Chapitre 1

Le train filait comme un bolide. À travers la vitre un peu sale, la jeune assistante de direction ne voyait de l'extérieur que des fragments chaotiques qui finissaient par se fondre en une seule articulation jaune et verte, champs de colza et forêts obligent, pour les couleurs ; enchaînement d'hectares campagnards avalés à 100 km/h pour la continuité déstructurée du paysage.

Ça mettait un peu le vague à l'âme de contempler ce monde qui ne ressemblait plus à rien… L'engin à haute vitesse qui le transformait ainsi était-il aussi rapide que le flux des pensées ? Cassie en doutait.

À l'intérieur du train, une multitude humaine dans toute sa cacophonique splendeur. Téléphones, bavardages en plusieurs langues, rires, mouvements incessants. Il faut dire que le wagon était plein d'adolescents qui rentraient à Paris pour le week-end. Le troupeau beuglait et remuait dans un ballet désordonné qui donnait la migraine à Cassie. Elle soupira et reprit son livre, Vertueuse perversion, à la page 64.
Elle essaya de se plonger dans son chapitre, qui décrivait en détail les tortures sexuelles réservées à son héroïne… peine perdue, le fouet ne résonnait pas sur la peau tendre, le cri était inaudible dans la bouche meurtrie, l'orgasme inexistant dans ce corps de papier. Impossible de se concentrer !

D'un geste un peu brusque, Cassie se leva et se faufila dans l'étroite allée que bordaient les parallèles rangées de fauteuils remplis de gremlins post-pubères. La chose n'était pas aisée, entre les ballottements du wagon et ceux de son large fessier qui se frayait tant bien que mal le chemin.

Cassie atteignit la plateforme et put enfin accéder au wagon-bar, où elle commanda un jus de fruit bien frais. Dans un soulagement non dissimulé, elle se percha sur un des hauts tabourets arrimés au sol et remarqua aussitôt un homme assis à deux sièges d'elle. Il sirotait un café, et leurs yeux se rencontrèrent par-dessus la tasse de monsieur. Sans bien comprendre pourquoi, la jeune femme rougit. Sans doute cette petite lueur d'impertinence dans le regard mordoré d'un homme, particulièrement viril, en était la cause…

Elle se détacha vivement de cet alléchant spectacle, craignant d'avoir été impolie, et se jeta à corps perdu dans la contemplation de la carte des boissons, affichée devant elle. La petite jeune fille derrière le comptoir lui servit sa bouteille de jus de fruit, et Cassie la remercia avec un gentil sourire.

— Vous en êtes à quelle page ? intervint soudain son voisin, la faisant sursauter.

Du jus de fruit se répandit sur le comptoir. Évidemment, Cassie était en train de verser le liquide dans son verre lorsque le mâle avait choisi de l'aborder… La jeune femme le regarda d'un air perplexe.

— Pardon ?

L'inconnu la considéra malicieusement, puis descendit de son perchoir pour venir essuyer la tache de liquide avec sa serviette. Cassie l'observa et pensa qu'il était décidément bel homme. Pas un canon à proprement parler, loin d'être parfait : ses prunelles étaient un peu rapprochées et il avait du ventre. Et pourtant il lui plut tout de suite. Cela dit, elle ne se faisait aucune illusion, avec son physique ingrat…

— Votre livre, reprit-il de sa belle voix grave. Vous en êtes où ?
— Euh… page soixante-quatre, répondit-elle du bout des lèvres, son regard tombant immédiatement sur le livre qu'elle avait machinalement posé à côté d'elle sur le comptoir.

Elle piqua un fard. Et merde ! Triple merde ! Jamais elle n'aurait pensé qu'on l'aborderait dans ce wagon-bar bourré de gamins ! D'habitude elle planquait soigneusement ses lectures licencieuses, et bien sûr, aujourd'hui il fallait qu'elle tombe sur un type super attirant ! Bon, c'était carrément mort, là. Autant faire la conversation sans espérer grand-chose.

— Vous avez une jolie façon de rougir, déclara l'homme en souriant. Je trouve ça charmant, votre peau de pêche qui se colore subitement de plaques coquelicot…
— Hum.

Pas doué pour les compliments, le bonhomme… Les fruits, les fleurs, pourquoi pas les légumes et une plante verte pour aller avec ? Cassie but son verre, essayant de gagner du temps. Soit c'était un pervers qui connaissait le bouquin et se demandait s'il y avait là moyen de l'allonger sur une banquette arrière de voiture, soit il était simplement curieux et se faisait chier. Il faudrait qu'elle se décide vite, car dans le deuxième cas elle n'avait pas envie de passer pour une obsédée sexuelle.

— Page soixante-quatre, donc… répéta ce curieux anonyme d'un air songeur. Ah oui… la correction dans l'étable, c'est ça ? Sophia adore qu'on lui pince les tétons, si je me souviens bien…

Cassie haussa un sourcil et planta son regard bravache dans celui de son interlocuteur.

— Je vois que Monsieur est connaisseur…
— Appelez-moi Éric.
— Une lecture qui vous est familière au point que vous vous souveniez des évènements de la page soixante-quatre ? insista Cassie, intriguée.
— Oh, c'est normal, affirma le dénommé Éric.
— Je ne sais pas trop ce que je dois comprendre…
— Comment vous appelez-vous, belle enfant ? demanda alors l'homme en souriant à nouveau, un grand et large sourire qui plut tout à fait à la belle enfant en question.
— Cassie, céda-t-elle faiblement.
— Vous avez dit une chose tout à l'heure, à savoir que j'étais un connaisseur…
— Oui.
— Et vous ?
— Que voulez-vous dire ?
— Vous êtes une connaisseuse de ce genre de… lecture ?
— Ça ne vous regarde pas… Éric.

La jeune femme le regarda entre ses cils tandis qu'il s'asseyait souplement sur le tabouret voisin du sien. Il riva ses yeux à ses seins, une seconde ou deux, puis croisa son regard. Cette fois, aucune malice. Cassie décrypta aisément le message. Plutôt bel homme, entre quarante et cinquante ans, une légère barbe blonde mêlée de poils gris, des cheveux abondants, et sous les sourcils épais, de sacrés beaux yeux dont la teinte marron tirait sur le doré. Quelques rides ici et là, une bouche intéressante, et définitivement, une sensibilité à ses propres charmes, qu'elle jugeait pourtant inexistants.
Bizarre.

— On vous a déjà dit que vous ne saviez pas ab…
— Que je ne savais pas aborder les femmes ? Non, jamais, termina-t-il doucement. Pour la simple raison que je n'aborde jamais les femmes.
— Ah…
— Vous ne me croyez pas, chère Cassie ? Je peux vous appeler Cassie, n'est-ce pas ?

Elle frémit en entendant son prénom dans cette délicieuse bouche.

— Eh bien… hésita-t-elle.

Il éclata de rire.

— Oui, je comprends, concéda l'homme avec amusement. Vous ne me connaissez pas ; comment pourriez-vous me croire alors même que nous avons cette conversation ? Mais voilà, vous… c'est spécial.
— Spécial ? J'ai du mal à vous suivre, se méfia la jeune femme. Nous parlons ensemble depuis à peine cinq minutes.

Éric sourit à nouveau. Il avait des dents régulières, mais jaunies, par le tabac certainement. Ça ne gâtait en rien son charme, se surprit à penser Cassie. Curieux, comme l'attraction tenait à d'infimes petites choses parmi tous les détails qui composaient une personne.
Était-ce de l'alchimie ? Une question d'ondes ? Un ensemble de fragments qui devenait une belle harmonie sous le regard tout relatif de l'autre ? Est-ce que l'on créait cet autre comme il nous plaisait de l'imaginer, et peu importait la réalité ? L'ensemble était-il instable, fragile, dépendant de notre humeur, de notre fatigue, de nos pensées quelques minutes auparavant ?

— Voyez-vous, reprit Éric d'une voix chaude, nous conversons autour d'un centre, qui est ce livre. Ce livre, c'est la première fois que je le vois entre les mains d'une jeune fille. C'est même la première fois que je le vois sorti d'une étagère, pour vous dire. Ça me rend tout chose. J'ai les mains moites et le cœur qui bat trop fort, comme un ado attardé.
— Hum, ça c'est un effet de l'atmosphère ambiante, ironisa Cassie.
— Non, je vous assure ! Vous allez comprendre… vous voyez le nom de l'auteur ?
— Oui…
— Pouvez-vous le lire à voix haute ?
— Éric Silo.
— Oh mon Dieu… je jouis. Excusez-moi, je vais défaillir.

Il se cacha le visage dans les mains pour dissimuler son sourire imbécile. Cassie ricana malgré elle, se demandant où il voulait en venir. En fait, elle finit par comprendre assez rapidement.

— Vous êtes l'auteur ? fit-elle avec stupéfaction, les yeux écarquillés. C'est vous, Éric Silo ? C'est vous qui avez écrit ce livre ?

L'homme la contempla entre ses doigts. Il souriait toujours. Cassie avait du mal à contenir sa surprise. Finalement, Éric reposa ses coudes sur le comptoir et fixa la jeune femme en silence. Elle se sentait réellement fondre quand elle le contemplait. Il avait ce je ne sais quoi de franc, de drôle, de sérieux et de charmeur qui lui inspirait confiance. Elle essaya de résister à l'appel et découvrit que la curiosité l'emportait sur pratiquement tout le reste.

— Pourquoi ne répondez-vous pas ? Vous vous fichez de moi ?
— Mais pas du tout, se défendit-il immédiatement. Je savoure.
— Que savourez-vous ?
— Je vous l'ai dit : c'est la première fois que je vois quelqu'un lire un de mes livres.
— Vraiment ?
— Oui.
— J'ai du mal à le croire…

Éric fit un vague geste de la main.

— C'est un vieux truc que j'ai écrit il y a longtemps, plus une commande alimentaire, si vous voyez ce que je veux dire. Il faut bien vivre. Je n'en suis pas spécialement fier, mais tous mes autres bouquins ne s'étant pas mieux vendus que celui-ci, je vous assure que ça me crée une émotion toute particulière. En fait, vous êtes la seule lectrice que j'ai jamais croisée. Surtout par hasard !
— J'ai acheté tous les autres tomes de votre collection, avoua Cassie en réprimant le feu qui lui montait à nouveau aux joues.

Éric sourit aimablement.

— Chouette, je vais avoir un petit chèque de droits d'auteurs à Noël, rétorqua-t-il dans un clin d'œil.
— Oh, pas bien conséquent s'il ne concerne que ma modeste contribution.
— Ce n'est pas bien grave ; je ne peux de toute manière pas vivre de mon travail d'écriture.

Un certain silence s'installa après cet échange. Cassie finit son verre en surveillant Éric du coin de l'œil tandis qu'il la dévorait des yeux, ses jolies lèvres relevées en un sourire sibyllin.

— C'est original, votre prénom, souffla-t-il.
— On ne peut hélas pas dire la même chose du vôtre.
— Hmm, de la répartie… j'aime ça aussi.
— Vous êtes amateur de ce genre de pratique ? glissa Cassie en tapotant la jaquette du livre du bout des doigts.
— Je vais être tout à fait franc avec vous : ça arrive.

Cassie digéra l'information, évitant de regarder son troublant interlocuteur.

— Ça vous gêne ? insista Éric.
— Ce que je trouve gênant, c'est de me faire surprendre avec ça dans la main, avoua Cassie. A fortiori par l'auteur du livre en question. Ça n'arrive jamais, ce genre de chose ! C'est fou !
— En même temps, vous lisez dans un lieu public, objecta Éric.
— Oui, je sais bien… Pensez-vous que les autres font attention à ce que je fais, en général ? J'ai le charisme d'une huître.

Éric parut choqué.

— Je n'ai jamais rien entendu d'aussi stupide ! asséna-t-il en l'examinant d'un air pénétrant.

Ce regard mit Cassie extrêmement mal à l'aise. Elle s'agita sur son siège, cherchant désespérément quelque chose d'intelligent à dire. Était-il en train de la draguer, finalement ?

Un parfait inconnu la mangeait des yeux, suscitant en elle de drôles de pensées. Elle ne sut pas ce qui lui paraissait le plus étrange : que cet homme semble la trouver bandante, ou qu'elle commence à être d'accord avec lui sur ce point. Ridicule !

— Vous me trouvez belle ? s'entendit-elle murmurer timidement.
— Cassie, encore une fois, je choisis d'être complètement sincère avec vous… Je pense que vous êtes la femme la plus magnifique qu'il m'est jamais arrivé de rencontrer.

Devant la mine dubitative de la jeune femme, Éric soupira.

— Laissez-moi deviner : personne ne vous a jamais dit ça.
— Bien sûr que personne ne m'a jamais dit ça. Non, mais, vous m'avez bien regardée ? Je fais une taille quarante-six, et encore, dans les bons jours ! On m'a tellement traitée de grosse vache !

À cette seconde, la jeune femme s'aperçut que la petite serveuse, le nez plongé dans je ne sais quelle lecture enrichissante infligée par son employeur, buvait en fait leurs paroles depuis le début. Cassie baissa la tête, gênée. Éric continuait à la contempler attentivement, les sourcils froncés.

— Je me demande si vous me trouveriez aussi magnifique sans votre bouquin entre nous deux.
— Que voulez-vous dire, Cassie ? s'enquit Éric, semblant de plus en plus contrarié.
— Je vous parais sans doute plus attirante depuis que vous avez constaté que j'étais une de vos lectrices…
— N'importe quoi ! Vous avez le plus beau sourire que j'ai jamais vu ! Ça n'a rien à voir avec ce livre ; que j'ai écrit il y a très longtemps, dois-je vous le rappeler ?
— C'est vous qui le dites, répliqua Cassie à voix très basse.
— Comment ça ?
— Je n'ai que votre parole.
— À quel niveau ? J'ai du mal à vous suivre…
— Prouvez-moi que vous êtes l'auteur de ce bouquin.

Cassie versait dans la provocation gratuite, et le savait. Elle ne pouvait pas s'en empêcher ; si quelqu'un lui faisait des avances, c'était forcément louche. Sa nature suspicieuse lui avait d'ailleurs valu bien des déboires par le passé. C'était plus fort qu'elle : dès qu'on se montrait élogieux à son égard, elle perdait tous ses moyens et cherchait le maillon faible de l'autre.

Après tout, on ne lui avait jamais caché son manque d'attrait. Elle entendait ce refrain depuis son adolescence. Au début, ces jugements cruels sur son physique l'avaient révoltée, puis, petit à petit, elle s'était rendue à l'évidence : puisqu'aucun pantalon ne lui allait dans les boutiques à la mode, c'était bien la preuve que son pétard ne rentrait pas dans la norme.

Bien sûr, elle avait un cerveau et savait réfléchir. Elle se trouvait moins grosse que certains le prétendaient, et n'était pas satisfaite qu'avec son rapport taille/poids on la catalogue dans les obèses morbides. Pour le reste, elle n'ignorait pas à quoi elle ressemblait, et en avait pris son parti, d'une certaine manière.

— Cassie… fit soudain Éric, la voix teintée d'un doux reproche. Vous n'êtes absolument pas une grosse vache. Ceux qui ont prétendu ça sont des jaloux malfaisants, vous pouvez me croire.
— Moui, admettons, répondit Cassie pour changer de sujet. Et donc, la preuve ?
— Que je suis l'auteur de ce bouquin ?
— Oui !
— Eh bien… je ne sais pas trop… Est-ce que ma carte d'identité vous conviendrait ?
— Pour commencer…

Éric hocha la tête, semblant plus amusé qu'agacé. Il fouilla dans une sacoche en cuir restée sur le comptoir et finit par en extirper le petit document plastifié que Cassie prit sans dire un mot. Elle lut attentivement la carte, puis la rendit à son propriétaire.

— Vous avez tronqué votre nom, remarqua-t-elle.
— Décision de mon éditeur : il trouvait que c'était plus accrocheur.
— Ça ne plaide pas en votre faveur pour me prouver quoi que ce soit. Qu'arrive-t-il à Sophia après la correction dans l'étable ?

Éric sourit.

— Elle rejoint Ernest à Paris, en bus. Elle ne sait pas où aller.

La mine impassible, Cassie se saisit de son livre et sauta quelques passages après son marque-page. Elle lut quelques secondes puis leva les yeux vers Éric. Il la dévisagea intensément. Il devenait difficile de résister à son charme… Cassie se mordit la lèvre.

— Et ensuite ? souffla-t-elle.
— Il la recueille quelques jours chez lui. Une drôle de relation finit par naître entre eux… Sophia succombe à ses charmes le vendredi soir, après le dîner chez les Tellier.

Cassie ne releva pas, mais continua à sauter les pages, survolant quelques bribes du texte. La jeune femme se racla la gorge.

— Et après ? Vous avez sûrement lu le livre, objecta-t-elle doucement. Ça ne prouve toujours pas que vous en soyez l'auteur…

Éric sembla hésiter. Il jeta un rapide coup d'œil sur la serveuse, à quelques mètres d'eux, qui masquait difficilement sa dévorante curiosité pour leur conversation.

— Venez, murmura-t-il en entraînant Cassie par le coude, dans un curieux mélange de délicatesse et de fermeté.

La jeune femme le suivit docilement. Elle se sentait légère, un peu groggy, et observa le dos puissant qui la précédait. Les plis de ses muscles étaient apparents sous la fine chemise bleu clair… Jusqu'ici elle n'avait pas remarqué la force de cet homme. Ça n'arrangea pas son état.
Ils traversèrent quelques wagons de cette manière. Cassie ignorait bien ce qui pouvait la pousser à se mouvoir comme dans un rêve, sans rien demander, sans rien exiger. Son repère visuel était la chemise claire, son repère olfactif les fragrances épicées de l'eau de toilette masculine, son repère émotionnel la chaleur de la main qui tenait toujours son coude. Ce dernier était le plus puissant ; c'était lui qui sans doute la guidait parmi tous ces gens. Assurément, cette chaleur concentrait toute la volonté de Cassie en un seul point dense et incontrôlable, au plus près du flux nerveux de son intimité. Elle planait dans une rêverie sensuelle, avançant un pied devant l'autre comme un automate.

La rupture fut abrupte lorsqu'Éric finit par la plaquer contre la paroi du dernier wagon, pratiquement désert. Cassie le dévisagea, le cœur battant comme un fou jusque dans sa gorge.

— Qu'est-ce que…

Les mots moururent sur ses lèvres quand elle croisa le regard mordoré, un peu sauvage, d'Éric ; il approcha son visage du sien jusqu'à ce qu'ils respirent le même souffle.

— Écoute-moi bien, Cassie, haleta-t-il gravement en mélangeant son haleine à la sienne, voici la dernière preuve que je vais te donner. Libre à toi ensuite de partir et de ne pas te retourner, si tu ne me crois pas. Après le dîner chez les Tellier, Sophia est repartie en voiture avec Ernest. Sur la route du retour, il s'est arrêté devant un bar, en ville. Ils y sont entrés et ont commandé un sky. C'était un bar un peu glauque, beaucoup de fumée, le barman aux yeux chassieux qui boitait et regardait le monde comme s'il espérait y trouver je ne sais quel remède à la détresse humaine qui venait s'échouer devant son comptoir. Comme si la chiure de connards et d'alcoolos qui traînaient là avait quoi que ce soit à voir avec l'humanité… C'était ce genre de bar où il n'y avait rien d'autre à faire que d'écluser son demi en matant le match de foot sur l'écran au-dessus des bouteilles. Et ça puait, et c'était moche, et c'était dénué de toute forme d'intelligence. Ernest a regardé Sophia, et crois-moi qu'elle n'avait rien de la sagesse grecque contenue dans son prénom. Il a simplement vu une pute, trop maquillée, qui aimait se faire un peu taper parce que ça l'excitait. Par jeu, ou peut-être un peu par cruauté, il lui a attrapé un bout de sein à travers le tissu de sa robe noire ; il l'a pincé, et ça l'a fait gueuler, alors il lui en a mis une en pleine poire. Ils se sont fait dégager en moins de trois minutes, sous la menace d'appeler les poulets. Et Ernest a fait une chose qu'il n'a jamais regrettée depuis : il a balancé Sophia sur le capot de sa bagnole, a remonté sa jupe sur ses cuisses grasses, s'est dézippé et a commencé à la tringler comme un bœuf en rut, en pleine rue, sous la lumière dégueulasse des lampadaires.
— C'est affreux ce que tu me racontes là, chuchota Cassie, ses yeux rivés à ceux d'Éric en une attraction quasi hypnotique.

Il continua à la fixer, sans répondre, et la jeune femme sentait la chaleur de son corps tout contre son propre corps, et elle mourait d'envie de…

— Cassie…
— Oui…
— Tu me mets dans tous mes états…
— Oui…
— Je n'ai jamais rencontré une femme comme toi… Tu veux bien qu'on se revoie ?

Elle n'hésita pas une seule seconde.

— Oui, dit-elle dans un souffle. On dirait… tu parles de ton roman comme si tu avais vécu cette scène.
— Alors tu me crois maintenant ?
— Je crois… Oui, je crois que oui.
— Pourquoi ?
— Tu en parles comme…
— Oui, j'ai vécu cette scène.

Cassie essaya de lire dans ses yeux.

— Tu es capable de taper une femme ? demanda-t-elle d'une voix rauque.
— Cassie, j'ai vécu cette scène : je l'ai sentie, je l'ai éprouvée, dans mes nerfs, dans mes os ; je l'ai… écrite. Écrire, c'est sortir de soi, parfois dans la douleur et dans la sueur, toutes ces images qui nous obsèdent. Conclus-en ce que tu veux.

Et il écrasa sur ses lèvres un baiser de dément, fait de feu, et de pluie, et de sang.

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