de vie à chaque mouvement de son poignet. Il serre les dents, chasse de son esprit des images qui y reviennent au grand galop. Il souffle, elle soupire ; il expire, elle geint. Tout va si vite, tout va trop vite. Lequel des deux fait un faux mouvement ? Quelle importance, puisqu'ils chutent les deux ? Le contact de la moquette les fait rire.
Lui se relève, mais Cathy le tire par le bras.

— Non, reste près de moi ; on ne va pas remonter pour retomber ! La laine aussi est douce. Et puis je veux te dire que… j'ai peur. C'est une première fois pour moi, tu… tu comprends ? Tu es le premier.

Il ne peut pas répondre. S'il parle, la boule qui bloque sa gorge va lui tirer des larmes. La dégringolade a cependant été salutaire à Adrien ; au moins lui a-t-elle permis d'oublier qu'il allait venir trop vite. Et passé le cap de ce moment délicat, il se sent tout ragaillardi, prêt pour une découverte à deux. Il se baisse vers celle qui est toujours allongée. Il s'étend à nouveau sur elle, mais cette fois son visage est du côté du bassin féminin. Elle aussi voit toute proche cette bite qui bande toujours aussi fièrement. Alors, lorsqu'il se penche pour lui écarter les jambes et que sa trogne fonce vers le buisson qui lui couvre le pubis, elle se raidit un peu.

Les coups de langue maladroits se font plus incisifs. Avec la pratique vient aussi l'aplomb. Il fouille de la langue avec une maladresse touchante cette intimité dont il a si souvent rêvé. Si elle a peur, elle ne le dit pas. La queue qui bat sur le ventre du jeune homme passe et repasse à hauteur des yeux de la demoiselle. C'est à l'instant où de deux doigts il repousse la chair qui couvre le clitoris qu'elle se raidit sous l'étrange picotement qui la parcourt. Elle se cabre et s'agrippe à ce qu'elle peut ; et ce qu'elle trouve comme arrimage, c'est ce pieu qui dodeline sur le bas-ventre du monsieur qui la lèche.

Elle aussi ondule du bassin sous la pression de cette langue humide qui s'ingénie à glisser dans la fente qu'elle découvre. Les doigts de la fille happent la tige et l'encerclent, peut-être pour aider ses cris à s'extérioriser ? Elle ne sait plus trop ce qu'elle fait, ce qu'il lui fait non plus. Elle tremble, tressaute, et son ventre se creuse sous la houle que le gaillard lui transmet. Un tangage qui amène le goupillon qu'elle ne veut plus lâcher aux abords immédiats de sa bouche.

L'ouvrir n'est qu'une formalité ; avaler la couleuvre en est une tout autre. Elle hésite, bien que ses lèvres soient à quelques centimètres de cette chose bouillante qu'elle maintient avec force. Vaincue alors que son ventre oscille en vagues impressionnantes, elle laisse la bite effleurer ses lèvres. Adrien ne songe plus à reculer l'échéance. Il ne pense à rien d'autre que ce délicieux nectar qui coule du sexe de son amie. Une véritable décharge électrique lui tombe dessus au moment où Catherine commence à le sucer. Il n'a pas le temps de retirer son bas-ventre que tout est parti.

Elle ne comprend pas bien ce qui se produit. Un simple passage de sa langue sur cette chose rose qu'elle a décalottée, et voilà son visage noyé sous une pluie gluante et chaude. Elle n'a pas le moindre geste de repli alors que la marée se répand sur ses joues, son menton, et continue de couler en filaments laiteux. Quelques gouttes sont entrées dans sa bouche ; elle ne les recrache pas. Intriguée par la texture de cette liqueur, elle l'avale sans trop faire la grimace, mais ce n'est sans doute pas une saveur qu'elle appréciera : une pensée à contre-courant de ces gestes d'amour auxquels ils se livrent tous les deux.

Pourtant la main de Catherine n'a pas quitté cette anguille pleureuse. Et dans la paume de sa menotte la bête perd de sa vigueur. Elle a presque un sourire de circonstance en constatant que très vite la trique, après s'être liquéfiée, se ramollit rapidement. De son bras libre, elle repousse soudain le garçon qui ne se serait pas arrêté en si bon chemin.

— Arrête, Adrien ! Je crois que nous allions faire une bêtise. J'ai aimé ce que nous faisons mais, pardon pour ma franchise… je ne suis pas amoureuse de toi.
— Comment ? Mais… pourquoi ? Tu es sûre de toi ?
— Oui ; tu es mon ami, tu vas le rester. Je crois que pour se donner, il faut avoir un petit déclic là, au fond du cœur. Tu avais raison : je vais appeler chez moi et voir avec maman et papa ce que je dois faire.
— Mais moi… mes sentiments… ils ne comptent pas ?
— Si, bien sûr. Mais interroge-toi. Tu as sans doute plus envie de coucher avec moi que de vivre avec moi, et c'est une différence énorme. Moi, je me donnerai uniquement à l'homme avec qui je voudrai faire un bout de route, tu saisis ?
— Pff… Ce que vous êtes compliquées, vous autres, les gonzesses ! Mais je respecte ton choix.


Gabriel et Marinette sont silencieux. Le coup qu'ils viennent de prendre sur la tête les laisse pantois depuis cinq minutes. Catherine ne parle plus. Elle a débité son histoire, et ils ne comprennent pas tout. Aux jointures de ses mains blanchies à force d'être serrées, leur fille sait la douleur de son père. Sa mère, elle, le front baissé, regarde fixement les carreaux du carrelage. Quand son mari se lève, il semble avoir vieilli de dix ans en une seule matinée.

— Et les gens qui ont cette fille… qui te ressemble, ils sont comment ?
— Elle s'appelle Karine, papa… et catastrophés comme nous. Ils sont braves, mais moi, je voulais votre avis. Je suis perdue. Et vous seuls pouvez avoir une idée sur ce qui s'est passé le jour de ma naissance.
— Mais, Catherine… il ne s'est rien passé d'anormal. Tu es née par césarienne à l'hôpital ; notre sage-femme ne voulait prendre aucun risque, tu arrivais par le siège. Tu sais, je n'ai pas vraiment assisté à ta venue au monde. Le médecin a endormi maman et j'attendais dans un petit salon.
— Moi, je ne me souviens pas de grand-chose. Le toubib m'a demandé mon poids et il m'a endormie. À mon réveil, tu étais dans une sorte de berceau et les sœurs infirmières t'ont amenée vers moi. Tu étais toute belle, rose et fraîche. C'est tout ce dont je me souviens.
— Tu crois que nous devons les rencontrer ? Tu as bien un avis aussi, non ?
— Je ne sais pas ; mais j'ai du mal à me faire à l'idée que je pourrais avoir une sœur. C'est vrai aussi que j'ai passé mon temps à avoir de drôles de visions, des rêves comme si je voyais des endroits, des lieux, des trucs différents, et ça m'a menée chez cette madame Redon.
— Mais tu vas mieux ? Tes cauchemars sont finis ?
— Ben… curieusement, oui. Ils ont presque totalement disparu. Je ne sais pas, mais peut-être qu'une entrevue avec ces gens-là… nous pourrions voir ce qui va en ressortir. Je suis votre fille seulement à vous… eux ne seront jamais rien pour moi.
— Et cette Karine… c'est qui, c'est quoi ? Si elle était vraiment ta sœur ?
— Là encore vous me posez une colle… La maternité aurait fait une faute ? Comment est-ce possible ?
— J'espère que cette histoire ne va pas te perturber, et que tes examens…
— Ne t'inquiète pas, papa… je travaille, et on verra bien.

Intérieurement, Gaby bout. Il en veut à la Terre entière. Pour un peu, il donnerait des coups de pieds dans tout ce qui bouge. Sa fille, la prunelle de ses yeux… Qu'ont-ils bien pu faire dans ce foutu hôpital ? Il est parti avec la rage au ventre, incapable de gérer cela. Depuis le départ de sa fille de la maison, son lieu de prédilection c'est le bar « Les petits amis ». Là, avec ses potes de l'usine, il boit un coup ou deux le soir. Mais aujourd'hui il est seul à une table. Il médite, maudissant cette société pourrie. Tout y passe, patrons et gouvernement. Marinette n'est plus aussi attentionnée ; elle marque le pas depuis ce départ qui n'a rien arrangé.

Au lit, les nuits avec son épouse, c'est du réchauffé, du recuit parfois. Si elle accomplit son devoir conjugal, le plaisir n'est plus qu'un lointain souvenir ; la gamine a emporté dans ses valises un bonheur bien innocent. Elle ne sait rien de tout ceci. Loin dans la grande ville, elle est si éloignée de toutes leurs petites misères… Devant son verre, s'il n'était pas un homme, il se laisserait presque aller à une petite larme. Mais un mec, ça ne chiale pas ! Alors, de petit rouge en petit rouge… sa tête s'embrume et sa colère gronde. Les colères d'un père peuvent parfois être terribles.

Ils vont voir de quel bois un Gabriel se chauffe ; ça va barder ! Et il refait le monde, à grand renfort de picrate. Dès lors, la cuite est inévitable. L'ivresse plus la rogne, un mélange détonant qui rend les gens les plus paisibles d'une agressivité sans bornes. Le patron du café s'engueule un peu avec son ami de toujours ; il a rarement vu le contremaître dans un pareil état. Mais ici, personne ne se mêle des affaires des autres ; à chacun ses problèmes, et il ne déroge pas à cette règle qui fait que les uns et les autres arrivent à vivre en harmonie.

Quand avec ses souliers à bascule il rentre à la maison, la nuit est tombée depuis belle lurette. Alors le boucan dans la cuisine puis dans la chambre à coucher alerte la jeune femme qui ne dort que d'un œil, sachant son père dehors. Marinette elle aussi est terriblement anxieuse. Elle connaît bien son oiseau : quand il a un problème, plutôt que de s'en ouvrir à son épouse, il va le noyer dans le pinard. Et ce soir, l'obstacle est de taille. Il rentre à tâtons, s'emmêle les pattes dans la carpette, jure comme un charretier. Ses mains d'ouvrier, ses grandes mains calleuses viennent s'appesantir sur la croupe de son épouse.

Il sent le vin, mais cependant son humeur est égrillarde à son retour du troquet. Dans la pièce attenante, l'oreille attentive de la gamine suit avec inquiétude les bruits qui fusent de la chambre parentale. Maintenant c'est sa mère qui couine un peu. Sans doute qu'encouragé par la vinasse, son père aimerait… mais si c'est cela, ce n'est que moindre mal. C'est vrai aussi que l'alcool n'aide en rien les desseins de Gaby. Pour faire l'amour, encore faut-il avoir une érection correcte, et la guimauve qui chatouille les fesses de sa femme n'est guère dangereuse. Catherine sourit à cet épisode d'une liaison incertaine et s'endort en rêvant de cette sœur tombée du ciel.


Les deux enfants – Karine et Frédéric – et les parents, Hector et Alice, sont autour de la table. Ils attendent la visite du grand-père. Son dernier mandat de maire terminé, veuf depuis quelques années, il a aspiré à une retraite bien légitime. Le conseil de famille est réuni au grand complet. Ça ressemble plus à un conseil de guerre qu'à une réunion de famille. Ce qui se décidera ici sera examiné par une escouade d'avocats, tous amis du père. Comment leur médecin a-t-il pu les flouer de la sorte ? Mais Alice a une réaction des plus rationnelles : et si c'était l'autre couple qui avait eu une seconde fille ? Comment le savoir ? On parle encore un peu ; tout le monde y va de sa petite vision des choses.

Frédéric, lui, est à son aise : dans un cas comme dans l'autre, une des deux filles pourrait faire son bonheur. Mais en y réfléchissant mieux, il est préférable que celle vue à la piscine ne soit pas sa sœur. Mais du même coup, si c'est l'autre couple qui a mis au monde des jumelles, Karine ne serait plus vraiment de sa famille… et plus rien ne l'empêcherait alors d'en être amoureux. Il jubile intérieurement. Cette seule perspective lui donne une trique monumentale. Ses pensées se mettent en branle, puisque sa queue est dans cet état. Il s'imagine un instant que les deux pourraient lui appartenir, après tout ! Dire que tous le pensaient dingue quelques jours auparavant…

— Et si on invitait cette… Catherine ? Après tout, vous êtes sœurs et elle n'y est pour rien dans cette affaire. Pas plus que ses parents, à qui il semblerait que vous vouliez réserver un sort.
— Frédéric… tu n'y penses pas ! On aurait l'air de quoi ?
— Ben… de personnes humaines qui ne veulent que le bonheur des deux filles. Je ne vois pas où est le problème. Vous voulez faire quoi ? Que cette fille aille en prison ? Ses parents aussi peut-être ?
— Bon, calmez-vous tous, là ! Je crois que Frédéric a raison : si quelqu'un reste à blâmer, c'est ce bon docteur Houmet ; mais lui n'a donné aucune version des choses. Il est le seul à savoir la vérité.

Le grand-père vient de se ranger du côté de son petit-fils, et plus personne ne songe à élever la voix. Il est décidé à l'unanimité d'inviter toute la famille de cette Catherine. Faire connaissance est une des meilleures manières de voir si les ressemblances sont si troublantes, et puis ça permettrait de mesurer le fossé entre l'éducation de l'une et celle de l'autre, bien qu'apparemment l'autre fille soit douée pour les études également. Pour le moment, cette rencontre va être préparée, et c'est Frédéric qui se trouve chargé d'écrire les invitations. Hector et son père iront voir le bon docteur et tenteront de comprendre. Ceci enfin décidé, tous déjeunent d'un cœur plus léger. Mais le sujet reste tout de même sur ces jumelles qui ne se connaissent toujours pas.


— Gabriel ! Gaby, viens voir le courrier !
— J'arrive ! Pas la peine de crier comme ça, j'arrive, bon sang !
— Regarde, un courrier des… des parents de cette autre fille. Je n'y crois pas… ils nous veulent quoi ?
— Ben, le mieux pour le savoir, c'est encore d'ouvrir l'enveloppe, tu ne crois pas ? Tu en penses quoi, toi, Catherine ?
— Je me rangerai à votre avis. Enfin, pour savoir, je suis d'accord : il nous faut ouvrir la lettre.

Le couteau de Gabriel qui court sous le rabat de l'enveloppe entame le papier. Puis d'une main qui ne tremble pas il extrait de la pochette blanche une feuille manuscrite. Ses yeux mettent un long moment à parcourir les lignes tracées par une patte inconnue.

— Ben… ils voudraient nous rencontrer ! Vous seriez d'accord pour ça ?
— Je te l'ai dit, papa : je ferai comme vous dites. Mais ce n'est peut-être pas une si mauvaise idée.
— Mon Dieu, ils ne vont tout de même pas nous prendre notre seule fille ?
— Mais arrête donc, Marinette ! Ce sont des gens civilisés ; et puis moi vivant, personne ne touchera à notre Cathy.
— Papa, maman, calmez-vous. Allons les voir et nous verrons bien ; ils sont sûrement dans le même état d'esprit que nous, ils cherchent à comprendre. Et rien ne dit que ce n'est pas leur fille qui est la vôtre ; vous y avez songé à cela ?

Ni l'un ni l'autre ne répond à cette interrogation. Ils ne disent plus un mot, se perdant dans des pensées plus ou moins sombres. Que s'est-il passé dans cette fichue maternité ? Tout comme la famille d'Hector, chez Gabriel on est d'accord : la faute incombe au docteur Houmet. Lui seul détient la clé de l'énigme. Alors oui, ils se rendront à l'invitation de ces gens qui espèrent comme eux en savoir davantage. C'est difficile, c'est compliqué, mais la peur n'a jamais évité aucun danger. Il faut donc crever l'abcès et savoir, c'est aussi une façon de se délivrer. Ils iront tous les trois, soudés, et ma foi… ils verront bien ce qui en ressort.

Adrien soutient aussi son amie Catherine. Il espère toujours qu'un jour… elle l'aimera autant qu'il l'aime, lui. Il réalise toutefois que tomber amoureux d'une personne ne se fait pas en claquant des doigts. Quand il a compris le désarroi de sa copine, tiraillée entre rires et pleurs, en apprenant l'existence d'une possible sœur, il est venu de suite. Le voyage vers les Vosges et les retrouvailles ont surpris la jeune fille, mais elle l'a bien accueilli. Ses parents aussi lui ont ouvert les portes de leur maison sans poser de questions. Alors c'est presque naturellement qu'il se retrouve à les accompagner dans cette autre famille.

Finalement, il est le trait d'union entre eux, le lien entre la famille de Gabriel et Marinette, et Karine et ses parents. Il connaît déjà le fils de ces gens. Il se remémore sa première rencontre avec celui qu'il avait pris au premier chef pour un homosexuel. Quand il en reparle avec Catherine, les questionnements et les drôles de manières de ce type lui paraissent maintenant moins loufoques qu'au moment des faits. Ce Frédéric avait bien des raisons de croire que sa sœur – enfin, celle qu'il prenait pour sa sœur – avait une double vie. Il a donc expliqué dans les moindres détails cette rencontre à Gaby, qui écoute attentivement les éclaircissements donnés par le jeune garçon. Ceci motive donc le fait qu'Adrien soit lui aussi au rendez-vous des deux familles.


Un samedi ordinaire qui n'a plus rien de commun avec les autres débuts de week-ends de cette année. Gabriel et Marinette ont sorti les habits d'apparat, et leur fille elle aussi s'est vêtue d'une manière plutôt élégante. Dans son ombre, chien fidèle, Adrien s'est fendu d'une cravate. C'est donc un quatuor endimanché qui se rend à l'invitation de ces Romarimontains de pure souche. Le trajet n'est pas très long ; une petite vingtaine de minutes séparent les uns des autres. Ces kilomètres sont parcourus dans un silence pesant, quasi religieux, Gabriel faisant bien sûr mine de se concentrer sur la conduite, mais personne n'est dupe. Dans toutes les têtes, les mêmes pensées, les mêmes doutes. Des peurs identiques.

La maison d'Hector et de son épouse n'a rien de commun avec la modeste demeure des parents de Catherine. Sur le perron, le grand-père attend, se voulant impassible, l'arrivée imminente de ses hôtes. Quand la petite berline emprunte l'allée gravillonnée qui mène aux quelques marches où il se trouve, il a beau dire ou faire, son cœur bat plus fort. Le premier qu'il voit, c'est l'homme. Un homme droit, et bien vêtu. Puis une femme fort belle encore à qui le conducteur ouvre la portière. Déjà, ces gens-là ont une certaine éducation, c'est rassurant. Puis un gamin de l'âge de Frédéric émerge de la banquette arrière. Mais lui, c'est cette forme vaguement visible encore dans le véhicule qu'il attend.

Une jupe noire, un corsage rouge sombre, et une tête qui le laisse pantois : voilà cette copie parfaite de sa petite-fille qui vient de s'extraire de l'arrière de la voiture. Il en a le souffle coupé ! Même couleur de cheveux, mêmes traits fins du visage, même… tout. C'est certain qu'en les croisant séparément, il n'est guère possible de s'apercevoir que cette fille-là n'est pas sa Karine.

Aux salutations d'usage, d'autres sont servies et les mains se serrent, presque aimablement. Mais le vieil homme qui suit des yeux cette grâce qui vient à sa rencontre n'a plus aucun doute : la fille de ses enfants et celle-ci sont sœurs, il n'y a aucune ambigüité. Jusque dans sa démarche et son déhanchement, cette femme en devenir a des attitudes similaires à… la fille d'Hector.

Il invite tout ce petit monde à entrer et ils sont tous debout dans le salon à regarder s'avancer vers eux cette copie parfaite de la fille de la maison. Une larme coule sur la joue d'Alice alors qu'elle voit s'avancer vers elle une Catherine si semblable à sa Karine. Frédéric aussi jubile ; il sait bien qu'il avait vu juste. Cette demoiselle, c'est son Amérique à lui, son avenir peut-être. Il suffirait qu'il ait juste un zeste de chance. Que ses parents ne soient pas ceux de cette… Cathy trop belle. Puis il s'avise de la présence du garçon qui accompagne en lui donnant la main le sosie de sa frangine.

— Ah, tu es là toi aussi ? Bonjour ! Alors tu comprends mieux mes questions de ce soir-là ?
— Oui. Bonjour, Frédéric. J'avoue que tu m'avais laissé plutôt dubitatif et perplexe, mais que depuis peu je comprends mieux le sens de tes… attentes.

À ses côtés, son amie vient de stopper net ses pas. Face à Catherine, une autre fille, tel un reflet dans un miroir, la regarde avec des yeux incrédules. Elles sont enfin l'une devant l'autre et il se passe mille petites choses inexplicables. Comme si un courant invisible passait de l'une à l'autre. L'émotion de tous est palpable. Hector, Alice, Marinette, Gabriel, les deux autres garçons et même le grand-père, tous suivent cette scène hallucinante : deux femmes parfaitement identiques qui se tiennent à quelques centimètres l'une de l'autre, face-à-face émotionnel d'une intensité énorme. Ils sont tous subjugués par deux fleurs aux traits si parfaitement identiques, aux sourires aussi figés. Chacune reste un long moment à ne plus bouger, attentive à saisir dans les yeux de sa vis-à-vis une lumière toute pareille à celle qui luit dans ses quinquets.

C'est Alice qui la première ouvre la bouche :

— Mon Dieu, Hector… Dis-moi que je suis endormie et que je vais m'éveiller. Ce n'est pas possible.
— Allons, ma chérie… il y a une explication, mais cette jeune personne ne peut pas la connaître. Je suppose que ses parents sont, tout comme nous, aussi surpris de cette… trop parfaite similitude.

Gabriel et Marinette sont aussi stupéfaits que l'autre couple. Personne ne sait plus quoi dire. La situation s'avère très spéciale ; ils s'attendaient tous à une ressemblance, sans jamais y croire vraiment. Mais là, ce n'est plus le fruit d'un hasard heureux ; c'est presque diabolique. Les deux filles viennent de se rejoindre et de se tomber dans les bras. Elles n'ont pas de mots pour exprimer cette incroyable rencontre. Serrées l'une contre l'autre, elles se taisent. C'est encore le grand-père qui invite tout ce joli monde à prendre place autour de la table familiale.

Lorsqu'il fait un signe, une bonne vient servir les verres déjà posés sur l'immense table recouverte d'une nappe blanche. Karine et Catherine font connaissance avec le reste des gens de la tablée. Gaby est comme un zombie ; il a pris un coup sur la tête devant cette fantaisie de la Nature. Puis chacun y va de sa petite histoire. Les propos sont mesurés ; les deux garçons aussi se racontent des tas de choses plutôt personnelles, puis un déjeuner suit ces retrouvailles étranges. Les parents eux aussi se posent des questions qu'ils n'auraient jamais crues possible de placer. La seule conclusion qui s'impose, c'est que ces deux filles sont sœurs jumelles et que la seule personne à savoir la vérité s'appelle Houmet.

Il devra être interrogé sur cette affaire ; ils sont tous d'accord sur ce fait.