Il faisait un soleil radieux sur le forum d'Athènes, en ce début d'après-midi. Assis par terre au milieu de la foule tout en rongeant un os de poulet, Diogène écoutait attentivement le grand Protagoras discourir. C'était pour lui, chaque fois, un plaisir incomparable et stimulant que d'entendre cet homme parler pendant des heures pour ne rien dire. Protagoras ne disait rien, en effet, mais il le disait si bien… et la magie chaque fois opérait. À la fin de son discours, le peuple rassemblé applaudissait à tout rompre l'orateur épuisé et ruisselant de sueur qui venait d'expliquer qu'après la nuit venait le jour, que la pluie mouillait, ou que les femmes étaient inférieures aux hommes. Des évidences, certes, rien que des évidences… mais quel art !

Cela faisait un quart d'heure déjà que notre orateur tenait la foule en haleine lorsqu'un petit homme, laid à faire peur, se permit de l'interrompre :
— Ô, Grand Protagoras, je te prie de bien vouloir pardonner mon retard, mais j'ai été retenu par des amis sur la place du marché. Pourrais-tu s'il te plaît, en quelques mots, me résumer ce que tu viens d'expliquer aux Athéniens ?
— Tu nous emmerdes, Socrate, répliqua alors Diogène. Tu n'avais qu'à arriver à l'heure. De quel droit te permets-tu d'interrompre un si beau discours ?
— Cela ne devrait prendre qu'un instant : la pensée de Protagoras est-elle si confuse qu'elle ne puisse être résumée ?
— Et toi, nabot ? Es-tu si occupé qu'il te soit impossible d'être à l'heure quelque part ? Demanderais-tu au soleil d'apparaître à nouveau sous prétexte que tu viens de rater son coucher ?

Le pauvre Protagoras était livide. Il tenta de reprendre son discours, mais plus personne ne s'occupait de lui, tous étant désormais trop occupés à suivre la jouxte qui opposait Socrate à Diogène.

— On ne peut comparer le soleil à Protagoras, Diogène. Mais je me demande si tes propos sont empreints de sottise, de basse flatterie, ou de cruauté.
— En revanche, ton jeu est clair : tu interromps l'orateur afin de le discréditer. Tu lui demandes de résumer sa pensée pour démontrer qu'il n'en a pas.
— Ah, tu le reconnais !
— Oui, mais je ne le juge pas. Il existe un art de ne rien dire, et j'aime les artistes.
— Mais tu admets ainsi que Protagoras est à ranger parmi les artistes, et non parmi les philosophes.
— Que m'importe ! Comme tous les gens du peuple, je suis venu écouter Protagoras parce que ses propos me charment et me permettent d'agréablement passer le temps.
— Pitoyable Diogène… Je comprends mieux désormais comment un peuple entier peut se laisser aller à acclamer un démagogue comme Donald Trump.
— Ah, je vois que le grand Socrate s'est encore laissé aller à consulter les oracles de LCP, La Calamiteuse Pythie. Mais dis-moi, toi qui juges si bien ton prochain, n'est-ce pas la jalousie qui te guide lorsque tu reproches aux autres d'être plus écoutés que toi ?
— Je m'inquiète lorsque je vois les Athéniens préférer les discours d'un ignorant aux propos d'un sage.
— Sans doute l'ignorant sait-il l'art de plaire, que tu ignores, toi le savant.
— L'ignorance mène au chaos !
— La science également. Et le savoir ne peut pas tout résoudre.
— Tu dis des âneries, Diogène !
— C'est toi qui profères des sottises, Socrate. Les ânes ne parlent pas. Et savoir que nous sommes destinés à mourir n'évite pas de mourir. Par contre, l'ignorer permet de ne pas connaître la peur, de vivre sans angoisse, et par conséquent de vivre pleinement.
— Hélas, nous savons tous que nous devrons mourir, un jour…
— Et les discours de Protagoras nous permettent parfois de l'oublier.
— C'est donc cela que tu viens chercher ici, l'oubli !
— L'oubli du passé, celui de l'avenir, pour ne m'occuper que de l'instant présent et obtenir ainsi quelques particules d'éternité.
— Tu vis comme un animal, Diogène…
— Oui, Socrate : je lèche les mains de ceux qui m'offrent de la nourriture, j'aboie sur ceux qui me dérangent, et je mords ceux qui m'attaquent. Si mes ennemis sont trop nombreux, je fuis. S'il pleut, je m'abrite. Si le soleil est trop fort, je me repose à l'ombre.
— Et qu'enseignes-tu ? Que peuvent donc apprendre de toi les Athéniens ?
— J'enseigne à vivre simplement.
— L'humanité ne saurait vivre simplement.
— Alors, qu'elle crève !
— Tu n'as donc aucune compassion pour tous ces gens qui t'entourent ?
— Ah-ah, Socrate, et c'est Protagoras que tu traites de démagogue ! Je me fiche bien de l'humanité, de la civilisation athénienne, de la volonté des dieux ou autres billevesées. Je cherche l'Homme. Tu veux enseigner la sagesse, sauver le monde malgré lui ? Pour quoi faire, si ce n'est par vanité ? Les gens comme toi n'ont pour finir que ce qu'ils méritent. On leur fait boire la ciguë ou on les crucifie. Et c'est bien fait pour eux. Moi, je n'enseigne rien, et personne ne m'enseigne. Mes seules connaissances, je les dois à mon observation du monde, de la nature, des animaux, et des gens qui, comme toi, prétendent tout savoir sur tout, sauf comment arriver à l'heure aux discours de Protagoras. Je cherche l'Homme. Je cherche celui qui, pleinement humain, aura percé le secret du bonheur et saura l'enseigner par son exemple, et non par ses discours.
— Je doute que cet homme existe, Diogène. Et si c'est le cas, je doute que tu le trouves ici.
— Alors je le chercherai ailleurs.
— Et comment le trouveras-tu ?
— Comme toi, en consultant les oracles.
— Les oracles parlent souvent du monde à venir, lorsque nous ne serons plus. Tu risques fort de chercher pour rien et d'être bien déçu.
— Qu'importe, Socrate. Je cherche, je doute, et donc je vis. Toi, tu es enflé de ta prétendue sagesse et tu crois tout savoir. Sais-tu ce que disent les Juifs à ce propos ? « Le sage cherche la Vérité, l'imbécile l'a déjà trouvée ! »
— Allons, Diogène, la Grèce est le berceau de la philosophie. Pourquoi aller chercher des vérités factices ailleurs qu'ici ?
— Parce que je suis citoyen du monde. Je n'ai pas ton sens de la hiérarchie qui te fait préférer Athènes à Sparte, la Grèce au reste du monde, les hommes aux femmes, et les jeunes garçons aux autres hommes.
— Ainsi tu prétends que tout se vaut. Il n'y aurait pas de différences fondamentales, si l'on t'en croit, entre un cafard et un Athénien ?
— Le cafard occupe sa fonction au sein de notre univers. Par exemple, il mange des ordures. Et il est identique à l'homme, puisque si j'en crois certains citoyens d'ici, il habite avec sa famille dans la même maison que toi.
— Les Athéniens apprécieront sans doute tes propos comme il se doit…
— Espérons qu'ils ne portent pas sur mes propos le même jugement que sur les tiens. J'ai cru comprendre qu'un procès aurait lieu bientôt.
— Un procès au cours duquel je deviendrai immortel pour les générations futures.
— Eh bien moi, je préfère être vivant ici et maintenant, ne m'en veux pas.
— Ainsi tu ne défendrais pas tes idées devant un tribunal ? Tu refuserais de mourir pour elles ?
— Mourir pour des idées ? D'accord, mais de mort lente.
— Tu me répugnes, Diogène ! Tu préfères provoquer les gens ou les faire rire par tes pitreries, mais que leur apportes-tu d'autre que tes pitoyables réparties ?
— Le rire, Socrate.
— Et pour cela, tu es prêt à tout !
— Le rire, l'irrévérence, l'insoumission, la liberté…
— Le doute éternel, l'inconfort, la précarité.
— C'est le lot commun des mortels.
— Eh bien moi, je veux dépasser cela.
— Vas-y, je t'en prie…
— Et je veux que ceux qui en sont capables puissent également le dépasser.
— Tu veux être un exemple ?
— Oui.
— Et que tes disciples le soient ?
— Parfaitement !
— Alors dis-leur de bien se protéger. Enseigner la sagesse, c'est faire la guerre aux sots. N'oublie pas de mettre un casque. Durant toute ta vie, tu as voulu être un exemple, être reconnu. Sois sans crainte, Socrate, tu le seras. Ton disciple Platon a la plume habile : il saura t'ériger une statue digne de toi.
— Et qui érigera la tienne, Diogène ?
— Qu'est-ce que j'en ai à foutre ? Je vis ma vie d'homme libre, et cela suffit bien largement. Cela dit… je vais quand même répondre plus clairement à ta question. Moi aussi, j'ai rendu visite l'autre soir à La Calamiteuse Pythie. Et je sais, par elle, qu'un jour quelqu'un essaiera de me rendre justice.
— Qui donc ? Il n'y a que les chiens au milieu desquels tu vis qui semblent capables de te supporter.
— Eh bien sûrement fera-t-il partie de cette meute, alors.
— Son nom Diogène, son nom !
— Un certain Brodsky.