Dans les griffes du démon

Que s'était-il donc passé le soir du seize avril au retour de la chasse ? Prévenons d'emblée les lecteurs sensibles et peu habitués à la violence et à la perversité sous toutes ses formes que ce qui va suivre risque de les effrayer. Seuls les voyeurs et les esprits sadiques se délecteront sans doute des lignes que nous allons écrire. Nous précisons que nous les écrivons uniquement par souci d'établir ici un compte-rendu fidèle des faits, et que nous n'éprouvons (que serions-nous, sinon ?) aucune jouissance quelconque à cela.

Ce soir-là, donc, Pharamond se rendit chez Nicolas Brulart de Sillery pour dîner copieusement, tant la chasse leur avait ouvert l'appétit. Ils devisèrent gaiement, heureux d'avoir décelé chez leur jeune souverain une volonté de fer et un sens politique avisé que son jeune âge et la douceur de ses traits ne pouvaient laisser soupçonner à un regard distrait. Ils évoquèrent également l'attitude de Pharamond envers la comtesse durant la chasse.

— Vous vous êtes comporté comme un chevalier français à la bataille de Crécy, Pharamond : fier, héroïque et orgueilleux… pour finalement courir au désastre.
— Rien ne permet d'affirmer que cette femme est notre ennemie dans l'affaire qui nous concerne, Nicolas.
— Cette femme est le Diable ; vous l'avez constaté par vous-même. Et quelles que soient les difficultés qui nous attendent, nous n'avons pas besoin du Diable comme allié.
— Vous l'auriez donc laissé mourir ?
— Oui. Et personne n'aurait rien pu reprocher à qui que ce soit. Elle avait pris des risques insensés ; elle en aurait payé le prix sans votre intervention.
— Considérez quand même la chose sous un autre angle : n'est-elle pas un formidable atout en faveur de notre conspiration ? Vous savez comme moi qu'elle a le pouvoir de faire changer de camp n'importe qui.
— Elle reste un danger quel que soit le camp dans lequel elle se trouve. Hormis le fait qu'elle peut trahir si le vent devait tourner, elle est actuellement entièrement maîtresse de l'âme de Luynes qu'elle a subjugué ; en moins de deux heures, m'a-t-on dit.
— Tiens donc…
— Savez-vous qu'elle loge actuellement dans un hôtel particulier, rue des Saints-Pères, qu'il a fait mettre à sa disposition ?
— Diable !
— « Diablesse » serait plus juste.
— Bah… Malgré toutes ses manigances, le plan échafaudé ne rencontrera aucun problème majeur. Concini est seul, et ses laquais ne sont pas des hommes d'action : il n'a aucune chance d'en réchapper.
— Dieu vous entende, Pharamond…

Lorsque Pharamond rentra chez lui, la nuit était noire et les rues de Paris désertes, éclairées à peine par une timide demi-lune. Alors qu'il se trouvait au milieu de la rue du Chat-Hurlant, il entendit des pas derrière lui qui le firent se retourner. Deux hommes qu'il identifia comme des tire-laine à leur démarche tentaient d'arriver à sa hauteur. Il accéléra le pas, mais trois autres débouchèrent du coin de la rue en face de lui. Instinctivement, il se mit dos contre un mur, tira son épée et les laissa approcher en calmant sa respiration.

— Ah ça, Messieurs ! Aimez-vous donc si peu la vie pour vous en prendre à ma personne ?
— Ne faites pas tant d'histoires, Chevalier ; nous n'en voulons ni à votre vie, ni à votre bourse. Donnez-nous votre épée, et veuillez nous suivre… s'il vous plaît.
— Hum… Vous voilà bien polis pour des spadassins, et vous connaissez mon titre… Allons, nommez-vous.
— Ne rendez pas les choses difficiles, Monsieur. Nous avons ordre de ne pas attenter à votre vie.
— Ce qui me confère sur vous un indéniable avantage, Messieurs, car je n'aurai quant à moi pas de ces pruderies. Votre maître vous envoie donc à la mort sans sourciller… Quel homme détestable !

Trois des hommes se jetèrent ensemble sur Pharamond qui se fendit, blessant le premier à la cuisse. Le second reçut la garde de son épée en pleine face ; on entendit les os de son nez se briser. Le troisième eut droit à un coup de tête qui le mit hors de combat. Les deux autres se décidèrent alors à tirer l'épée.

— Ah, je préfère ça, Messieurs ; vous pouvez donc vous défendre désormais. Mais le combat reste par trop inégal, puisque vous n'êtes plus que deux.

Le combat s'engagea, inégal en effet. Les bandits se battaient mal, plus habitués on le voyait à s'attaquer à des bourgeois sans défense qu'à des guerriers confirmés. Pharamond eut tôt fait de blesser le premier à l'épaule, et s'apprêtait à en terminer au plus vite avec le dernier lorsqu'il reçut un violent coup sur le sommet du crâne. Sa vue se voila, sa tête se mit à tourner, et il s'écroula sur le sol sans connaissance.
L'ombre qui s'était glissée derrière lui et avait assené le coup fatal ordonna :

— Et maintenant, emmenez-le où vous savez.
— Bien, Madame la Comtesse, répondit le dernier homme valide de l'embuscade.


Lorsqu'il reprit connaissance, Pharamond était nu, debout, les poignets et les chevilles attachés à de très courtes chaînes scellées à même le mur se trouvant à droite d'un grand lit à baldaquin. La chambre dans laquelle il se trouvait était entièrement tapissée de rouge, éclairée par quelques bougies qui ne donnaient qu'une lumière bien superficielle, et elle était meublée avec un goût certain pour les belles choses. Il constata que le crucifix que l'on trouvait habituellement au-dessus du lit avait disparu, remplacé par une étoile à cinq branches sur laquelle était dessinée la tête du Baphomet.

Hortense de Merville fit alors son apparition. Elle entra, plus sublime que jamais, ses cheveux blonds descendant jusqu'à ses fines épaules, enveloppée dans une chemise de gaze blanche et transparente qui ne cachait rien de son corps infiniment parfait. Elle souriait étrangement, d'un sourire presque angélique que ses magnifiques yeux bleus rendaient inquiétant, tant l'éclat de son regard était dur et glacé.

— Nous nous retrouvons enfin, Chevalier… Vous avez l'air contrarié.
— C'est que, Madame, il me semble que je vous rencontre trop souvent à mon goût.
— Vous n'êtes guère galant. Et vous êtes bien le seul à user avec moi d'un tel langage. Mais cela vous passera bientôt.
— Cela m'étonnerait fort, Comtesse. Je sais trop bien qui vous êtes.
— Tu ne sais rien, imbécile ! Ou si peu de choses encore… Contrairement à moi qui n'ai pas mis longtemps à comprendre qui tu étais, cavalier noir.
— C'est donc ça… Et comment as-tu fait, sorcière ? La boule de cristal, les entrailles d'un serpent ?
— Je n'ai pas besoin de ces tours idiots, Pharamond. Et je ne suis pas une sorcière ; du moins pas au sens où les pauvres esprits comme toi l'entendent. Je ne pratique aucune magie, qu'elle soit noire ou blanche. JE SUIS la magie.
— Dites plutôt « la sorcellerie » !
— Si tu préfères… Tu regardes le Baphomet ? Oui, tu as raison : il y a un lien avec ce que je suis. Et comme bientôt tu m'appartiendras…
— Vous vous faites de ces idées, Madame.
— Tu m'appartiens déjà, Pharamond, depuis que j'en ai décidé, lors de notre toute première rencontre.
— Ah-ah-ah ! Si tu crois que je renoncerai à ma tendre Rose pour ton âme à l'épouvantable noirceur, tu te fais des illusions.
— Tu m'appartiens, que tu le veuilles ou non. Pourquoi donc m'as-tu sauvé la vie hier, selon toi ?
— Par pitié… autant que par faiblesse.
— Par faiblesse ? Oui, tu as parfaitement raison sur ce point. Parce que sans que tu le saches, des liens secrets mais invincibles ont déjà enchaîné ton âme à la mienne. Parce que la noirceur de mon âme, comme tu dis, te fascine à un point dont tu n'as pas encore conscience. Il est temps pour toi de connaître mon histoire.
— Parles donc, sorcière !
— Oui, Pharamond, je vais parler ; et tu vas m'écouter. Et ensuite je ferai de toi mon esclave. Pour l'éternité.
— Toujours cette même outrecuidance pathétique…
— Toujours cette même arrogance inutile… Alors écoute bien ce qui va suivre. Je suis née il y a juste un peu plus de quarante ans, dans un château hongrois dont tu n'as jamais entendu parler. Ma mère était une très belle femme qui avait décidé de percer les secrets de la jeunesse éternelle. Elle s'appelait Élisabeth Báthory. Ah, tu viens de frémir : je vois que ce nom ne t'est pas inconnu…
— Cette femme était un monstre. Elle a été jugée et condamnée à mort pour avoir enlevé, torturé et tué des centaines de jeunes filles innocentes.
— Cela suffit ! La vie de ces pauvres souillons n'avait aucune espèce d'importance. Ma mère était sur le point de percer le secret le plus important de toute l'histoire de l'humanité, mais l'imbécillité des hommes l'en a empêchée.
— On l'a juste empêchée de commettre d'autres crimes odieux.
— Tais-toi donc ! Elle fut arrêtée en 1610, il y a à peine sept ans. Mais elle a pu auparavant organiser une dernière cérémonie au cours de laquelle le Baphomet fut invoqué. Et ce qu'elle avait recherché pendant tant d'années, elle me l'a légué. Je possède tout, Pharamond : la jeunesse éternelle, le pouvoir de soumettre qui je veux, quand je le veux. Et la seule condition à cela, c'est que je cause un maximum de souffrances autour de moi afin que le Baphomet puisse s'en repaître. Tu vois, ce n'est pas si difficile à comprendre…
— Ah oui ? Tu jouis de la souffrance des innocents, et ce n'est pas si difficile à comprendre ?
— Mon pauvre Pharamond… Le monde entier repose sur l'injustice et la souffrance des faibles. Tu t'es trop imprégné des valeurs chevaleresques, inventées par les moines afin de conserver leur pouvoir sur les puissants sans avoir à porter les armes. Mais dans la vie réelle, Pharamond, les méchants gagnent, et les gentils succombent… en priant Dieu bien fort de les accueillir dans son paradis qui n'existe pas. Ah-ah-ah !
— Eh bien, ne m'en veux pas, mais je préfère un paradis qui n'existe pas à l'enfer sur lequel tu prétends vouloir régner.
— Oh… Voyons, Pharamond… Tu ne diras plus cela très longtemps. D'autant plus que j'ai quelque chose de formidable à t'offrir.

Hortense de Merville s'approcha du chevalier et commença à faire glisser doucement la pointe de ses ongles sur ses épaules, sur ses bras et sur son torse, tout en faisant mine d'ignorer ses frémissements.

— Tu vois : je commence à peine à jouer avec toi, et tu as déjà du mal à te contrôler.
— Arrière, démon !
— Sais-tu à quel point tu ne peux rien contre moi ? Le jour où tu m'as attachée puis fouettée dans la chambre de ton père, te le rappelles-tu ?
— Évidemment : cela fait partie de mes meilleurs souvenirs.
— Tant mieux, Chevalier… Figure-toi que cela fait également partie des miens. Tu as voulu me punir ? Je veux que tu saches que ce jour-là, tu m'as fait jouir. Jouir comme jamais…
— Tu es complètement folle !
— Que non pas… Tu m'as fait découvrir un nouveau plaisir que je ne connaissais pas. Et je paie toujours mes dettes. C'est pourquoi j'ai décidé que je ne te tuerais pas. Tu deviendras mon esclave, et je te ferai découvrir également le plaisir qu'il y a à se soumettre totalement et à implorer pour revoir des coups.
— Folle à lier… Écarte-toi, putain !
— Allons… Je parle de te torturer, et tu bandes déjà comme un taureau simplement sous la caresse de mes ongles. Tu ne peux pas résister. Soumets-toi, Pharamond.
— C'est mon corps qui réagit, mais mon âme est à Rose.
— Ton âme est à moi ! Tu vois mes lèvres qui s'approchent si près des tiennes… Tu sens mon souffle… Tu sens la chaleur de mon corps près du tien… Soumets-toi, Pharamond, et tu auras tout cela. Regarde… Sens la douceur de mes mains qui caressent tes bourses… qui caressent ton sexe… Ton corps vibre… Tu en as envie… Envie d'être en moi… Envie de m'appartenir…
— S'il vous plaît, Hortense…
— Maîtresse !
— Arrêtez, je vous en prie…
— Je n'arrêterai pas tant que tu n'auras pas avoué le désir qui t'étreint.
— Hort… Maîtresse…
— Tu as envie de moi, n'est-ce pas ?
— …
— Dis-le, esclave !
— J'ai… envie… de vous.

Hortense de Merville cessa d'un coup ses caresses.

— Bien… Tu vois, ça n'est pas si difficile. Mais tu ne me mérites pas encore.
— Que voulez-vous ?
— Que tu m'implores.
— Je vous en supplie, Madame…
— Maîtresse !
— Je vous en supplie, Maîtresse, laissez-moi vous faire l'amour…
— Oh non… Ce n'est pas cela que tu dois implorer, esclave. Avant de pouvoir me posséder – si l'on peut dire – tu dois m'implorer de recevoir… le fouet !
— Quoi ? Que voulez-vous dire ?
— Que je vais te rendre fou de désir, Pharamond. Fou au point que tu accepteras tout de ma part : les coups, les humiliations, les dégradations. Tu te parjureras, tu trahiras les tiens, tu renieras ton nom juste pour avoir le droit de ramper à mes pieds.
— Jamais, tenta faiblement Pharamond une dernière fois.

La diabolique comtesse saisit à nouveau le sexe de son prisonnier avec douceur.

— Jamais, dis-tu… Pauvre défense : tu es déjà mon esclave ! Ne sois pas triste ; tu l'étais depuis toujours. La seule différence, aujourd'hui, c'est que tu viens d'en prendre conscience.

Et Pharamond, les yeux perdus dans ceux de celle qui savait si bien le tourmenter, comprit qu'il était perdu.


Dix heures venaient de sonner à l'horloge du Louvre lorsque Concini surgit à pied dans la cour afin de rendre visite au roi. Il se vit immédiatement entouré d'hommes en armes, et le baron de Vitry lui signifia son arrestation. On raconte qu'alors Concini mit la main à la garde de son épée. On raconte qu'alors cinq coups de feu retentirent en même temps et qu'il mourut foudroyé. On raconte toujours beaucoup de choses, et parfois certaines de ces choses ne manquent pas de paraître suspectes. Concini, tirer son épée… La chose est incroyable. On l'imagine plutôt tremblant de peur, livide, implorant qu'on l'épargne. D'autant plus que nous savons, initiés que nous sommes, que son exécution était prévue. Mais gardons-nous de remettre en cause la version officielle et de prendre le risque d'entacher si peu que ce soit les débuts du règne de celui qu'on appellerait un jour (Pharamond ne s'y était pas trompé) Louis-le-Juste.

À la même heure exactement, le roi accompagné de Luynes et de Brulart de Sillery pénétra dans les appartements de la reine mère sans se faire annoncer. Cette dernière s'en offusqua :

— Louis ! Que vous prend-il ? Est-ce ainsi qu'on pénètre chez la reine ?
— Vous n'êtes plus la reine, Madame, depuis que je suis le roi. Et je viens vous informer de décisions importantes.
— Vous partez à la chasse ?
— Je viens de nommer Monsieur de Luynes à la place de Concini.
— Mais vous délirez, mon enfant ! Le maréchal d'Ancre…
— … est aux arrêts, Madame.

À ce moment, les coups de feu éclatèrent dans la cour. Louis se pencha vers la fenêtre et corrigea :

— … est mort, Madame.
— Louis, qu'êtes-vous donc en train de faire ?
— Je fais le roi, Madame. Et je vous prie désormais de ne plus faire la reine.
— Mais que ferai-je…
— Mon père vous a fait des enfants, Madame. Soyez donc pour eux ce que vous ne fûtes pas pour moi : soyez une mère.

L'affaire avait donc été rondement menée, et tout s'était passé selon les plans que le chevalier de Merville avait inspirés à monsieur de Luynes. Le soir même, un dîner fut organisé chez ce dernier. Hortense de Merville y régnait quasiment, en tant que favorite du nouveau Premier ministre. Sillery décida de confondre la comtesse et la prit à part.

— Madame, cela fait dix jours entiers que je suis sans nouvelles du chevalier. J'ai appris que vous saviez où il se trouvait, bluffa-t-il.
— En effet, je le sais.
— Que ne le disiez-vous alors…
— Ce sont des affaires « de famille », Monsieur. J'ignorais que vous fussiez si proches.
— Nous le sommes. Et je n'accepterai pas que quiconque lui fasse le moindre mal.
— Hélas, vous ne pouvez pas grand-chose en ce qui concerne le mal qui le ronge. Il a reçu une lettre l'informant de la disparition subite de sa femme. Et il est immédiatement retourné sur ses terres.
— Sans même m'en informer ?
— Comment l'auriez-vous jugé ? Abandonner le service du roi et les affaires de l'État pour des affaires personnelles… certains pourraient y voir comme une forme de trahison.

Sillery regarda la comtesse au fond des yeux, avec toute son expérience de vieux diplomate. Il n'y lut qu'une immense, une profonde sincérité, et beaucoup de peine. Ainsi fut-il convaincu.


Cette même nuit, deux silhouettes entièrement vêtues de noir et accompagnées de trois chevaux se rangèrent sans bruit à deux pas de l'hôtel particulier que le duc de Luynes avait prêté à la comtesse de Merville.

— Garde les chevaux, Ventre-à-terre, et tiens-toi prêt. Si tout va bien, nous sortirons par cette fenêtre du premier étage. Reste bien sur tes gardes, et ouvre l'œil.
— Vous aussi, Madame… Soyez d'une infinie prudence.
— J'ai un gros avantage, Ventre-à-terre : je suis une femme… et je connais les tours de celles de mon sexe.
— Mais ceux qui montent la garde sont des hommes, Madame.
— Et je connais par cœur leurs faiblesses également, répondit Rose en riant.

Rose n'eut aucun mal à escalader le mur et à monter sur le toit de l'hôtel. Puis elle attacha prudemment une corde solide à la cheminée et commença à descendre jusqu'à la fenêtre qu'elle avait indiquée à son complice. Arrivée là, elle entreprit d'ouvrir à l'aide d'une longue tige de fer qu'elle introduisit entre les interstices de la fermeture, et eut bientôt fait de la déverrouiller. La fenêtre ouverte, elle entra alors sans bruit, aussi silencieuse qu'un félin. Elle s'engagea dans un petit couloir au bout duquel se trouvait la chambre de la comtesse. Devant la porte, un garde somnolait, assis sur une chaise inconfortable.
En un bond, elle fut sur lui, l'empêcha de crier en posant fermement sa main gantée sur sa bouche et lui enfonça son poignard dans la gorge. Le sang gicla abondamment, et l'homme trépassa en à peine quelques secondes. Puis elle s'introduisit sans bruit dans la chambre.

Malgré l'heure avancée de la nuit, et bien que tout le monde semblât dormir profondément, les bougies continuaient d'éclairer la chambre rouge d'Hortense de Merville. Rose scruta la pièce et eut soudain du mal à étouffer un cri : au pied du grand lit à baldaquin, recouvert d'une couverture sale, ensanglantée et trop courte pour lui – ce qui l'obligeait à se tenir recroquevillé à même le sol – se trouvait le corps de Pharamond endormi. Rose s'avança vers lui sans le moindre bruit et entreprit de le réveiller doucement.

— Pharamond, mon amour, chuchota-t-elle, tout est terminé, je suis là.
— Rose, ma Rose… Je t'en supplie, va-t-en !
— Oui, nous allons partir. Tous les deux, mon amour.
— Non… Nous ne pourrons pas. Fuis, ma Rose, il en est encore temps. Tu ne peux plus rien pour moi.
— Cessez de dire des âneries, Monsieur mon mari. Ventre-à-terre et trois chevaux rapides sont en bas, qui nous attendent. Allez, debout !
— Mais, le garde devant la porte…
— Mort. Allons, laisse-moi te retirer ces chaînes.
— Les clefs sont sur la table de nuit. Prends garde à ne pas réveiller le démon qui dort à côté, ou nous sommes perdus.
— Si elle bouge, je la tue, crois-moi ; favorite du Premier ministre ou pas.

Rose s'empara prestement des clefs et délivra son mari.

— Allons, debout Chevalier.

Ils avaient presque atteint la porte de la chambre lorsqu'un rire cruel et sonore les fit se retourner.

— Ah-ah-ah… Où donc croyez-vous aller comme ça ?
— Cela suffit, Madame ! répondit Rose, rouge de colère. Ne me forcez pas à vous tuer.
— Me tuer ? Mais c'est toi qui vas mourir, très bientôt. Comme tous ceux qui osent essayer de dérober ce qui m'appartient.
— Je ne vous ai rien dérobé : je suis venue délivrer mon mari.
— Le délivrer, vraiment ?

D'un geste brusque, Hortense ôta ses draps et apparut totalement nue devant nos deux héros.

— Pharamond ne sortira pas d'ici, Rose. Pour la bonne et simple raison qu'il m'appartient.
— Pharamond n'appartient qu'à lui-même, espèce de folle.
— Ah oui… Nous allons bien voir. Au pied, esclave !

Pharamond était comme pétrifié. Il regardait la comtesse, comme totalement hypnotisé.

— J'ai dit « au pied ». Allez, dépêche-toi !
— Viens mon amour, sortons d'ici. Laissons cette folle en plein délire…

En proie à mille-et-un tourments, Pharamond ne pouvait détacher ses yeux du corps parfait de la comtesse. Il voulait fuir, mais cela lui devenait de plus en plus impossible à chaque nouvelle seconde qui passait.

— Regarde, esclave. Oui, regarde : j'ai quelque chose dont tu rêves depuis des jours, là… entre mes cuisses…
— Pharamond… Je t'en prie mon amour, reprends tes esprits ; nous n'avons guère le temps.
— Approche, esclave. Viens lécher la chatte de ta Maîtresse : elle est pour toi, ce soir… Allons, viens !

Pharamond commença à avancer vers le lit maléfique, comme un animal obéissant. Rose l'agrippa alors de toutes ses forces par le bras.

— Pharamond, je t'en supplie… Ne fais pas ça !
— Dépêche-toi, esclave. Débarrasse-toi de cette traînée et viens me lécher immédiatement !

Pharamond repoussa alors violemment la pauvre Rose et se précipita entre les cuisses de la comtesse qu'il commença à honorer comme l'ordre lui en avait été donné. Rose alors se releva en pleurant. Elle se décida enfin à faire ce qu'elle aurait dû faire depuis le début : elle sortit son épée.

— Qu'as-tu fais, démon !
— Je t'avais prévenue, répondit Hortense de Merville triomphante. Tu n'avais aucune chance. Gardes !

Une dizaine d'hommes pénétrèrent alors dans la pièce, ne laissant aucune chance à la pauvre enfant qui se retrouva alors les mains attachées dans le dos à son tour.

— Vous ne pouvez pas l'emporter, siffla Rose entre ses dents. Je ne suis pas seule ; beaucoup vous ont démasquée.
— Ah-ah-ah… Tu veux parler de ce pauvre nain qui attendait en bas qu'on l'exécute ?
— Quoi ? Que dites-vous ?
— Montre-lui, Samson.

Un des gardes exhiba alors en ricanant la tête du pauvre Ventre-à-terre qu'il tenait par les cheveux.

— NON !
— Eh si… Et maintenant, emportez cette traînée hors de ma vue. Faites-en ce que bon vous semble, Messieurs : ce sera votre récompense. Ensuite, jetez-la dans une oubliette ; je ne veux plus entendre parler d'elle.

Rose poussa alors un cri ultime :

— PHARAMOND, JE T'EN SUPPLIE… AU SECOURS… SAUVE-MOI !

Pharamond releva la tête un instant. Ses yeux rencontrèrent le regard bleu et triomphant de sa Maîtresse.

— Lèche, esclave… Fais-moi jouir !

Il obéit docilement, totalement subjugué, incapable désormais de résister en quoi que ce soit aux volontés de madame la comtesse Hortense de Merville.


Épilogue

Cette triste et douloureuse histoire paraîtra bien cruelle au lecteur habitué aux aventures qui se terminent bien. Mais nous avons fait ici œuvre de chroniqueur de l'Histoire ; et les archives que nous avons entre nos mains, hélas, ne laissent aucun doute sur la réalité des faits que nous avons conté.

Quelques jours après ces événements, le malheur devait s'abattre une nouvelle fois sur la famille de Merville : des pillards s'en prirent au domaine du chevalier, qui fut brûlé entièrement, et ses gens massacrés. Les assassins s'acharnèrent, paraît-il, particulièrement sur le vieux comte que l'on découvrit avec plus de vingt blessures non mortelles sur le corps, et qui mourut lentement en se vidant de son sang.

Charles d'Albert, duc de Luynes, dirigea les affaires du pays jusqu'à sa mort en 1621, après avoir mis la main sur le trésor de Concini qui disparut. On devinera facilement le nom de celle qui en profita. Il mena une politique désastreuse pour le pays, mais s'enrichit considérablement. Sans doute était-il bien conseillé sur ce point… Hélas, une grande partie de sa fortune ne fut jamais transmise à ses propres héritiers.

Nicolas Brulart de Sillery continua de mener une vie honorable au service de l'État jusqu'à l'arrivée de Richelieu. Il fut très affecté en apprenant les malheurs qui frappèrent la famille de Merville, mais fut réconforté par la conduite irréprochable, à ses yeux, de la comtesse qu'il se voulut secrètement d'avoir si mal jugée.

Il est un fait, hélas permanent lorsque l'on scrute avec attention les réalités de l'Histoire : c'est que les esprits pervers l'emportent le plus souvent sur les cœurs emplis de pureté, qui se consolent dans l'espoir d'un Paradis qui n'existe pas.

Un dernier mot utile, concernant la comtesse de Merville.

Après la mort de Luynes, elle retourna sur ses terres. On raconte que bien des choses étranges eurent alors lieu. On relate qu'un nombre important de jeunes femmes disparurent à jamais, enlevées dit-on par un cavalier noir dont personne ne connut jamais l'identité secrète. On dit que les dix années qui suivirent furent pour la population des années d'effroyable terreur.
Et puis, sans que l'on sache vraiment ce qui s'était passé, Hortense de Merville, dont chacun assure que la beauté ne fut jamais altérée, disparut à son tour. Et la province retrouva peu à peu la paix et la sérénité.

Jusqu'à ce qu'il y a environ deux mois, je ne sus rien moi-même de l'affreuse histoire de la famille de Merville. Et puis je reçus par le biais d'Internet, sur une messagerie dont je n'usais qu'avec d'immenses précautions afin de vérifier certaines recherches historiques, les documents qui m'ont permis de raconter ce qui précède. La personne qui me les a envoyés signe ses mails du nom d'Hortense Báthory, comtesse de Merville. Elle m'a transmis quelques photos de sa personne, et je dois avouer qu'elle est d'une incomparable beauté. Supercherie, délire mégalomaniaque ? Sans doute… mais je veux vérifier par moi-même ; je veux connaître la vérité.

J'ai rendez-vous avec elle demain soir. Dans un hôtel particulier, rue des Saints-Pères, au cœur de la capitale.
Et… je ne crois pas au Diable.

Pierre Siorac – Herblay, le 22 juin 2015