Le diable a parfois de si beaux yeux…

Écrits apocryphes à la légende du cavalier noir

Certains lecteurs m'ont écrit – quelques-uns par angoisse, d'autres par pure curiosité – afin de connaître la manière dont s'était déroulée la soirée que j'évoquais à la fin de mon dernier récit, Le cavalier noir. Cette histoire racontait le pourquoi de la disparition de la famille de Merville au XVIIe siècle, et la manière dont elle fut anéantie par la simple volonté de la dernière descendante de la comtesse Elizabeth Báthory.

J'y expliquais en outre, dans l'épilogue, la façon dont les documents nécessaires à la rédaction de cette effroyable aventure m'étaient parvenus sur ma boîte mail, envoyés par une mystérieuse femme se faisant appeler Hortense Báthory, comtesse de Merville, dont la beauté était indéniable, si j'en croyais les photos qu'elle avait jointes à ses envois. Elle me donnait rendez-vous rue des Saints-Pères, en plein cœur de Paris, le 22 juin dernier, et j'avais conclu en expliquant que ne croyant pas au Diable, mais plutôt à une supercherie ou une de ces impostures trop courantes – hélas – dans le petit monde des chercheurs en histoires et légendes de toutes sortes, je m'y rendrais afin de percer les mystères de cette troublante personne.

Je n'ai pas l'habitude de raconter ma vie, dont je dois confesser que, comparée à celles des fantômes de l'Histoire, l'intérêt est d'une sinistre banalité. Mais banale, cette soirée ne le fut pas ; et somme toute, il est probable que – outre le fait que j'y ai survécu – elle pourra intéresser quelques lecteurs curieux (comme je l'étais) d'aller jusqu'au bout de cette étrange légende…


Ce soir-là donc, je descendis à la station de métro « Saint-Germain-des-Prés », puis je remontai la rue, passant devant les célèbres « Deux-Magots » pour arriver quelques mètres plus loin dans la rue de mon rendez-vous. Je trouvai le numéro sans difficulté et sonnai à l'interphone. Une voix masculine qui devait être celle d'un gardien ou d'un domestique me répondit. Je me nommai et l'on m'ouvrit la porte.

Je traversai une petite cour donnant sur un superbe jardin fleuri de roses et de lilas blancs. Pour la plupart des banlieusards et des touristes, Paris n'est plus qu'une ville de lumières au béton omniprésent et à la modernité tapageuse et vulgaire. Mais les initiés et les vrais amoureux de cette ville savent qu'elle recèle encore, au sein des hôtels particuliers, hélas (ou peut-être heureusement, qui sait) bien des trésors inaccessibles à la plupart des gens.

Un peu partout dans ce jardin étaient disposées d'étranges statues de pierre représentant des gargouilles, des dragons, et toutes sortes de créatures merveilleuses et fantastiques. Ce mélange de fleurs magnifiques et d'œuvres plus ou moins gothiques créait une atmosphère à la fois envoûtante et inquiétante. L'ancienneté de cette décoration et son parfait entretien me firent cependant penser qu'il ne s'agissait nullement d'une mise en scène destinée à m'impressionner, mais d'un mode de vie, d'un « art de vivre » voulu et assumé par les propriétaires des lieux.

Au bout de l'allée, j'aperçus un majordome tout habillé de blanc. Je m'approchai de lui et me présentai à nouveau. Il me fit signe de le suivre et m'introduisit dans un vestibule aux murs entièrement blancs qui lui aurait donné une apparence monacale, sans les gargouilles et autres statues de diablotins qui décoraient la pièce. J'entendis bientôt des bruits de talons résonnant sur le marbre du sol, et une femme infiniment belle, plus belle encore que sur les photos, apparut. Blonde, les cheveux descendant jusqu'aux épaules, des yeux bleus absolument limpides qu'un discret maquillage mettait magnifiquement en valeur, une peau très blanche, et un corps plutôt gracile mais aux formes parfaites que l'on devinait d'une vigueur assez inhabituelle chez ce genre de créature. Elle me tendit une main fine et délicate à baiser, ce que je fis maladroitement il faut dire, peu rompu à ce genre d'exercice que d'aucuns trouveront snob ou désuet, mais qui conserve dans de telles circonstances un charme délicieux.

— Hortense Báthory, comtesse de Merville, se présenta-t-elle.
— Pierre Siorac, écrivain, historien à ses heures, et déjà votre serviteur.
— Je n'en doute pas, Monsieur Siorac. Allons, suivez-moi dans la salle à manger.

Il va sans dire que le repas fut à la hauteur de la magie des lieux et de la splendeur de mon hôtesse. Mais je passe volontiers ces détails au lecteur, qui bien entendu s'intéresse plus au contenu de la conversation qui suivit qu'au festival de saveurs culinaires dont mon palais fut l'heureux bénéficiaire.

— J'ai beaucoup aimé, Monsieur Siorac, la manière dont vous avez raconté mon histoire.
— Ainsi, malgré les quatre cents ans qui nous séparent de ces événements, vous affirmez être la femme diabolique qui mit fin aux jours de la famille de Merville…
— Oui. Et je sais que vous ne me croyez pas.
— Vous m'avouerez que cela semble pour le moins assez incroyable !
— Non, Monsieur Siorac ; ce n'est pas incroyable : c'est affligeant, hélas. Si vous aviez affirmé à Louis XIII qu'un jour nous enverrions des satellites autour de la Terre, il ne vous aurait pas cru.
— Allons, Madame, vous ne pouvez comparer les évolutions de la science à travers les siècles et les rituels de magie noire qui font rire aujourd'hui même les enfants.
— La magie est une science comme une autre, Monsieur Siorac. À la différence qu'elle confère une puissance illimitée à ceux qui la possèdent. Il vaut mieux alors en effet que les âmes simples ne la prennent pas trop au sérieux. Mais je suis surprise qu'un homme tel que vous…
— Je ne crois ni à Dieu, ni à Diable, ni à la magie, à la sorcellerie et toutes ces billevesées ; mais qui sait… Faites apparaître un chat noir, ici, sur la table, et peut-être étudierai-je la question à nouveau.

— Vous voilà donc comme le roi Hérode demandant au Christ de se fendre d'un « petit miracle ».
— Sauf que vous n'êtes pas le Christ, Madame. Comme je ne suis pas Hérode.

Nous arrivions à la fin du repas. Elle se leva et planta son regard fascinant dans le mien.

— Eh bien, Monsieur Siorac, permettez-moi d'user d'autres arguments afin de vous convaincre. Veuillez me suivre, s'il vous plaît.

Je dois bien avouer que le magnétisme de ses yeux m'avait troublé un court instant. Mais des années de théâtre ainsi qu'une pratique assidue de la méditation chán me permirent de ne rien laisser paraître et de garder le contrôle de moi-même.

— Je vais commencer par vous faire visiter ma demeure, et vous pourrez constater que les détails que je vous ai fournis sont bel et bien réels.

Nous entrâmes dans la chambre.

— Voici la pièce où s'est déroulé le dernier acte de votre histoire. Elle est bien telle que décrite, n'est-ce pas ?
— Certes ; vous m'aviez envoyé des photos de bonne qualité.
— Voici l'endroit exact où était enchaîné Pharamond de Merville. L'endroit où il finit par succomber à la tentation. Les chaînes sont encore scellées au mur.
— Hum… Depuis quatre cents ans, je présume que la décoration a été refaite plusieurs fois.
— La pièce a été restaurée, évidemment, mais tout est d'époque.
— Je doute, hélas, que nous puissions effectuer les prélèvements d'ADN nécessaires.

Elle ouvrit alors une armoire et en sortit un coffret de bois assez gros, fermé par un cadenas. Elle l'ouvrit et en extirpa… une tête de nain, parfaitement conservée, dont l'expression qui avait figé les traits dans ses derniers instants était bel et bien une expression de terreur. Malgré ma répulsion, je conservai mon calme et continuai d'une voix égale et ferme :

— Ventre-à-terre, je présume…
— Oui : le nain Ventre-à-terre qui a sottement accompagné Rose de Merville afin de délivrer son maître.

— Hélas, Madame, la tête est trop bien conservée pour dater de quatre cents ans.
— Prenez donc quelques cheveux de cette pauvre créature ; ils ne lui manqueront pas, et faites-les expertiser.
— Pourquoi pas, après tout…
— Suivez-moi.

Nous descendîmes alors au sous-sol de l'hôtel particulier. Nous débouchâmes dans une splendide cave à vin totalement impropre à inspirer la terreur, si ce n'est aux buveurs d'eau et aux intégristes de la sécurité routière. La « comtesse » tourna une des bouteilles, et une porte secrète s'ouvrit, donnant sur un nouvel escalier que nous descendîmes également.

— Les cachots et les oubliettes, Monsieur Siorac.
— Fascinant, je l'admets. Mais cela ne prouve toujours rien.
— Regardez donc au fond de celle-ci…

Je regardai et vis avec effroi les os disloqués d'un squelette. L'existence de ce genre d'endroit est aujourd'hui connue de tous et inspire rarement la peur dans la mesure où nous avons coutume de penser qu'il s'agit de pratiques révolues depuis des siècles. Mais être face à la réalité, contempler les restes d'une des victimes de ces temps impitoyables, cela est différent.

— Hum… Et que dois-je en penser ?
— Il s'agit des restes de Rose de Merville, Monsieur Siorac.
— Invérifiable, bien évidemment… comme toute votre histoire, Madame.
— Et pourtant, si vous saviez le plaisir que cette sotte m'a procuré… Je venais la voir presque tous les jours pour entendre ses supplications. Elle avait faim, et soif. Et je l'ai forcée à s'avilir de la pire façon bien des fois, en échange d'un peu d'eau croupie ou de quelques restes de repas à l'origine destinés aux chiens. Je lui ai même promis de la libérer à condition qu'elle s'adonne à certaines pratiques solitaires devant mes yeux.
— C'est tout à fait monstrueux !
— N'est-ce pas…
— Mais pour tout vous dire, Madame, je pense que tout cela n'est qu'un fantasme de votre part.
— Je comprends. Alors, regardez au fond de cette oubliette, Monsieur Siorac. Regardez bien. Nous sommes en 1617 ; cela fait déjà deux mois que je tourmente cette traînée qui est ma prisonnière. Regardez… Regardez mieux… Oui, comme cela.

Une indicible terreur s'empara alors de tout mon être : la pauvre Rose se tenait devant nous, recroquevillée au fond de sa prison, pleurant à fendre l'âme.

— Regardez-la bien, Monsieur Siorac, et osez donc me dire que tout cela n'est pas vrai.

Puis elle lança à l'adresse de la pauvre créature désespérée :

— Lève les yeux, putain ! Regarde-nous !

Et je vis Rose de Merville lever son regard vers nous, son joli visage creusé par les larmes qui ne cessaient de couler. Je détournai alors la tête, incapable de supporter cette vision terrifiante, lorsque je l'entendis dire à mon adresse :

— Pharamond, je t'en supplie… Aide-moi… Je t'en conjure…

Puis la forme s'estompa lentement, et je me retrouvai alors face au regard maléfique et triomphant d'Hortense Báthory de Merville. Le doute n'était plus possible.

— Alors, Monsieur Siorac… Convaincu cette fois ?
— Oui Madame, répondis-je d'une voix glacée qui ne semblait plus être la mienne. Mais… pourquoi donc la pauvre enfant m'a-t-elle appelé Pharamond ?
— Parce que vous lui ressemblez trait pour trait, Monsieur Siorac. Et c'est pour cela que je vous ai envoyé les mails qui racontent cette histoire. Une manière subtile et agréable de me rappeler ce passé.
— Hum… Dites-moi, Madame… Qu'est donc devenu Pharamond de Merville ?
— Comme vous l'avez écrit, il m'a servie. Il est redevenu le cavalier noir et m'a abondamment fournie en jeunes femmes dont j'avais besoin pour assouvir certains de mes caprices.
— Et ensuite ?
— Ah, il a vieilli. Devenu une charge, je m'en suis débarrassée.

D'un geste brusque, je poussai alors cette abominable femme qui tomba à son tour dans l'oubliette où Rose avait péri. Elle tomba au fond, sans se faire mal apparemment, mais elle me regarda ensuite avec un regard dans lequel je pus lire avec satisfaction une incompréhension totale.

— Mais… qu'est-ce qu'il vous prend, Monsieur Siorac ?
— Il me prend, Madame, que dans votre sentiment de toute-puissance vous n'aviez pas toutes les cartes en main. Vous êtes bien celle que vous prétendez être, je l'admets. Mais vous vous êtes lourdement trompée à mon sujet, et j'accomplis donc, quatre cents ans après, la justice à laquelle vous avez échappée !
— Mais enfin… expliquez-vous…
— Oui Madame : je suis le dernier descendant de Pharamond de Merville.
— Ah-ah-ah… C'est totalement impossible. J'ai bien pris garde à ce que personne n'en réchappe ; et surtout, je ne lui ai pas laissé le temps de faire des enfants.
— Non Madame ; vous avez raison. Rose, par votre faute, ne porta jamais l'enfant de mon aïeul. Mais votre mépris des « petites gens » vous a fait oublier la douce Lorène qui eut un fils de lui, trois ans avant son mariage avec Rose. Un fils qui fut élevé en Bretagne, chez ses grands-parents afin de ne pas nuire aux épousailles de Pharamond.
— C'est impossible…
— C'est affligeant, Madame, comme vous aimez à le dire lorsqu'une chose paraît incroyable. La vérité, c'est que j'ai cherché durant des années à comprendre les raisons de la disparition de la famille de Merville. Et vous me les avez apportées ; soyez-en remerciée. Et du fond de cette oubliette où vous terminerez votre démoniaque existence, prenez le temps de méditer. Et de prier Dieu puisque, à l'évidence, le Diable existe.
— Monsieur de Siorac, je vous en prie…
— Non, Madame ! Je vous l'ai dit : désormais, c'est quelqu'un d'autre qu'il vous faudra prier. Adieu !

Je remontai quatre à quatre les escaliers qui menaient au rez-de-chaussée de la demeure et sortis rapidement dans la rue. Il était trois heures du matin, et je dus prendre un taxi afin de rentrer chez moi. Je me jetai sur le lit tout habillé, et eus bien du mal à trouver le sommeil.
Des rêves étranges ne cessèrent de me hanter. Sans cesse, le regard bleu et magnétique de la comtesse me revenait en mémoire. Et sa voix résonnait : « Siorac… tu es à moi. Ne résiste pas. Tu en as envie… Réponds donc à tes instincts… Soumets-toi à ma volonté. »

Je passai ainsi toute la journée d'hier à me débattre contre ces souvenirs. Je ne mangeai pas. Je transpirais abondamment, en proie à la peur et au désarroi. Et puis ces sentiments se calmèrent enfin, et il me parut urgent de raconter tout cela et de le poster au plus vite afin que chacun puisse connaître la vérité.


Il est trois heures du matin. Je viens de me réveiller. Je m'étais endormi sur mon canapé lorsque j'ai senti comme une présence maléfique entrer dans mon appartement. Je vois sous la porte de ma chambre que la lumière est allumée. Je sais pourtant qu'elle était éteinte tout à l'heure… Elle est là. Comment a-t-elle fait ? Je l'ignore… Je sais cependant que cette fois, je vais avoir bien du mal à résister. Je sais au fond de moi que je n'en ai pas envie. Je suis perdu, et bizarrement ce sentiment ne m'effraie pas.
Je vais donc dans un instant pénétrer dans ma chambre et rejoindre mes aïeux dans la volupté que représente le fait de vivre aux pieds d'une si belle et si étrange femme.

Que nul ne cherche à me sauver, ni même à me venger.
Préservez-vous de cette femme tant que vous pourrez !
Mais le Diable a parfois de si beaux yeux…