Aventuriers et diplomates

Ainsi, il semblait bien que le destin ait choisi de laisser le comte et le chevalier de Merville en paix, loin des intrigues de la cour et des chausse-trappes du pouvoir. Nous aurions pu le craindre, tant il est évident que leur participation à l'avènement réel de Louis XIII au pouvoir pouvait se révéler essentiel. Mais nous aurions également pu l'espérer, tant l'harmonie familiale qui régnait sur le domaine de Pharamond faisait plaisir à voir.

En quelques semaines, en effet, Rose avait fait des merveilles. Le vieux comte, ragaillardi par les attentions dont il était l'objet, avait décidé de tout faire pour parvenir à parler de nouveau. Et la patience de sa bru, sa douceur mêlée à une inflexible volonté avaient fini par donner des fruits surprenants. Aldemar avait commencé par sortir quelques sons, puis par articuler quelques syllabes, et désormais il parlait. Lentement, certes, et faiblement… Mais enfin, il se faisait entendre et comprendre à nouveau.

Bien entendu, personne, hormis Rose, n'avait osé montrer trop de contentement devant le chevalier. Mais si ce dernier continuait de faire montre de sa terrible mauvaise foi, c'était désormais par jeu.

— Alors, Monsieur mon mari, ne vous l'avais-je point dit que votre père retrouverait la parole ?
— Mais… c'est qu'il ne devait pas l'avoir perdue.
— Et comment l'aurions-nous su, si je n'avais pas tenté mes « charlataneries » ?
— Bah… Il lui fallait juste du temps, c'est tout.
— Juste du temps, dites-vous ?
— Ou peut-être sont-ce les prières assidues de notre bonne Lorène qui sont la cause de ce miracle.
— Voilà que vous donnez foi dans ces bigoteries désormais ?
— On peut être chrétien sans être bigot, Madame…
— Mais vous ne l'étiez pas il y a quinze jours encore.
— Voyons, Madame… J'ai reçu le baptême trois jours seulement après ma naissance.
— Monsieur mon mari, vous êtes d'une effroyable mauvaise foi !
— J'ignore si ma foi est mauvaise, Madame ; pas tant que ça, j'imagine, puisque mon père parle à nouveau.

Ces propos, dont le genre inspirera le grand Molière bien des années plus tard, était tenus – il convient de le souligner – dans une réjouissante bonne humeur, et étaient souvent le préambule à de tendres siestes en début d'après midi… ou plus tard, les roses de la vie pouvant être cueillies à toute heure du jour comme de la nuit.

Mais le destin n'abandonne jamais ses projets, qu'ils soient heureux ou bien funestes. Et puisque la lettre de Luynes n'était pas arrivée à destination, il avait décidé d'envoyer un autre messager.

L'Histoire, la grande (comme on dit), ne retient souvent pour le grand public que les faits principaux. Elle nous donne quelques repères, quelques pistes, mais en oubliant trop souvent de nous faire part de ce qui se trame dans les arrière-cuisines ou dans les corridors, ce qui la rend souvent mystérieuse et injuste vis à vis de personnages dont la participation aux grands événements est essentielle. Nicolas Brulart de Sillery faisait partie de ces personnages essentiels. Qu'on en juge part quelques-unes de ses actions…

Aux côtés d'Aldemar de Merville, il avait été membre de la diplomatie secrète d'Henri III, puis de celle d'Henri de Navarre. Il avait négocié, entre autres, la paix de Vervins entre la France, l'Espagne et la Savoie, puis obtenu du pape l'annulation du mariage entre Henri IV et la reine Margot. Louis XIII lui devait donc déjà d'être vivant… Et sans Nicolas Brulart de Sillery, l'Histoire de notre pays n'aurait donc pas été ce qu'elle fut. Il faut bien parfois rendre justice aux hommes de l'ombre, et les mettre un instant dans la lumière qu'ils méritent.

Répondant à l'appel de Luynes, Sillery devait passer par le domaine de Pharamond, dont il était le parrain et à qui il décida de rendre visite. On imagine donc sa joie, sa surprise et la chaleur des retrouvailles qui eurent alors lieu… Il fut convenu qu'il passerait la nuit au domaine, et le repas du soir fut prétexte à une longue conversation au cours de laquelle Sillery évoqua le projet de Luynes ainsi que quelques souvenirs.

— Ainsi, Luynes vous informe que Louis sera bientôt le roi « dans les actes ». Qu'entend-il par là ? demanda Pharamond.
— Vous connaissez comme moi les doubles sens du langage diplomatique. On peut supposer deux choses : la première, c'est que Marie a décidé de s'effacer ; la seconde, que le jeune roi a décidé de l'effacer.
— Pensez-vous qu'il ferait du mal à sa propre mère ? s'effraya Rose.
— Que non pas… bien qu'il ne l'aime guère. On raconte qu'un matin, il y a quelques années, cette dernière lui avait fait donner le fouet. L'après-midi, lorsque Louis entra dans son cabinet, sa mère lui fit une révérence comme à l'accoutumée, et le jeune roi répondit sèchement devant tous : « Moins de révérences, Madame, s'il vous plaît… et un peu moins de fouet ! »
— Mais alors, qu'entendez-vous par « l'effacer » ?
— L'écarter du pouvoir, elle et cet aventurier de Concini.
— Et comment s'y prendrait-il ? Il n'a que seize ans, et il est si seul…
— Il n'est pas seul, Madame. Il a avec lui tous ceux qui détestent la reine, et tous ceux qui détestent Concini. Soit presque tout le monde. Le rapport de force est en sa faveur, et il est le roi. Il lui suffit de dire « Je veux ».
— Que ne le dit-il, alors ? Et pourquoi vous rappeler pour comploter ? À votre âge…
— Sans doute parce que la Médicis s'est beaucoup rapprochée de l'Espagne ces derniers temps, et que son éviction changera alors beaucoup de choses. On aura besoin alors de diplomates confirmés. Et je dois bien avouer, Aldemar, que vous allez terriblement nous manquer.
— Oh, répondit le comte, vous… êtes… de taille… à vous… en… sortir… tout… seul.
— Hum… Si j'avais été seul à Vervins…
— Vous… l'étiez… j'étais sous… votre… commandement… Juste… là… pour vous… conseiller.
— Et nous n'arrivions à rien de bon. Jusqu'à l'intervention de ce cavalier noir, répondit Sillery.
— Contez-nous donc cela, demanda Rose, les yeux étincelants.
— Pas grand-chose à raconter, Madame : l'Espagnol ne voulait pas céder ; jusqu'à ce qu'un de leurs diplomates que l'on savait être un grand prévaricateur se retrouve égorgé un matin, avec un message dans la bouche.
— Et que disait ce message ? demanda Pharamond en souriant à l'adresse de son père.
— Que tous les Espagnols ayant des choses à se reprocher subiraient le même sort si les négociations n'aboutissaient pas rapidement.
— Vous disposiez donc là d'un renfort précieux…
— Hélas, c'était il y a bien longtemps : le cavalier noir n'est plus qu'un souvenir.
— Je crois… que vous… vous trompez… Sillery, reprit malicieusement Aldemar. Il y… a des souvenirs… qui resurgissent… parfois quand… les temps… sont venus.
— Qu'entendez-vous par là, mon ami ?
— J'entends… que mon fils… vous accompagne… au Louvre… Il connaît… bien l'art… qui est… le vôtre… Je l'ai… formé… en tout.
— Vous voulez dire que…
— Que je suis au service du roi, répondit Pharamond en souriant.

On partit donc dans la fraîcheur du petit matin de ce début d'avril 1617. Nicolas Brulart de Sillery portait encore beau malgré ses soixante-trois ans bien révolus. Le cheveu fourni, le visage un peu émacié, une moustache et une barbe bien taillées le faisaient ressembler à son ancien maître, Henri de Navarre. Diplomate et soldat aguerri, les longues et difficiles chevauchées ne lui faisaient pas peur. Et son humeur toujours égale le rendait un compagnon de voyage tout à fait charmant. Il savait tout ce qu'il devait depuis longtemps à Aldemar de Merville, de presque dix ans son aîné. Seul le hasard de la naissance en avait fait un personnage plus important. Mais l'audace, l'esprit de décision du vieux comte lui avaient toujours été d'un précieux secours dans les moments difficiles. Et il était heureux que Pharamond se soit joint à lui.

Pharamond cependant était d'une nature très différente de celle de son père. Plus tacticien que stratège, il s'encombrait rarement de vues à long terme. Pour lui, une porte devait soit être ouverte, soit fermée. L'entrebâillement représentait une incertitude qu'il supportait difficilement. C'était un instinctif, qui jugeait rapidement ses interlocuteurs en les regardant franchement dans les yeux. Il accordait toute confiance à ses amis, mais ne ressentait aucune pitié envers ses ennemis. Il méditait ses plans pendant quelques heures au maximum, puis agissait vite, souvent sans en référer à quiconque afin de ne pas perdre de temps dans d'interminables explications ou tergiversations qui étaient risques de laisser passer le moment opportun pour l'action.

Bref, un diplomate chevronné accompagné d'un homme d'action faisaient route vers Paris, et ce voyage allait durer trois bonnes journées. Sillery avait donc le temps d'informer le chevalier sur les usages de la cour, les partis en présence et les dangers qu'ils auraient certainement bientôt à affronter.

— Dites-moi, Nicolas, lorsque vous êtes venu nous rendre visite hier, vous saviez ce que vous alliez trouver, n'est-ce pas.
— Je dirais que je le pressentais…
— Racontez-moi donc cela.
— L'enlèvement de votre père a fait grand bruit, et la comtesse de Merville a promis une forte récompense à celui qui lui rendrait son mari et lui livrerait vivant le cavalier noir.
— Ah… Savez-vous à quel point cette femme est un monstre ?
— Cette conclusion s'impose, en effet… à condition d'être loin d'elle et de pouvoir garder les idées claires. Cette femme est effectivement redoutable.
— Je serais heureux de suivre le cheminement de vos pensées.
— Eh bien, comme vous le savez, le cavalier noir était une de mes vieilles connaissances, dit Sillery en souriant, et je savais qu'il était impossible à votre père de se dédoubler ainsi. Or, le mode opératoire était en tous points semblable à celui qu'il employait : aucune pitié pour les imbéciles, et des scrupules à attenter à la vie des femmes. Vous connaissez l'adage « Bon sang ne saurait mentir » ; j'en ai donc conclu que c'était vous qui aviez revêtu les habits du vengeur.
— Et donc vous saviez que mon père était chez moi.
— Comme je vous l'ai dit, je le pressentais, fortement.
— Comme vous pressentiez que je vous accompagnerais, n'est-ce pas…
— Vous noterez que je n'ai pas formulé cette requête, Pharamond.
— C'est sans doute votre art de la diplomatie qu'il va me falloir apprendre.
— Gardez-vous en chevalier. Il est important que nous soyons les deux faces opposées d'une même pièce pour affronter les événements qui vont arriver. Nous rencontrerons le roi très bientôt ; il est entouré de serpents qui tous se targuent d'être de bons conseillers. Chacun y va de ses arguments plus ou moins insidieux, et Louis n'a que seize ans. Il y a fort à parier que le doute le ronge sans cesse… Par contre, votre bonhomie, votre faconde, votre franchise, votre manière directe de parler aux hommes pourraient alors agir sur lui comme un coup de fouet et se révéler grandement utiles.
— Et Concini ?
— Ce fat se prend pour le duc de Guise… Il en a la même arrogance ; il périra comme lui.
— Vous voulez dire assassiné ?
— Vous avez lu la lettre de Luynes, comme moi : cela n'est pas évoqué. Mais pour que le roi devienne roi, il faut que Concini disparaisse.
— Il suffit de le faire arrêter.
— Ah, Pharamond… Il faut parfois se débarrasser définitivement d'un ennemi, sans se préoccuper d'autre chose que du bien commun. Ainsi, vous par exemple, en laissant la vie à cette sorcière de Merville – pour des raisons nobles, je le sais – vous n'avez sans doute pas pris conscience de la portée de votre clémence. Sans doute misiez-vous sur une forme de repentance… Mais ce genre d'être, entièrement voué au mal, ne vit que pour la vengeance. Et qui sait les nuisances nouvelles dont elle sera capable désormais ? On raconte qu'elle est en route, elle aussi, pour Paris. Il s'agira d'être prudents… Si vous aviez été impitoyable, nous aurions un danger de moins à nous préoccuper. Et il s'agit du roi, cette fois ; c'est à dire du pays entier.
— Hum…
— Pour Concini, le même problème se pose. S'il reste en vie, même au plus profond d'une geôle, il restera un recours pour les partisans de la reine mère. Or, les liens du sang ne permettent pas au jeune roi de porter atteinte à sa vie. Elle restera un danger, jusqu'à sa mort. Concini vivant, ce danger n'en sera que plus grand.
— Mais pensez-vous que Louis ira jusqu'à commander son exécution ?
— Il nous faudra le convaincre, ou agir sans son approbation ; mais sans son interdiction… Et dans le cas où rien ne serait possible…
— Oui ?
— … il sera temps de sortir le cavalier noir, comme aux échecs.

Le 15 avril 1617, donc, nos deux héros arrivèrent aux portes de Paris. Hortense de Merville était arrivée deux jours plus tôt. Luynes ne cessait de recevoir et de consulter. Les événements allaient bientôt se précipiter, et personne ne pouvait en deviner l'ultime dénouement.