Le roi qui voulait être un homme

Mais laissons donc quelques instants nos héros à leurs considérations domestiques ou à leurs fantasmes intimes. Ne sombrons pas dans le narcissisme du siècle qui nous fait accroire que nos vies entières n'ont besoin de rien d'autre que de ce quotidien qu'il nous faut subir, comme le temps qui passe ou le temps qu'il fait. S'il est vrai que nos destinées sont souvent dues aux caprices de la vie et du hasard, il en reste pourtant une bonne part qui n'est soumise à rien d'autre qu'à nos propres actions et à nos propres jugements.

Si l'on pouvait en effet imputer les mauvaises récoltes au mauvais temps contre lequel ni la main de l'homme, ni son esprit ne pouvait grand-chose, il était sot, impertinent, et pour tout dire blasphématoire de prétendre que les disettes ou les famines qui s'en suivaient étaient la volonté de Dieu. Car on avait souvent des réserves de blé en abondance, que seules la rapacité des grands marchands et l'indifférence (parfois) ou l'ignorance (le plus souvent) des nobles des différents Parlements empêchaient d'être distribuées aux nécessiteux.

Nos livres d'Histoire continuent d'apprendre à nos écoliers qu'en ces temps obscurs, le roi était tout et décidait de tout, et que par conséquent il était seul responsable des malheurs de son peuple lorsque les malheurs tombaient sur la France, tels les dix plaies d'Égypte. C'est méconnaître grandement les réalités de l'Histoire… C'est ignorer que chaque province avait ses Parlements qui décidaient de presque tout. C'est s'aveugler – ou nous aveugler – en prétendant que le tiers état était pauvre, alors que les bourgeois et les banquiers qui y siégeaient détenaient la plus grande part des richesses du pays et refusaient qu'on les impose… prétendant que la noblesse et le clergé ne payaient pas l'impôt.

Or, la noblesse payait ; elle payait l'impôt du sang. Elle faisait la guerre, et Dieu sait s'il y en avait à cette époque. La plupart de ses familles étaient anéanties, les coffres étaient vides, et le train de vie de certains boutiquiers était bien supérieur à celui d'un noble de province. Quant au clergé, si l'on pouvait remettre en cause la pertinence de ses réflexions métaphysiques, on devait s'accorder quand même sur son utilité en matière d'éducation. Et si certains prélats étaient indignes de leurs charges et vivaient dans l'abondance, la plupart de ses ministres crevaient littéralement de faim et se dévouaient corps et âme au secours des indigents.

Aldemar et Pharamond connaissaient bien cette situation. Le premier pour avoir servi le Vert-Galant, le second pour avoir accompagné son père à différentes occasions au cours de ses missions secrètes. Face à tant de malheurs dus à l'égoïsme des hommes, on ne pouvait certes pas grand-chose. Mais lorsque la situation devenait vraiment insupportable et que l'on ne pouvait agir à découvert, alors… alors était né le cavalier noir. Il ne pouvait changer la vie ni du royaume, ni de la province, mais parfois, au cas par cas, permettre aux plus souffrants de pouvoir continuer de croire en une justice dépassant celle du commun des mortels.


Si Concino Concini n'appartenait pas au commun des mortels, il n'appartenait pas non plus aux esprits éclairés sur qui le royaume de France aurait pu compter pour guérir de ses maux. En promulguant l'Édit de Nantes, Henri IV avait, au péril de sa vie – au sacrifice même devrait-on écrire – pacifié et commencé à panser les plaies des Français. Il eût fallu qu'à sa mort son successeur continue son œuvre ; hélas, Louis XIII n'avait que neuf ans lorsqu'il monta sur le trône, et la régence fut confiée à la pire personne qui soit, c'est à dire Marie de Médicis, sa mère. Oh, la pauvre femme n'était pas « diabolique » à l'image de madame de Merville, mais elle était sotte, emportée, vindicative, superstitieuse, jalouse, incapable de voir plus loin que l'heure suivante, et fort disgracieuse au point de faire passer le bon roi Henri pour un saint martyr, ce dernier lui ayant quand même fait des enfants…

Concini donc, époux de Leonora Dori – qu'on appelait « la Galigaï » – exerçait avec elle son emprise sur la régente, et avait été nommé Premier ministre. Sa simple nomination à ce poste permet déjà de constater l'immensité de la sottise de Marie de Médicis. Le peuple, comme la noblesse, haïssait de concert cet homme prétentieux, arrogant, détestable, sorti du ruisseau, n'ayant jamais tiré l'épée sur un quelconque champ de bataille, ignorant de tout – sauf du montant de la fortune qu'il avait extorquée au royaume à force de malversations –, osant prétendre (lui qui sortait de nulle part) que le fils du bon roi Henri méritait le fouet, désir que la reine mère accordait alors sans réfléchir plus loin que le bout de son appendice nasal proéminent.

Dans sa terrible arrogance, Concini avait été jusqu'à se faire nommer Maréchal de France (sans jamais s'être battu ailleurs que dans les couloirs du Louvre, et seulement avec des mots prononcés dans un exécrable français) et à acheter (avec l'argent du royaume bien entendu) le marquisat d'Ancre, ce qui lui avait valu le sobriquet de « Maréchal d'Encre », jeu de mots certes facile, mais qui le mettait en fureur et dont les beaux esprits de la cour faisaient leurs délices.

Afin de permettre au lecteur de se faire une idée réelle du personnage et de ne pas penser que nous dépeignons un monstre pour les besoins de la petite histoire, nous ouvrirons ici une courte parenthèse sur un fait qui s'était passé presque sept ans auparavant. À cette époque, Concini n'était rien. Enfin, le favori d'une reine dont le roi, qui n'avait plus que dix jours à vivre, n'écoutait plus les avis depuis longtemps (et pour cause : il s'apprêtait à déclarer la guerre à l'Espagne pour les beaux yeux d'une jeune femme de seize ans, Charlotte de Montmorency).

Sous prétexte de montrer combien les faveurs de la reine le mettaient au-dessus de tous, Concino Concini entra au Parlement en refusant de se découvrir. On lui fit remarquer que cela n'était pas la coutume ; il répondit par le mépris, déclenchant la fureur de tous. Il fut expulsé, bien entendu, et bastonné, manquant d'y laisser la vie. Il est des hasards fâcheux… Concini qui survit le 4 mai, et Henri qui meurt le 14 : injustice ! Mais ne parlions-nous pas des caprices de la destinée, au début de ce chapitre ?

Concini, à cette heure, avait besoin d'argent. Son appétit était sans fin ; les caprices de la Galigaï étaient innombrables, et la faiblesse de la reine à leur égard était le seul sentiment constant de cette femme si peu à sa place. On prévoyait donc de lever de nouveaux impôts.

Mais le roi avait grandi. Il n'était plus cet enfant faible et malléable de neuf ans dont on faisait ce que l'on voulait. Durant toutes ces années d'humiliation, il avait appris à dissimuler ses sentiments, et ces derniers étaient vifs et profonds : une haine sans merci pour Concini et sa sorcière de femme, et une haine coupable pour la femme qui n'était sa mère que de nom. Un chagrin immense pour ce père qu'il avait adoré, et qu'il vénérait encore à l'image de Dieu, une piété profonde qui grandissait chaque jour, et de confus sentiments à l'égard de son confident, le maître en fauconnerie Charles Albert, duc de Luynes, qui pourtant bien que de vingt-trois ans son aîné ne le traitait pas en enfant, et qui malgré l'infériorité de son rang ne s'adonnait pas en viles flatteries destinées à obtenir des faveurs.

Tous les deux étaient partis chasser tôt le mâtin. Louis aimait la chasse, qui lui permettait en outre de s'échapper loin des murmures et des vexations permanentes dont, roi sans couronne, étouffé par sa mère, privé du pouvoir au profit d'un sinistre aventurier, il souffrait mille morts. Ils chevauchaient côte à côte, et le roi, après une méditation profonde et tourmentée que son habitude de la dissimulation faisait passer aux yeux de tous pour de la rêverie, finit par demander :

— Luynes, à quel âge devient-on vraiment le roi ?
— Vous êtes le roi, Majesté. Vous l'êtes depuis la mort de votre défunt père.
— Je veux dire : à quel âge un roi peut-il régner ?
— Dès qu'il en a les capacités, je crois.
— Et l'envie ?
— Pardonnez-moi, Sire, mais l'envie n'est pas un sentiment royal. Envie ou pas, le roi est le roi. Il a la charge de son peuple, et il la reçoit de la grâce de Dieu ; une grâce que personne – fût-ce un Roi – n'est en droit de refuser.
— Et s'il est empêché de régner ?
— Alors il doit se battre pour reconquérir son royaume.
— Contre sa propre mère ?
— Louis, votre mère n'est rien sans ceux qui la soutiennent. S'ils venaient à disparaître, elle serait dans l'obligation de vous céder la place.
— Mais je ne puis envoyer mes armées contre un homme, et encore moins contre mon Premier ministre. Et dans les temps présents, seule ma mère, qui s'y opposera avec la violence que vous savez, serait en mesure de le destituer. Je n'ai pas la réalité du pouvoir, bien que j'en aie le titre. Je suis comme un pantin de bois, exilé du pouvoir, dans mon propre palais.
— Peut-être le temps est-il venu de « renverser la table », comme on dit.
— Je vous écoute, Luynes…
— Vous pourriez faire arrêter Concini.
— Et par qui ? Par lui-même ?
— Imaginons que des hommes qui vous sont fidèles arrêtent cet imposteur, sur votre ordre. Le royaume n'a plus de Premier ministre, votre mère est désarmée, et vous reprenez enfin les rênes du pouvoir.
— Elle s'y opposera.
— Et comment, si les fidèles qui ont arrêté Concini vous entourent, et que vous lui laissiez le choix entre se démettre ou le rejoindre en cellule ?
— Il s'agit d'une sorte de coup d'État, n'est-ce pas ?
— D'un point de vue juridique, sans doute ; mais vous jouez sur du velours : personne ne viendra se plaindre de la mise à l'écart de cet imposteur.
— Entre ne pas se plaindre et risquer sa vie, il y a un fossé que peu d'hommes sont capables de franchir, Luynes.
— Laissez-moi quelques jours afin de que je puisse vous prouver le contraire, Sire.
— Luynes, mon cher Luynes… Vous savez comme je vous aime. D'un amour qui va bien au-delà de l'amitié que je vous porte, bien au-delà de celui qu'un roi peu éprouver pour ses sujets sans attirer les moqueries des imbéciles. Je vous en prie, mon très cher ami, ne prenez pas de risques. Vous savez à quel point je suis faible aujourd'hui alors que vous m'épaulez sans cesse. S'il vous arrivait malheur, je ne serais plus rien.


Charles Albert, duc de Luynes, aimait son roi comme un père peut aimer son fils. Cette place de père, il ne l'avait pas voulue : elle s'était imposée. Louis recherchait tendresse et protection, mais il n'avait ni l'une ni l'autre au Louvre. Qu'attendre de Marie de Médicis en matière d'affection ? Qu'attendre de Concini en matière de protection ? Ainsi, peu à peu, les cours de fauconnerie avaient fait place à une vraie camaraderie, puis à une amitié particulière dont Luynes comprenait l'ambiguïté mais qu'il refusait de repousser, non pas par ambition, mais par un de ces réels amours qui resteront éternellement un mystère, et que personne jamais ne saura combattre d'une façon ou d'une autre.

De retour dans ses appartements, Charles Albert envoya des messages à ses amis Vitry, Persan et Fouquerolles, barons de leur état, et qu'il savait acquis à la cause du jeune roi. Puis, il se mit à réfléchir à l'après… Concini arrêté (ou mort, on verrait bien), il allait falloir entourer le jeune Louis de ministres compétents et désintéressés. Or, on ne trouverait pas cela, à l'évidence, dans l'entourage de la grosse Médicis. Il rédigea trois lettres, toutes presque identiques, qu'il envoya à d'anciens compagnon du roi Henri : Brulart de la Sillery, La Vieuville, et Aldemar de Merville.

Monsieur,
Je sais que depuis de longues années vous goûtez les joies d'une retraite bien méritée. Je sais également que les temps sont difficiles, et que le palais du Louvre n'a rien de bien attirant aujourd'hui pour l'homme d'honneur que vous êtes. Cependant, d'ici quelques jours, le calvaire prendra fin, et Louis deviendra roi dans les faits, et non seulement dans l'apparence. Ce jeune roi aura besoin de ministres avisés et de conseilleurs pertinents, ce qui à cet instant nous fait grandement défaut.
C'est pourquoi je vous supplie, s'il vous reste la force de servir le trône d'une manière ou d'une autre, de me rejoindre auprès de Sa Majesté le plus vite possible.
En souhaitant que cette lettre vous ait trouvé en bonne santé et toujours désireux de servir votre roi, je vous prie de recevoir, Monsieur, tous les respectueux hommages qui sont dus à votre indispensable personne.
Charles Albert, duc de Luynes.

En reposant cette lettre sur le bureau de sa chambre, Hortense de Merville se dit que finalement, la disparition subite de son mari allait sans doute lui servir à quelque chose. On allait se rendre au Louvre ; on en avait le prétexte. Pour intriguer au sein du nouveau pouvoir ou dénoncer le complot, on verrait bien. Ce qui comptait, c'était d'être dans le camp des vainqueurs. Et ensuite…