Chasse royale

Il y avait deux façons de rencontrer le roi.
La première – la plus incertaine – était de demander audience. Le roi refusait rarement, certes… Mais la reine mère avait organisé un protocole long et tortueux qui lui permettait, à elle en définitive, de choisir qui Louis devait voir ou ne pas voir. Il fallait donc pour commencer montrer patte blanche, faire sa cour à la Médicis, plaire à Concini, ne pas susciter la méfiance de la Galigaï… On imagine donc aisément le genre de personne que le jeune monarque recevait en audience, et les conversations insipides qu'il devait affronter.
La seconde manière était plus sûre, puisqu'il s'agissait de s'en remettre au « hasard », et que ce hasard bien maîtrisé était infiniment plus libéral que l'étiquette inventée afin d'écarter le roi de ses fidèles sujets.

Ainsi Monsieur de Sillery et Pharamond se trouvaient-ils par pur hasard dans la forêt de Montmorency, en compagnie des barons de Vitry, Fouquerolles et Persan lorsqu'ils eurent la surprise d'y rencontrer le roi qui chassait, accompagné du duc de Luynes et de Madame de Merville. Le fait que la comtesse ait pu d'un seul regard convaincre Luynes n'étonnera pas plus le lecteur qu'il n'étonna Pharamond et son mentor. Ils échangèrent tous deux un sourire complice qui disait « Nous voilà donc au cœur de l'intrigue et de l'action ; jouons serré, et tâchons de ne pas trop nous livrer… »

Les présentations faites, le roi prit la parole :

— Je suis bien aise, Messieurs, de pouvoir compter sur votre expérience et votre soutien. Monsieur de Luynes vous a informés de notre projet de démettre Concini de ses fonctions. Nous cherchons un moyen sûr et efficace, et vous devenez en quelque sorte mon Conseil royal. Je vous écoute…
— Majesté, dit Fouquerolles, la chose est simple en théorie à défaut de l'être en pratique. Vous êtes le roi, et par conséquent tout doit plier sous votre parole. Ordonnez que cet aventurier soit démis, et cela doit suffire.
— Vous avez bien dit « en théorie », Monsieur de Fouquerolles. Mais je puis dire ce que je veux : madame ma mère ne l'entend pas de cette oreille. Et personne au Louvre n'agira sans son consentement.
— Alors ordonnez-nous de le mettre aux arrêts, reprit Luynes. Et votre ordre sera exécuté, vous le savez.
— Et comment réagira la reine, à votre avis ?
— Elle n'est plus reine, répondit Nicolas de Sillery. Vous êtes le roi. Il faut qu'au moment de l'arrestation, vous pénétriez chez elle accompagné de quelques-uns d'entre vos fidèles et que vous l'informiez que désormais les choses ont changé.
— Vous la connaissez : elle se rebellera. Et elle tentera par tous les moyens de remettre Concini en place.
— Puis-je me permettre, Sire ? intervint alors Pharamond.
— Je vous en prie, Chevalier.
— Je ne suis ni diplomate, ni juriste, et encore moins homme de cour ; aussi permettez-moi de vous parler « à la franche marguerite » comme l'on dit de par chez moi.
— Allez-y, Monsieur de Merville ; cela me changera de la sinuosité des discours habituels ! répondit Louis en riant.
— Eh bien, mon cher père avait coutume de dire qu'un loup blessé était plus dangereux encore qu'un loup affamé. Concini est un loup… et il est affamé d'argent, d'honneurs et de pouvoir. En le démettant de ses fonctions, vous le blesserez. Et, en exil ou en prison, il méditera sa vengeance. Vous pourriez le faire juger, certes, et condamner. Mais même l'Inquisition ne juge plus les animaux de nos jours.
— Alors que faire, Monsieur ?
— Vous ne pouvez donner l'ordre de tuer Concini, Sire : votre règne se doit commencer par la clémence et la justice ; devenez « Louis le juste », et ne laissez dire à personne que vous auriez ordonné la mort d'un homme, fût-ce le plus misérable d'entre eux. Par contre…
— Par contre ?
— Il arrive que des chasseurs se voient contraints d'abattre des loups, ou des chiens enragés.
— Je vois…
— Vous pouvez, bien sûr, nous interdire de chasser, Sire. Un simple mot de vous et les loups du royaume pourront aller et venir tranquilles.

Louis ne répondit pas. La cause était entendue.

On erra longtemps en silence dans la vaste forêt, chacun perdu dans le secret de ses pensées. Luynes échafaudait son plan ; il devait être rapide et sûr. Il faudrait désormais connaître à l'avance les déplacements de l'aventurier, organiser le guet-apens et frapper comme la foudre. Il faudrait dans le même temps neutraliser la reine mère. Il fallait compter pour cela sur des gens de confiance… L'après-midi était bien avancé quand soudain un cri retentit :

— Sanglier droit devant !

Tous sortirent de leurs méditations. On lâcha les chiens et on chargea sus au gibier.
La poursuite dura plus d'une heure. La bête était robuste… mais les chasseurs expérimentés. Et Louis s'amusait, enfin. On le voyait rire, donner des ordres, organiser la traque. En cet instant, loin de tout, des intrigues et des complots, il était le roi et agissait comme tel. Sillery lui-même était impressionné par cette complète métamorphose.
Puis vint le moment attendu.
Épuisée, la bête fit face… et chargea les cavaliers. C'est alors que, sans écouter personne, Hortense de Merville, excitée par le parfum de la mort chargea à son tour armée d'un épieu. Le choc fut terrible, formidable. L'épieu cassa en s'enfonçant dans le monstre aux abois qui poussa un hurlement effroyable. Le cheval de la comtesse se cabra et elle tomba sur le sol.
La bête lui fit face à nouveau ; les flammes de l'enfer brillaient dans les yeux des deux adversaires. Et les autres participants n'osaient bouger, comme pétrifiés, fascinés par ce spectacle cauchemardesque et fantastique. L'animal blessé chargea à nouveau ; l'issue ne faisait cette fois plus de doute.

— Non, Pharamond !

Seul Sillery avait gardé la tête froide. Il avait vu là l'occasion, envoyée par la Providence, de se débarrasser une fois pour toute de Madame de Merville. Hélas, comme il l'avait dit quelques jours auparavant, « Bon sang ne saurait mentir », et celui de Pharamond était généreux. Trop, sans doute… Il lança son cheval entre la comtesse et la bête afin de la freiner, puis il sauta prestement sur le sol et la saisit sans ménagement pour l'amener sur le haut d'un talus.
Pendant ce temps, Luynes – qui avait repris ses esprits – ordonna la charge, et tous se ruèrent sur le sanglier qui, déjà épuisé, ne luttait plus vraiment.

— Merci, Monsieur… murmura Hortense, dans les bras de Pharamond.
— Je m'en serais voulu que périsse sous mes yeux celle qui rendit si heureux les derniers jours de mon pauvre père, Madame, répondit-il avec son sourire le plus innocent.
— Eh bien, Madame, il faut savoir modérer sa fougue, savez vous… annonça le jeune roi en s'avançant vers eux. Vous n'êtes pas blessée ?
— Seulement dans mon orgueil, Sire.
— Alors ce n'est rien : ce genre de blessure guérit plus vite que les autres. Quant à vous, Chevalier, je vous veux à mon service dès que…
— Oui, Majesté ?
— …dès que les temps seront venus, se reprit Louis.

Il est des actes héroïques que l'on fait sans y penser. Il y en a qui parfois mènent au désastre. En mettant Hortense de Merville hors de portée de la bête, Pharamond l'avait saisie d'une manière particulière. Une manière que la comtesse avait reconnue et qui ne lui laissait plus aucun doute sur l'identité de celui qui l'avait tourmentée. Elle venait de reprendre l'avantage. Elle savait que Pharamond savait. Mais lui ignorait qu'il venait d'être percé à jour. Il ignorait que désormais, il était devenu la proie, et que celle qui le chassait ne se contenterait pas de lui enfoncer un épieu dans le cœur.


Ventre à terre roula sur le sol et se remit en garde. Une fois de plus, l'épée mouchetée de Rose n'avait rencontrée que le vide.

— Pas encore assez rapide, Madame ! fanfaronna le nain en riant.
— Rira bien qui rira le dernier… répondit Rose en haletant. Par pitié, cher beau-père, conseillez-moi, que diable !

Dans son fauteuil de jardin, Aldemar riait comme un enfant.

— Ah, chère… Rose… Vous ne vous défendez pas… si mal…
— Pfft… Je ne suis même pas capable de toucher Ventre à terre.
— C'est qu'il… se défend… mieux.
— Mais vous aviez promis de m'enseigner, Aldemar. C'étaient là les termes du contrat.
— Ah ah… Vous me… demandez… de passer… outre l'interdiction… du chevalier.
— Il prétend que l'épée n'est pas affaire de femmes.
— Ce en quoi il a bien raison, ricana Ventre à terre en époussetant la poussière qui le recouvrait.
— Rose… Se battre ainsi… exige d'être prête… à aller… jusqu'au… bout. Seriez-vous… prête à enfoncer… votre lame dans… la gorge… de vos adversaires ? Prête à voir… leur sang se… répandre sur… le sol ?
— Je suis prête à tout pour protéger ma famille. Et actuellement, je suis la seule ici à pouvoir le faire, n'est-il pas vrai ?
— Et moi ? Je compte pour un demi ? répondit Ventre à terre.
— Toi ? Mais dis-moi : malgré toute ta science, tu ne m'as touchée non plus une seule fois depuis le début.
— Bien… vous avez raison… prenez vos épées… tous les deux… Nous allons tout… reprendre depuis… le début… Allons, face à moi…

Les deux escrimeurs se mirent face au comte.

— Bien… En garde… Tierce… Prime… Tierce… Quinte… Fendez-vous ! Reprenons… Tierce… Prime…
— Aldemar, vous vous moquez. Nous connaissons déjà tout cela.
— Vous ne… connaissez rien… Vous vous battez… comme des… enfants. Tierce… Septime… j'ai dit « septime »… Ventre à terre… tu es en sixte… Fendez-vous… Encore… encore…

Pendant deux heures entières, le comte de Merville fit travailler ses deux élèves d'arrache-pied, leur faisant reprendre les bases de l'escrime, leur expliquant quand frapper de taille plutôt que d'estoc, les oppositions, les enveloppements, les ripostes… Il y prenait plaisir, retrouvant une partie de sa jeunesse, et il était subjugué par les dons innés de sa belle-fille qu'il admirait de plus en plus. Et puis surtout, Rose n'avait pas tort : Pharamond absent, qui défendrait efficacement le domaine contre l'appétit des brigands ?

Il fallut à peine une semaine pour que nos deux apprentis deviennent des bretteurs acceptables. Lors du dernier assaut, Rose l'emporta par cinq touches contre deux pour Ventre à terre. Rose, resplendissante, s'adressa alors à son beau-père bien-aimé :

— Alors, Aldemar, qu'en dites-vous ?
— J'en dis que… je suis… dépité, Madame.
— Et pourquoi donc, je vous prie ?
— Parce que… vous êtes morte. Ventre… à terre vous… a touchée… en premier.
— Mais…
— Reprenons tout… depuis le… début, voulez… vous ? Allons… En garde… Tierce… Septime… J'ai dit « septime »… Ventre à terre !

C'est alors qu'un cavalier fit irruption dans la cour du domaine. Il était épuisé, et portait les armes de Monsieur de Sillery. À peine fut-il descendu de sa monture que cette dernière tomba raide morte.

— Veuillez me pardonner, dit l'homme ; des nouvelles urgentes de Paris. C'est le troisième cheval que je crève en trois jours.

Il tendit une lettre à Rose qui s'empressa de la décacheter et de la lire. Elle pâlit soudainement et se trouva mal. On appela Lorène qui apporta les sels afin de lui faire reprendre conscience. Ventre à terre voulut lire la lettre, mais Rose la tenait chiffonnée dans sa main serrée, et il était impossible de la lui prendre. Aldemar comprit qu'un grand malheur était arrivé. Il attendit que sa belle-fille reprenne totalement ses esprits, le cœur battant.

— Qu'est-il arrivé, mon enfant ? demanda-t-il enfin, sans se rendre compte que désormais les mots sortaient sans difficulté de sa bouche.
— Il… il est arrivé malheur à… Pharamond.
— Est-il… mort ?
— Nul ne sait… Il a disparu. Sillery pense qu'il est entre les mains de la comtesse de Merville.
— Mais pourquoi ? demanda Ventre à terre.
— Tout est ma faute, répondit Aldemar. Rose, il va me falloir vous révéler un lourd secret. Non, reste, Ventre à terre. Si mon fils est encore en vie, il aura également besoin de toi. Rose, ma chère Rose… Vous rappelez-vous l'autre soir, lorsque Monsieur de Sillery a évoqué l'histoire du cavalier noir ?
— Oui, je me souviens. Quel est le rapport avec le malheur qui frappe mon tendre mari ?
— J'étais le cavalier noir… et Pharamond l'est devenu à son tour.
— Mon Dieu… Alors c'est de lui que la comtesse veut se venger.
— Oui mon enfant ; et je crains que cette femme diabolique n'ait tout découvert.
— Mais alors, qu'allons nous faire ?
— Lui prouver qu'elle a tort.
— Comment cela ?
— Pharamond ne peut pas être le cavalier noir, puisque le cavalier noir… c'est vous, désormais.
— Moi ?
— C'est évident ! répondit Ventre à terre, une flamme brillant au fond de son regard perçant.