Un entretien très privé

Nous faisons le point sur ma carrière : diplômes, parcours professionnel, formations suivies, projets professionnels, points forts, points faibles, objectifs… bref, un entretien professionnel somme toute classique, comme je pouvais m'y attendre dans ma boîte. Je suis rassurée. J'avais appréhendé cette nouvelle rencontre, craint qu'elle ne dérapât à nouveau en folles étreintes lubriques. Mais rien de tout ça. Nous sommes restés très professionnels l'un et l'autre.

Une demi-heure plus tard, c'est avec un grand soulagement que je le vois fermer mon dossier et se lever. Par réflexe, je l'imite. Il contourne son bureau et se dirige vers la porte, avant de l'ouvrir.

— Vous pouvez partir. Je vais rester encore un peu.
— Bien, Monsieur, entends-je répondre sa secrétaire.

Il verrouille alors la porte et se tourne vers moi, un sourire sur les lèvres. Je suis surprise de son changement d'attitude. Il s'approche de moi avec une lenteur savamment calculée, adoptant la démarche assurée du prédateur qui a coincé sa proie. Cette fois, ce n'est plus le regard du supérieur qui se promène sur moi, mais celui du loup dominant, du chef de meute.

« Le regard qui tue ! »

Je déglutis péniblement et parviens tout de même à esquisser un sourire intimidé alors qu'il se tient devant moi, me dominant d'une bonne tête. Ses doigts glissent sur le revers de ma veste. Je reste tétanisée alors qu'il fait glisser ma veste le long de mes bras. De nouveau, un furieux débat s'engage entre Rationnel et Animal.

« Réagis ! Ne le laisse pas faire ! »
« Tu en meurs d'envie, en fait, hein ? »

Je lâche un soupir résigné : je me sens faible devant lui. J'ai envie qu'il aille plus loin. Voyant que je ne réagis pas, il s'attaque aux boutons de mon chemisier, un à un. Je ne peux rien faire d'autre que de me laisser faire.

— Vous n'êtes pas farouche, commente-t-il.
— Ce… ce n'est pas comme si nous étions de parfaits inconnus.

Je frissonne lorsque ses doigts caressent mes seins reposant dans leurs bonnets satinés. Je ferme les yeux, appréciant, malgré tout, le contact de ses mains sur moi. Bientôt mon chemisier rejoint ma veste. Il admire ma poitrine, gainée dans un soutien-gorge noir en satin. Il promène un doigt sur le bord du bonnet. Des frissons parcourent ma peau comme des centaines de petites fourmis.

— Je suis ravi de te retrouver ici.

Sa voix me caresse sensuellement. Il passe derrière moi et je sens ses doigts s'affairer sur la fermeture de ma jupe. Je me sens gagnée par l'excitation lorsque je la sens glisser le long de mes jambes. Me voilà en soutien-gorge, string, bas et escarpins sous le regard sévère de mon supérieur.

— Quand je t'ai vue devant l'ascenseur, dit-il en faisant glisser les bretelles de mon soutien-gorge de mes épaules, j'ai eu du mal à croire à cette chance. Je ne pensais pas que tu t'offrirais aussi… facilement.

Lentement, il dégrafe le soutien-gorge qu'il jette par terre. Je ne fais aucun mouvement pour me cacher la poitrine. Je ne parviens même pas à bouger le petit doigt. Il s'empare de mes seins et les pétrit sans douceur. Je gémis contre lui. Il me pince les tétons.

— Tu n'imagines pas à quel point j'ai dû me contrôler dans les escaliers, poursuit-il d'une voix enfiévrée.

Presque malgré moi, mon corps ondule contre le sien. Ma peau frotte contre ses vêtements. J'ai déjà besoin de plus que de simples caresses. L'une de ses mains glisse sur mon ventre jusqu'à mon pubis et se faufile sous mon string. Ses longs doigts s'immiscent dans ma fente à la recherche de mon bouton d'amour. Je laisse échapper un gémissement lorsqu'il s'en empare.

— J'adore les femmes soumises. En es-tu une pour t'offrir comme ça à un inconnu deux fois de suite, puis à ton supérieur hiérarchique ?

Cela ressemble plus à une affirmation qu'une question. Mais il semble avoir raison : entre ses mains, je ne suis qu'une poupée qu'il manipule à sa guise ; et le pire, c'est que j'ai aimé ça.

— C'est sans doute la vérité.
— J'en suis certain.

Sa main chaude glisse sur mon sexe et il me pince les lèvres à travers le tissu fin de mon string. Son geste m'arrache un nouveau gémissement de plaisir.

— Deviens ma soumise.
— Pardon ?

Ses doigts commencent un lent va-et-vient en moi. Je sens mes jambes fléchir, mais un second doigt me surprend. Il glisse alors le majeur de son autre main dans ma bouche. Mes lèvres se referment dessus, le sucent avec application. Mon bassin se met à onduler, dansant autour de ses doigts.

— Soumets-toi à moi, m'ordonne-t-il.

Sur ces mots, il me saisit par la taille et me couche sans ménagement sur son bureau, au beau milieu de ses dossiers. D'un geste brusque il enlève mon string et se lèche les lèvres devant mon sexe orné de sa petite bande duveteuse. Il m'attrape les jambes qu'il pose sur ses épaules. Il pose son sexe sur le mien.

— Tu feras tout ce que je t'ordonnerai.
— Oui, Monsieur, ouiiiiii…

Bibip-biiip-bibip-biiip-bibip-biiip…

— Aaaaah !

Je me redresse brusquement, le cœur battant, peinant à reprendre mon souffle. Je suis complètement perdue. Regardant partout autour de moi, je mets plusieurs secondes ou peut-être plusieurs minutes à réaliser que je suis… dans mon lit. Je me laisse brutalement retomber et me roule en boule sous ma couette.

— Un cauchemar, ce n'était qu'un cauchemar.

« Il semblait pourtant si réaliste ! »

Machinalement, mes doigts se portent à mon entrejambe. Je sens un liquide chaud et poisseux sous mes doigts.

— Oh, mon Dieu… j'y ai pris du plaisir en plus.

Je ferme les yeux, priant que pour que cette journée passe le plus vite possible, pour que Mathieu soit absent aujourd'hui… mais au fond de moi j'ai envie de le revoir, de le sentir près de moi, de…

— Me soumettre à lui.


Seize heures cinquante-cinq, devant le bureau du directeur-adjoint

Je n'ai pas dormi correctement depuis la grande réunion au cours de laquelle j'ai découvert que mon amant d'Avignon et de l'ascenseur n'était autre que le bras droit de notre nouveau directeur. Je ne parviens ni à le réaliser ni à l'admettre.

J'ai cru mourir de honte lorsque son regard s'est accroché au mien lors de la réunion et de peur quand il m'a attirée dans les escaliers. Je crois que je vais devoir trouver un autre boulot. Que compte-t-il faire ? Me forcer à poursuivre cette relation sous menace de me licencier ? Ou me licencier directement pour éviter que je n'en parle ? Je frémis juste à cette pensée.

J'ai voulu me confier à Nathalie mais, comme par hasard, elle a été envoyée en formation ces derniers jours. Mathieu aurait-il été capable de la faire partir exprès ? Ce ne serait pas impossible, ça…

« Il a le bras long, murmure Rationnel. Il a l'oreille du boss. »
« Tu pourrais en profiter, me glisse insidieusement Animal à mon oreille. Pour un bon avancement, hein ? »
« Non, sûrement pas ! s'insurge Rationnel. »
« Tu as raison. Je ne peux pas laisser ça arriver. »
« Pfff, boude Animal, même pas drôle. »

Malgré mon angoisse, je n'ai pas arrêté de fantasmer sur lui, d'imaginer une convocation dans son bureau pour y subir mille et un tourments. Entre mon angoisse et mes fantasmes, mes deux dernières nuits ont été un enfer. J'ai réussi avec un bon maquillage à cacher les ravages du manque de sommeil, mais mon cerveau reste embrumé.

Peut-être puis-je espérer compter sur la politique de nombreuses boîtes : « no zob in job ». Je ne vois pas pourquoi la mienne échapperait à la règle. En fait, je ne me suis jamais vraiment posé la question, vu que jusque-là je n'avais jamais fantasmé sur un collègue, encore moins sur mon supérieur hiérarchique. Et je n'avais surtout jamais couché avec !

Un peu anxieuse, je me présente à la secrétaire qui m'invite à la suivre dans le bureau du directeur-adjoint après l'avoir appelé. Je sens son regard m'évaluer des pieds à la tête : mes escarpins noirs, mes bas, mon tailleur prune sur un chemisier noir. Bien que probablement du même âge que moi, elle hausse un sourcil réprobateur lorsque son regard s'arrête sur ma jupe. Si son tailleur s'arrête bien en dessous du genou, l'ourlet du mien se situe bien à mi-cuisse.

Avec une classe et une dignité maniérées, elle tape trois petits coups secs à la porte.

— Merci, Sarah, vous pouvez y aller. Je n'ai plus besoin de vous pour ce soir.

La voix chaude, un peu étouffée par la porte, qui nous répond me rappelle d'agréables souvenirs. Mais je me force à enterrer toutes ces images érotiques au fond de mon esprit. Je dois garder le contrôle de la situation, et surtout rester maîtresse de moi.

— Bien, Monsieur Guillermo. À demain, alors.

« Pourvu qu'il ne me fasse pas le coup du regard qui tue… »

Je déglutis péniblement en passant le pas de la porte. Je sursaute quand la secrétaire la referme derrière moi. J'entends ses pas s'éloigner, me laissant seule avec mon supérieur dont je distingue la silhouette dans un fauteuil de grande qualité. Il semble plongé dans la lecture d'un dossier ouvert devant lui. J'ai la désagréable impression de me retrouver dans le bureau du proviseur au lycée.

« Sauf que tu t'es envoyée en l'air avec lui… deux fois… »

Je joins les mains dans mon dos et attends. Il sait que je ne suis qu'à quelques pas de lui. Il me fait mariner pour me mettre mal à l'aise, mais il m'en faut plus, et je suis quelqu'un de très patient. J'ignore combien de temps je reste debout immobile devant lui. Quelques secondes ? Quelques minutes ? Au bout desquelles il lève enfin le nez de son dossier.

— Mademoiselle Delaie. Quel plaisir de vous retrouver ici.

Son ton est courtois et poli.

« Bon. Ça doit être le genre no zob in job. »

— Monsieur Guillermo, réponds-je sur un ton qui se veut aussi détendu que le sien, tout le plaisir est pour moi.

Il m'indique un fauteuil face à son bureau et je m'y installe. Il est vraiment confortable. La nouvelle direction semble vouloir prendre soin de ses employés. Mais j'essaie de ne pas me laisser séduire par les attentions de l'homme en face de moi. Curieusement, il n'a pas le même effet sur moi que lors de nos précédentes rencontres. Peut-être parce que nous sommes dans un cadre professionnel ? Je prends soin de reléguer mes souvenirs érotiques pour me concentrer sur notre entretien.

Même si je reste fascinée par cet homme âgé d'une dizaine d'années de plus que moi, du haut de mes 35 ans je lui trouve énormément de charme et de classe, bien qu'il ne soit pas une gravure de mode. Il a le charisme que peu d'hommes de mon âge ont. Il semble posé, « mûr, sans donner l'impression d'être sur le point de tomber de l'arbre » comme dirait Nathalie. Ses questions sont simples, directes.

Je suis rassurée de la tournure de l'entretien. Il a bien examiné mon dossier, jusqu'à ma plainte contre Daniel, sur laquelle il ne s'étend pas longtemps. Il me questionne sur ma façon d'évaluer nos potentiels prestataires. Je lui explique que je fais des recherches sur Internet et que je vais moi-même les tester.

— Je vois que Richard et vous avez réussi à faire passer vos frais de recherche sur vos frais professionnels.

« Il a bien tout examiné. Cherche-t-il une faille pour nous éjecter aussi ? »

Je ne me démonte pas : sur le plan professionnel, je me sens inattaquable car mes factures et mes dossiers sont clairs comme de l'eau de roche. J'esquisse un sourire professionnel et me penche sur le bureau, lui indiquant mes différentes dépenses.

— Une partie seulement, Monsieur. Lorsqu'il s'agit de prestataires locaux – comme des restaurants, des centres de beauté, des spas ou des loisirs – je considère que ce sont des dépenses que j'aurais pu faire pour moi-même, donc je ne les facture pas à la boîte. Pour des hôtels éloignés, des campings, je facture mes frais de trajet et la moitié de ma chambre d'hôtel. Les repas et les activités restent à mes frais. Il s'agit d'un accord passé avec l'ancienne direction, alors je comprendrais que vous désiriez revenir dessus. Nous avons assez étoffé nos offres à plus de deux heures de Lyon au cas où…
— Nous verrons la comptabilité plus tard, m'interrompt-il en levant la main. Votre mode de fonctionnement semble efficace. Nous ne voyons aucune raison d'en changer pour le moment.

Je soupire de soulagement en me renfonçant dans le fauteuil. Il referme mon dossier, pose ses coudes sur son bureau, puis son menton sur ses mains.

— Vous indiquez parler anglais et espagnol couramment, me dit-il dans un anglais parfait. Est-ce un mensonge ?
— Je vous remercierais de ne pas mettre en doute mes compétences professionnelles, Monsieur, lui réponds-je dans la même langue. J'ai toujours aimé les langues étrangères. L'anglais parce que c'est la langue la plus parlée et l'espagnol en hommage à mes grands-parents paternels.
— Vous continuez de m'impressionner, Mademoiselle Delaie. Vous parlez avec fluidité, avec un très léger accent français. Comment avez-vous fait ?
— J'aime beaucoup le cinéma anglais. J'ai commencé à regarder des films en version originale sous-titrée en français quand j'étais adolescente, puis en version originale.
— Très bien ! fait-il en frappant dans ses mains. Voilà qui est plus que satisfaisant. Où vous voyez-vous dans, disons, cinq ans ?
— J'aime beaucoup mon travail, réponds-je honnêtement. Je sais que Richard partira à la retraite d'ici trois ou quatre ans. Il me forme pour prendre sa succession.

Il se lève, contourne son bureau et passe derrière moi. Je sens son regard peser sur moi. Ses doigts caressent ma nuque, me faisant sursauter.

— N'avez-vous pas plus d'ambition ? Avec vos compétences, vous pourriez être secrétaire de direction, voire assistante. Pourquoi rester à ce poste, au comité d'entreprise ?
— Je… je… bredouillé-je alors qu'il poursuit sa caresse sur mon épaule. J'aime ce poste, j'aime ce que j'y fais. Permettre au personnel de se sentir bien et de pouvoir profiter de son temps libre agréablement sans s'inquiéter de comment le financer est quelque chose d'important pour moi.

Je baisse les yeux sur mes mains, avec la sensation d'en avoir trop dit d'un coup. Sa main se pose maintenant sur ma nuque, l'enveloppant presque. Elle est grande et large, forte et chaude.

— Vous vous souciez du bien-être de nos employés ? demande-t-il.
— Euh… oui, Monsieur. C'est le rôle du comité d'entreprise, non ?

Sa main quitte ma nuque et je vois son ombre se déplacer jusque devant moi. Je lève les yeux et le regarde s'appuyer contre son bureau. Il m'observe en se caressant le menton entre deux doigts. Un fin sourire étire ses lèvres alors qu'il croise les bras sur sa poitrine.

— Apparemment, Richard et vous le remplissez à merveille.
— Il m'a bien formée, réponds-je avec enthousiasme.
— Oui, je vois. C'est lui qui vous a incitée à porter plainte, non ?

« Encore cette histoire. Que veut-il savoir ? »

Je reste sur mes gardes et me contente de hocher la tête en silence.

— Qu'y a-t-il d'autre entre vous ?
— Pardon ? demandé-je, surprise, presque choquée du sous-entendu que je crois percevoir.
— Eh bien, poursuit-il en haussant un sourcil, Richard a un bon poste, encore dans la fleur de l'âge. Vous êtes une jeune femme plutôt jolie et intelligente… est-ce uniquement prof…

Je me sens submergée par un brusque accès de colère et me lève brutalement, les poings serrés.

« Ouais ! Défonce-le, m'encourage Animal. »
« Attention, c'est ton boss ! Diplomatie ! tempère Rationnel. »

— Monsieur, je ne vous permets pas de dire ça ! C'est inadmissible…

Je suis interrompue par un éclat de rire. Ma mâchoire se crispe.

— Cessez de vous moquer de moi en plus ! Ma relation avec Richard est purement professionnelle ! — Calmez-vous, Mademoiselle Delaie. Veuillez m'excuser.

Je relâche mes poings mais reste debout.

— Si nous en avons terminé, Monsieur, permettez-moi de prendre congé.
— Hmmm, un instant, fait-il en allant verrouiller la porte.

Le clac sonore de la serrure me fait sursauter. Des bribes de mon cauchemar me reviennent à l'esprit : il avait congédié sa secrétaire et verrouillé la porte.

« Tu es cuite, mon petit agneau ; laisse-toi dévorer. »
« C'est pas comme si je ne t'avais pas prévenue ! »

Il se tourne vers moi, un sourire sur les lèvres.

« Oh non, c'est pas vrai… »

Mon corps se tétanise sous son regard ténébreux. Je n'ai plus le même homme en face de moi. Le bras droit du directeur vient de céder la place au chef de meute. Je recule d'un pas à chaque fois qu'il en fait un mais je me retrouve très vite coincée contre le bureau. Ma main commence à en explorer la surface à la recherche de quelque chose pour me protéger.

— Bien, dit-il d'une voix autoritaire. Si nous passions aux choses sérieuses, maintenant, Clémence ?

Sur ses lèvres, c'est loin d'être une question, mais plutôt un ordre. Qu'attend-il de moi maintenant ?

« Comme si tu ne le savais pas déjà, espèce d'idiote ! me tance Rationnel. »
« Ce que tu attendais avec impatience, vilaine coquine… taquine Animal, maintenant excité. »

Il n'est plus qu'à trois pas de moi. Je commence à avoir du mal à respirer. Est-ce la peur ? L'excitation ? Le désir ? Je ne sais plus ce que je ressens. C'est une véritable tempête dans mon esprit, au point que je ne sais même plus quoi faire lorsque mes doigts rencontrent le solide presse-papier.

Deux pas.

Je déglutis péniblement. Le sang cogne contre mes tempes. Je sens son parfum qui m'enveloppe déjà. Mes doigts se resserrent autour du presse-papier. Je dois me défendre, quitte à me faire virer.

« Oui, assomme-le et sauve-toi ! me crie Rationnel. Tant pis pour ta place. »
« Tu te fais des idées : il va te faire du bien. »

Je ferme les yeux.

« Taisez-vous ! Mais taisez-vous ! »

Lorsque je rouvre les yeux, un cri de surprise s'étrangle dans ma gorge alors que Mathieu n'est qu'à quelques centimètres. Son regard glisse de mes lèvres à mon épaule, puis sur ma main gauche crispée sur le presse-papier. Il esquisse un sourire alors que sa main saisit la mienne pour me faire lâcher mon arme improvisée.

— Vous n'en avez pas envie, n'est-ce pas ? me murmure-t-il. Vous ne voulez pas vous en servir.
— Je… s'il vous plaît, Monsieur, réponds-je en gardant mes doigts crispés sur l'objet.

Ses lèvres effleurent ma gorge puis glissent vers mon oreille droite. Je frissonne de plaisir en sentant la caresse de son souffle chaud à l'arôme de café serré. Je dois résister. Je ne dois pas le laisser faire.

— Monsieur, arrêtez-vous là, s'il vous plaît…

Mais ma voix faible manque considérablement de conviction. Finalement, je désire me retrouver dans mon rêve, qu'il me fasse encore sienne sur son bureau, maintenant, même si je sais que c'est déraisonnable.

Capitulez-vous ? me demande-t-il à l'oreille.
— Oui, Monsieur, balbutié-je.
— Vous soumettez-vous, Clémence ?
— Je… je…

Je n'arrive pas à répondre. Dans mon esprit, Rationnel et Animal se battent comme des chiffonniers pour avoir le dernier mot. Ses doigts s'attardent sur le premier bouton de mon chemisier, semblant hésiter à l'ouvrir.

— Je… ne sais pas, Monsieur, avoué-je, abattue.
— Bien, je vois, lâche-t-il en reculant et en m'invitant à me rasseoir dans le fauteuil.

Je m'écroule dans le siège comme si toutes mes forces m'avaient brutalement abandonnée. Je le regarde se diriger vers un petit meuble dans la bibliothèque et en sortir une bouteille d'eau fraîche.

« C'est ça, la classe, jette Animal. Si tu te soumets à lui, regarde les avantages que tu pourrais avoir. »
« Arrête ! me défend Rationnel. Tu es une fille bien. Tu ne vas pas te vendre pour un poste, hein ? »
« Je ne me vendrai pas !

Il verse de l'eau dans un grand verre et revient s'appuyer contre son bureau en me le tendant. Je le regarde avec un air suspicieux qui le fait sourire.

— Il n'est pas drogué. Je n'ai pas besoin de ça.
— Ça, je n'en doute pas, Monsieur, réponds-je tout bas en le prenant et en avalant une grande gorgée d'eau fraîche.

Il croise les bras sur sa poitrine et me sonde de son regard d'obsidienne. La distance qu'il a mise entre nous me rassure. J'étais sur le point de lui céder une nouvelle fois. Il aurait pu insister et me prendre sur le bureau : je pense que je n'aurais eu ni la force, ni le désir de lui résister, bien au contraire.

— Vous êtes un mystère, Clémence. Un mystère très séduisant, je dois l'admettre. Un mystère que j'ai très envie de découvrir. Vous vous êtes pourtant offerte deux fois à moi, et là, vous me repoussez.
— Vous êtes mon supérieur, Monsieur. Nous ne pouvons pas avoir ce genre de relation… même si…
— Même si ? m'interrompt-il avant que je ne puisse rattraper mon erreur. Dites-le-moi : même si quoi ?

« Fatal error ! Redémarrage demandé en urgence ! »

— Même si, je dois l'admettre, j'en ai envie.
— Et qu'est-ce qui vous inquiète ?
— Que ferez-vous de moi si je ne réponds pas à vos attentes ? Comment réagirez-vous si je veux tout arrêter ? Quelles seront les conséquences sur mon travail ? Comment saurai-je si la promotion que je reçois est méritée ou bien si je l'ai obtenue contre faveur ? Qu'est-ce que…

Mes lèvres s'emballent. Je lui livre mes angoisses et mes inquiétudes sur un plateau. Une fois que j'ai terminé, je me rends compte que je me suis levée et dangereusement rapprochée de lui, trop près. Il se contente de me sourire en me caressant la joue. Curieusement, son toucher est doux et apaisant.

— Vous ne connaissez pas encore le nouvel organigramme de votre société, Mademoiselle Delaie, répond-il sur un ton de nouveau professionnel. Christophe s'occupera du management et moi de la comptabilité et de la gestion des contrats avec nos partenaires. Le comité d'entreprise dépend entièrement de la DRH, sauf problème grave. Donc, quoi qu'il arrive entre nous, cela n'aura aucune conséquence sur votre poste.

Je secoue la tête, n'arrivant pas à y croire.

— C'est ridicule, Monsieur. De plus, c'est une très mauvaise idée.

Il glisse une main derrière ma nuque et plante son regard noir dans le mien.

— Dites-moi que vous n'en avez pas envie, et je n'insisterai pas.
— Je… ce n'est pas du jeu, Monsieur.
— Je vous l'ai déjà dit : ce n'est pas un jeu pour moi. Vous n'avez qu'un mot à dire.

Je connais ce mot : c'est « non ». Trois lettres. Une syllabe si facile à prononcer. Pourtant, je n'en ai pas envie. Mon regard se pose sur ses lèvres, promesses de mille et un tourments. Elles attirent irrémédiablement les miennes. Mais il me repousse.

— Prenez le temps d'y réfléchir, lâche-t-il en contournant son bureau et me laissant comme deux ronds de flan. Je ne veux pas vous mettre la pression.

« À quoi joue-t-il à me souffler le chaud et le froid ? »

Je le regarde sortir une enveloppe d'un tiroir et me la tendre. Je la prends, interloquée, en l'observant sous toutes les coutures. Elle est assez épaisse. Mon regard se lève sur lui.

— Venez, ou ne venez pas, se contente-t-il de me dire. Mais sachez que si vous venez, vous ne pourrez plus revenir en arrière.
— M'en empêcherez-vous ? Me retiendrez-vous de force ?

Il esquisse un sourire séducteur, à la limite de la perversité. Le sourire d'un ange déchu qui ne souhaite que m'entraîner avec lui dans son monde de luxure et de déchéance.

— Absolument pas, répond-il en caressant ma gorge du bout du doigt. C'est vous qui en redemanderez. — Et… si je ne viens pas ?
— Eh bien, nous n'en reparlerons plus. Tout simplement.
— Bien, Monsieur.
— Parfait. Je ne vous retiens pas plus longtemps, Mademoiselle Delaie.

Il me libère de son emprise pour aller ouvrir la porte. Serrant l'enveloppe contre moi, je passe devant lui en essayant d'ignorer son regard sur moi, celui du Maître, du chef de meute.


Il la regarde s'éloigner lentement alors qu'elle tente de paraître la plus détendue possible malgré le raz-de-marée d'émotions qu'il sait avoir provoqué chez elle. Il ne lui a suffi que d'observer son visage pour savoir ce qu'elle ressentait : angoisse, peur, excitation, désir, méfiance, soulagement. Il a pu lire en elle comme dans un livre ouvert. D'autres que lui se seraient jetés sur cette proie aussi facile qu'alléchante, aussi fragile que forte.

— Cette fille est un monde de contrastes à elle toute seule, murmure-t-il en se servant un scotch. Mais quelle soumise elle ferait si elle acceptait !

Depuis une vingtaine d'années, c'est la première fois qu'il désire qu'une femme en particulier se soumette à lui. Généralement, ce sont les soumises qui choisissent leur Maître. Aujourd'hui, la donne change pour lui. Sans vouloir la forcer, il compte bien la convaincre d'accepter de se soumettre ; mieux, c'est elle qui le demandera.

— Ma reine va bientôt prendre place sur l'échiquier. Tiens-toi prêt à payer, espèce d'ordure.