Acte VII : Vérités et bonheur

Les deux filles se sont revues et l'affaire suit son cours. Des prises de sang, des examens de toutes sortes sont faits pour savoir. Les résultats traînent encore, comme toujours dans ce genre de chose. Catherine et Karine se sont prêtées de bonne grâce à ces piqûres, et c'est à chaque fois un plaisir de se revoir. Les parents de Karine sont venus rendre visite à ceux de cette frangine tombée du ciel. Frédéric, quant à lui, a le cœur qui bat pour les deux, n'arrivant visiblement pas à balancer plus en faveur de l'une plutôt que de l'autre.

Le docteur Houmet, entendu dans le cadre de cette affaire, n'a pas souhaité répondre ouvertement ; il s'est retranché derrière une amnésie sélective et son grand âge. La justice doit donc passer, et bien entendu – comme l'avait prédit Adrien – les feuilles de chou locales se sont emparées de cette affaire et se répandent en articles plus ou moins graveleux. Quelques photos ressurgissent sans trop savoir d'où, et les visages des deux filles s'étalent en première page de ces quotidiens régionaux.

Au tribunal de la ville, ce matin de novembre, il n'y a plus une place pour s'asseoir le jour de cette audience où le bon docteur doit s'expliquer. Les filles sont chacune aux côtés de leur avocat respectif et le grand cirque commence. Pressé de questions de toute part, le vieil homme se mure dans un silence pesant. Puis chaque père vient raconter sa version de ce matin du jour de la naissance. Gaby d'abord, qui revit les affres de l'angoisse qui l'habitait à ce moment-là. Il retrouve dans ses souvenirs les mots du docteur. Hector ensuite y va de son petit couplet.

Une des deux sœurs qui assistaient le médecin est présente également, mais elle ne se souvient de rien. Sa collègue de ce jour si particulier est partie depuis bien longtemps rejoindre son créateur. La présidente de l'audience ne cesse de réitérer les mêmes questions, puis c'est au tour du grand-père de Karine d'être appelé à la barre. Mais rien n'y fait : monsieur Houmet reste muet. Frédéric et Adrien sont dans la salle, assis près des parents des deux jeunes filles. Finalement, dans le contexte bizarre de cette histoire, rien ne semble s'éclaircir vraiment.

Alors Cathy et Karine, ensemble, s'expriment avec une force, une vitalité qui émeut toutes les personnes présentes dans la salle :

— Monsieur Houmet, quelles que soient les circonstances de notre naissance, vous êtes le seul à détenir la vérité. Nous vous conjurons de nous dire qui nous sommes, ce que nous sommes, et pourquoi nous le sommes. Nous ne vous en voulons pas, mais nous avons droit à la vérité, simplement pour vivre normalement le reste de nos vies.

Sur le banc, le vieillard lève la tête vers ces deux jeunes filles qui, d'une seule voix, lui jettent à la figure sa faute, celle de n'avoir pas eu le cran d'avouer à Maryse que son enfant était mort-né et de lui avoir offert cette fille qui l'accuse aujourd'hui. Quant à Gaby et Marinette, eux ne savaient rien non plus ; ils sont là, comme Hector et Maryse, à retenir leur souffle. La main tremblante qui remonte les lunettes sur le nez du toubib va-t-elle lui donner le courage de parler enfin ?

Il bredouille quelques mots entre ses dents, des excuses qui ne suffiront jamais à réparer. Il dit ne plus se souvenir, ne plus savoir, et c'est son avocat qui prend la relève. Il évoque une éventuelle prescription pour les erreurs que pourrait avoir commises son client. La salle murmure aussitôt son désaveu devant cette lâcheté. C'est le moment que choisit une inconnue pour hurler :

— Salaud ! Tu as gâché la vie de deux familles et tu n'as pas le cran de t'expliquer !

La présidente du tribunal se met elle aussi à crier, et la femme se tait. Mais le bon docteur s'enferme de plus en plus profondément dans son silence. Un mutisme duquel il ne sortira sans doute plus. Les débats se poursuivent, mais aucune lumière n'est apportée sur ce qui s'est réellement passé ce jour-là. Les analyses ADN ont cependant déterminé que les deux filles sont jumelles, et finalement leur demi-frère se trouve confronté à un nouveau problème : laquelle aimer ? Il peut être amoureux sans que personne ne puisse le lui reprocher. Les mêmes examens sanguins ont aussi déterminé que les deux filles portent les gènes de Marinette et Gabriel : ils sont donc potentiellement les parents biologiques des sœurs.

La vie reprend son cours. Deux femmes séparées depuis leur naissance qui se retrouvent chez les parents de l'une ou de l'autre et apprennent à se connaître. Adrien courtise toujours Catherine, mais il lui arrive parfois de ne plus savoir qui est qui. De plus, les deux filles jouent à se vêtir de la même manière, et même Gaby ou Marinette, Maryse et Hector sont bien en peine de faire la différence. Frédéric lui aussi se sent, depuis les résultats des tests, bien soulagé. Il n'a plus de honte à aimer l'une ou l'autre, pour ne pas dire l'une et l'autre. Avec Adrien, il s'entend plutôt bien. Aucune rivalité ne vient ternir cette nouvelle amitié naissante.
Alors quand un soir il entre dans la chambre de celle qu'il prend pour Cathy, c'est tout naturellement qu'il lui parle comme à une amoureuse.

— Tu sais que nous ne sommes pas tout à fait du même sang ?
— … ?

La jeune femme, assise sur son lit, ne répond rien.

— J'ai donc le droit de te dire que je t'aime sans que cela choque la morale. Et depuis toujours je crois que je suis amoureux de toi, Karine.
— Mais…
— Chut ! Ne crains rien, je ne vais pas te sauter dessus. Ce n'est pas mon but. Je veux simplement te dire combien je tiens à toi et que cette barrière qui nous a séparés toute notre enfance n'a plus lieu d'être.
— Tu es fou ?
— Pas le moins du monde. J'ai même très envie de t'embrasser. Tu me gifles si je le fais ?
— … Je n'en sais rien.
— Il n'y a donc qu'un seul moyen de le savoir.
— Quoi ? Comment ça ?

Frédéric s'est juste approché et s'assoit lui aussi sur le grand lit. Sa main prend délicatement celle de Karine et il caresse du bout des doigts la peau de cette menotte. Elle ne bronche pas et se laisse aller à poser sa tête contre la carcasse de ce garçon si empressé. Lentement, avec des gestes gauches, il lui relève la tête et les lèvres du jeune homme viennent chercher celles de cette sœur qui n'en est plus vraiment une. Magie de l'instant, la bouche conquise s'entrouvre et deux langues amies s'enroulent dans une valse des plus gracieuses. Ce premier palot a le goût du rêve.

Toujours sans mouvements brusques, les deux jeunes gens se retrouvent étendus tout habillés sur la couche. Deux corps se frottent l'un contre l'autre dans une danse étrange. La folie du moment emporte avec elle les dernières réserves de ce garçon qui a attendu si longtemps. Quant à la jeune femme, elle aussi aime ces mains qui parcourent des chemins encore enfermés dans une barrière de tissu bien puérile. Elle se laisse enfin dévêtir avec douceur par ce diable de grand gaillard impatient. Comment en arrivent-ils à être nus comme des vers sur ce matelas moelleux ?

Elle ne garde aucun souvenir de son déshabillage rapide, pas plus qu'elle ne se souvient de l'envolée des frusques du garçon. Mais elle garde par ailleurs la souvenance des mains qui courent sur sa peau, s'insinuant partout. Chaque mont, chaque courbe, tout est sujet à découverte. Elle aime finalement ces câlins distillés avec une certaine fougue. À aucun moment elle ne cherche à se soustraire à cette envie que le grand escogriffe fait monter en elle. Et quand il guide sa main vers un centre qui a surgi de nulle part, seulement planté là par ses envies, elle frissonne en découvrant ce mât qui lui indique le degré de son désir.

Pour la première fois de sa vie, la jeune femme fait l'amour. C'est doux, c'est bon, et Frédéric – s'il se montre parfois impétueux et trop pressé – n'en est pas moins un amant zélé. Enfin, comme elle n'a aucune référence en la matière, tout lui semble merveilleux.

Après cet épisode amoureux, ils papotent de tout, de rien, mais leurs mains gardent un contact précieux. Lui dessine des arabesques du bout des doigts sur le ventre de la jeune femme. Elle caresse son front et son visage comme pour en découvrir tous les détails. Ils se sentent bien, heureux de vivre quelque chose d'unique.

Ils se rhabillent finalement, tout heureux de ce dépucelage mutuel. Et c'est au moment où ils s'embrassent une dernière fois que la porte de la chambre s'ouvre. Dans son encadrement, la réplique exacte de celle que Frédo tient dans ses bras reste là, médusée de ce baiser qu'ils s'échangent.

— Ben… frérot, qu'est ce qui te prend ? Et toi, Catherine… Je ne peux pas te laisser seule deux heures sans que…
— Mais… tu es… Catherine ou Karine ?
— Catherine. Ta sœur m'avait laissé dans sa chambre le temps d'aller chez le dentiste. Tu croyais que j'étais elle ?
— Ben… oui ! Mais elle ou toi, qu'est-ce que ça change ? Vous êtes si semblables…
— Hep là ! Moi, je veux être aimée pour ce que je suis, pas pour ma sœur, comprends-tu ?
— Ne me dites pas que vous êtes allés plus loin dans… ça pue le sexe ici. Vous avez vraiment fait ça ?
— Je croyais que tu étais elle, enfin… c'est compliqué. Je t'aime depuis si longtemps…
— Mais jamais je ne t'aurais permis de coucher avec moi ; tu devrais le savoir, grand nigaud ! Nous avons tissé durant des années des liens familiaux impossibles à détruire. Tu es mon frère pour la vie, et tu ne seras jamais rien d'autre que mon frère.
— Je… m'excuse pour ce qui s'est passé, alors, Catherine. Je n'avais pas l'intention de te tromper.
— Je sais, Frédéric, je sais, et j'ai aimé ce qui est arrivé. Tu n'y es pour rien, je l'ai bien voulu aussi.
— À la bonne heure ! Ils sont heureux. Merde alors, mon frère avec ma sœur !
— Ta sœur… juste grâce à des analyses de sang. Et puis certaines choses ne se commandent pas vraiment. Il me plaît, ton frérot, et s'il veut de moi…
— Oh, ma Catherine ! Viens dans mes bras !

Les deux filles se sont serrées dans les bras l'une de l'autre, et devant un Frédéric médusé elles pleurent. Mais lui s'en fiche éperdument que ce soit Catherine et non Karine avec qui il a fait l'amour. Sa seule perspective, c'est que l'une des deux l'aime véritablement. Comme quoi le cœur peut aussi se gourer. Dans ce furieux corps-à-corps qui les a rapprochés, Cathy et lui, il n'a trouvé que du bonheur. Alors, comme pour ne plus avoir à chercher, à se demander laquelle est laquelle, il retire sa gourmette de son poignet.

— Catherine, ma Catherine, tiens, prend ceci en gage de mon amour.
— Quoi ? Tu veux me donner ta gourmette ? Je ne peux pas accepter, c'est un trop beau présent.
— Allons, ne fais pas l'idiote ; s'il veut te la donner, c'est de bon cœur qu'il le fait. Je le connais depuis toujours, ce grand dadais. Il a un cœur en or.
— Mais… bon, puisque tu insistes.
— Et puis tu n'as pas compris ? Il n'est pas sûr à cent pour cent de nous identifier. Alors cette chaînette à ton avant-bras, c'est une manière délicate de ne plus se tromper. Hein, frérot, que j'ai raison ?
— Pff ! Tu sais toujours tout mieux que tout le monde, Karine.
— Ouais… N'empêche que j'ai sans doute vu juste. Ne rougis pas, bon sang ! Personne n'arrive à nous différencier, et c'est une bonne idée.

Adrien a senti que celle qui lui fait battre le cœur a soudain changé complètement. Elle sort de plus en plus souvent avec sa nouvelle sœur. Il y a surtout ce Frédéric qui courtise, voire qui la serre de plus en plus près. Quelque part, il ressent une forme bizarre de jalousie. Bien que la seule fois où il aurait pu y avoir des sentiments avec Catherine, elle lui avait dit clairement ce qu'elle pensait. Il n'en demeure pas moins amoureux. Alors dans son esprit, ce sosie providentiel l'amène à imaginer une autre vision de cet amour. Lui aussi a du mal à faire la différence entre les deux femmes.

Depuis quelque temps, la femme qui lui tient le plus à cœur porte une gourmette au poignet. Il tente de savoir le prénom qui doit s'y trouver gravé. Peine perdue, ce bijou reste désespérément anonyme. Pas de plaque avec un signe distinctif évident, rien de tel. Mais à voir comment Cathy se comporte envers ce Frédéric, il n'est guère difficile de saisir qu'entre ces deux-là il se passe un truc. L'alchimie amoureuse leur donne un éclat qui illumine leurs visages. C'en est totalement renversant. Marinette a du reste été mise de suite dans la confidence : les femmes ont toutes des secrets qu'elles partagent avec leur mère.

Dépit ? Rage ? Folie ? Les mots manquent au jeune Adrien pour exprimer son désappointement. Mais une idée idiote, saugrenue, vient pourtant se faire jour dans sa caboche. Après tout, si Frédéric est amoureux de Catherine, sa frangine, elle, reste complètement disponible. Et son affection se met à changer lentement de camp. Un soir que les deux sœurs se trouvent chez Gaby, Catherine doit s'absenter pour quelques minutes. Le garçon met alors à profit ces instants où il se trouve seul avec la réplique exacte de son amour.

— Alors comme ça ton frère sort avec Cathy ?
— Oui. Mais je n'y suis pour rien. Enfin si, un peu… Frédo a toujours été amoureux de moi, et il est un des rares que ça arrange que nous soyons si semblables.
— Ah bon ? Pourquoi penses-tu que ça dérange les autres ?
— J'avoue que ce n'est pas facile de nous identifier au premier regard. Même impossible pour les parfaits étrangers. Et puis je l'aime bien, moi, mon faux-frère.
— Comme tu y vas ! Faux-frère… pas tant que ça.
— Oui, je dis ça pour rigoler. Il est et restera mon petit frangin. Mais tu n'en es pas un peu jaloux ? Il me semble que Catherine… c'était une peu ta terre promise, non ?
— Comme tu le dis. Mais il me reste une solution, non ?
— Ah bon ? Laquelle ?
— Ben… amoureux de l'une ou de l'autre… tu restes là, toi.
— Qui te dit que je suis prête à assumer ce genre de renversement de situation ? Qui te dit que tu pourrais me plaire ?
— On ne le sait jamais qu'après ; c'est bien comme cela qu'on dit, non ?
— Après ? Mais après quoi ?
— Ça…

Il vient de la prendre par la main et attire gentiment contre lui la frêle jeune femme. Puis, dans un second temps, son visage s'approche de celui de Karine. Quand leurs lèvres se sont trouvées, elle n'a pas eu l'ombre d'un recul. Les seuls frissons qu'elle ressent sont ceux des décharges électriques distillées par ce baiser d'une incroyable intensité. C'est elle qui en réclame un second alors que le premier se meurt dans un manque d'air évident. Puis les mains remplacent les mots. Les doigts découvrent ce que les vêtements cachent encore si bien. Le garçon est doux, elle est réceptive. Sur le bord de l'évier chez Gabriel, deux corps s'aiment passionnément, deux êtres se découvrent.

Une vraie passion commune, des élans communicatifs amènent ce couple à nouer des liens charnels formidables. Pour rapide que soit l'étreinte, elle n'en laisse pas moins des traces dans le cœur de ces deux-là. Et au retour de Catherine et de ses parents, aucun d'eux ne pourrait vraiment se douter que les autres viennent de consommer. Sauf à bien regarder dans les yeux de Karine où apparaît un éclat fiévreux, personne ne se douterait de ce qui vient de se passer.

Le dîner de ce soir-là s'en trouve bien plus joyeux. Et une fois de plus, la seule confidente de cette affaire se trouve être, comme la plupart du temps, une maman…

Alice bat des mains. Elle saute presque de joie. Son fils, sa fille, tous les deux amoureux, ça la rend euphorique. Hector connaît lui aussi le plaisir de ce regain de forme chez son épouse. Le cœur des femmes se montre généreux quand les petits bonheurs des épouses se vivent au quotidien. Marinette et Gabriel aussi ont revisité les amours tendres en unissant leurs corps comme aux premiers jours d'une nouvelle vie. Les deux filles de la maison – trois si Karine est comptée – ont du soleil plein les yeux. Et puis les garçons qui entourent d'affection les deux demoiselles sont tellement beaux…


Deux maisons éloignées de quelques dizaines de kilomètres se trouvent en fête. Chez Alice et Hector, les préparatifs s'accélèrent. Avec eux, une certaine tension monte aussi. Le papa devient nerveux. Pas une mince affaire que de remonter l'allée de l'église abbatiale avec à son bras sa fille… Il vient d'avoir le souffle coupé par celle qui descend les escaliers de sa chambre en robe blanche. Bon sang, elle a quelque chose de… d'Alice, son épouse, bien des années auparavant. Et pourtant cette demoiselle n'a pas une goutte de son sang à eux. Donc il s'agit bien de juste une question de cœur. Karine restera toujours SA fille. Pas question qu'il en soit autrement. Et la déesse qui semble flotter sur les marches des escaliers se montre comme une bien jolie poupée.

Catherine et Marinette ajustent une dernière fois la tenue de fête de la fille de la maison. Le chignon qui orne son crâne rappelle à sa mère le sien, bien des années plus tôt. Et quelque part la petite larme qui naît au coin de ses yeux marque le début d'une autre vie pour le vieux couple. Il leur faudra, par la force des choses, s'habituer à revivre à deux. Gabriel attend dans la cuisine que les deux amours de sa vie daignent se montrer. Ils vont être, il en est certain, en retard à la mairie. Alors quand Cathy débouche de la chambre, c'est comme une gifle qui lui tombe sur la figure : la jeune femme est… d'une beauté sublime.

Un seul prêtre pour deux hommes qui attendent. Puis lentement, l'un à côté de l'autre, deux papas fiers qui remontent lentement l'allée centrale de l'église. Chacun tient à son bras une femme, mais elles sont si semblables que les regards ne quittent pas ces deux silhouettes qui traversent l'église et montent vers le chœur où un vieux curé en tenue les exhorte à avancer. Gabriel et Hector, leur précieux fardeau au bras, droits comme des I, s'effacent à l'approche de l'autel. Sur les bancs, une assemblée hétéroclite ne cesse de prendre des photos et de scruter les visages. Marinette et Alice ont elles aussi des regards éperdus pour ces deux fées qui vont bientôt s'envoler du nid familial.

Si elles n'avaient pas été au bras de leurs pères respectifs, Frédéric et Adrien auraient eu bien du mal à faire la différence. Il y a comme un murmure dans l'église ; puis le curé officie, et l'échange des consentements et des anneaux qui symbolisent ces fameux « oui » sont tous suivis avec ferveur par la foule des invités. Quelques journalistes couvrent l'évènement pour leurs canards. Les deux beautés feront encore, pour quelques jours, la une de tabloïds, puis comme toujours l'affaire s'estomperait, ramènerait dans l'ombre les deux dames qui ne demanderaient pas mieux. Si Marinette se met à verser – c'est bien naturel – une petite larme, son Gabriel a mis un point d'honneur à ne rien montrer de ses états d'âme.

Pour Alice et Hector, leurs deux enfants convolent en justes noces, et si les filles sont très belles, Frédéric n'a rien à envier à ses deux sœurs. Il demeure heureux de ce dénouement qui le rassure ; sa vie vient de prendre une tournure des plus délicieuses. Étrangement, vivre avec une copie conforme de la gamine qu'il a côtoyée toute son enfance semble pourtant lui plaire. Une sorte de continuité, en quelque sorte, dont il ne se départit pas. Et puis il a une sœur qui devient du même coup sa belle-sœur : un amalgame compliqué, une gymnastique de l'esprit hautement improbable.

Le seul absent à cette grande fête a pour nom Houmet. Ce brave médecin qui, croyant bien faire – ça partait d'un bon sentiment – a réussi à gâcher la vie de deux familles. Mais à bien y repenser, il avait sans doute aussi donné des années de bonheur à ses amis Hector et Alice. Bien entendu, le geste ne pourra jamais être excusé, mais s'acharner sur un vieillard ne servirait à rien. Du reste, personne n'a insisté ; sur la pointe des pieds, le vieux toubib avait consenti à une retraite anonyme.

Parfois la vie apporte son lot de misère et de peurs. Elle mérite cependant d'être vécue, rien que pour des instants comme celui qui se déroulait là, dans cette église. Le père d'Hector, grand-père de deux des mariés, eut lors de la cérémonie une petite pensée pour le toubib. Quelques instants, il crut réentendre Houmet ce fameux jour de juillet 1952. Un bien bel été où deux gamines devenues aujourd'hui de belles jeunes femmes étaient venues au monde. Nées d'un seul ventre, toutes deux avaient eu une destinée différente ; et pourtant, le bonheur qui s'invite ce jour dans cette abbatiale a comme un merveilleux goût de revanche.

Alors, quand pour les félicitations incontournables de la sortie de la cérémonie, Alice a serré ses enfants sur son sein, sa plus belle récompense n'a-t-elle pas été les mots murmurés par sa petite Karine :

— Maman… tu as été la plus merveilleuse des mamans… Tu es et restes ma maman, quoi qu'il se soit passé.
— Mais tu es aussi ma fille bien-aimée. Et toi, mon Frédéric, j'avoue que ça me fait bizarre de te voir avec une femme qui ressemble tellement à… ta sœur. Mais si tu es heureux comme ça…
— Merci, maman, pour tout ce que tu nous as donné durant toutes ces années.

Un peu plus loin, un autre couple félicite une jeune brune, et la maman presse également contre sa poitrine une gamine qui vient de prendre époux.

— Tu es si belle, ma fille… Je crois que je t'aime encore plus qu'avant !
— Avant quoi, papa ? C'est la vie, et il est bon de se souvenir que nous ne maîtrisons pas tout. Mais moi aussi je veux te le dire avec mes mots : tu es le plus beau et le plus gentil des papas. Tu es… le mien. Quant à toi, maman, si j'avais eu un jour à choisir, je t'assure que c'est bien vers toi que je serais allée. Soyez fiers de vous autant que je le suis, moi ! Je vous aime tellement… Merci pour ces années de bonheur… et prions Dieu pour qu'elles se répètent à l'infini.
— Tu n'as jamais songé à l'existence que tu aurais eue si ta sœur…
— Chut, papa… regarde Alice et Hector, Frédéric et Karine… ne gâchons rien de notre nouveau bonheur.
— Oui, mon chéri ! Tu vois Gaby, les regrets sont vains… Reste mon gentil mari, et que la vie continue pour nous tous. Viens, nous devons aussi féliciter les heureux parents de la mariée… Elle est presque aussi belle que notre fille, tu ne trouves pas ?

Ce qui coule sur la joue de Gabriel n'a rien d'une perle de tristesse ; non, il s'agit seulement d'une poussière de bonheur qui glisse délicatement vers son menton. Et sur le visage d'Hector, des signes analogues n'ont-ils pas laissé une pareille trace luisante ?

Que dire de plus de cette journée d'été… ah si ! Les cloches sonnent, et sans doute que le Bon Dieu, bien assis sur son nuage, rit de toutes ses dents de la bonne farce que monsieur Houmet leur a jouée !

L'important n'est-il pas d'aimer et d'être aimé ?