Les jours interminables

Deux semaines, quatorze interminables journées et autant de nuits sombres se sont écoulées. Sacha continue de s'agripper à la grille de la fenêtre chaque fois qu'elle est seule, et l'inconnu est revenu presque chaque matin. Il lui parle, sans attendre de réponse, sans savoir vraiment si elle l'écoute, si elle l'entend. Mais elle est presque bien quand il apparaît et que d'un mouvement de la main il lui montre qu'il la voit. Elle ne sort plus de sa cellule, préférant le rêve de l'attente de celui-là, la chimère de sa venue, plutôt que les promenades et les filles qui piaillent sans arrêt dans la cour.

Mais ce matin, alors qu'elle est à la fenêtre, la surveillante est venue la chercher. Dans le couloir, elle l'a fait se mettre bien droite contre le mur et de ses deux mains elle l'a palpée sur tout le corps. Finalement, cette intrusion sur son physique ne l'a pas plus embêtée que cela. L'autre l'a fait plus par habitude que pour la toucher vraiment, mais elle a quand même senti ces doigts qui s'assuraient que sous les bonnets du soutien-gorge il n'y avait rien d'autre que les seins. Puis quand les paumes étaient remontées sur le tissu de la robe, longeant chaque jambe, frôlant chaque cuisse, effleurant le pubis autant que le derrière, Sacha a frissonné.

Ensuite la femme, semblant satisfaite, l'a conduite dans un local où un homme l'attendait, un dossier devant lui. Il lui avait tendu la main. La jeune femme venait de se dire que depuis cette triste soirée où les policiers l'avaient trouvée près de David, personne ne lui avait plus jamais tendu la main, serré la sienne, et que cela faisait un bien fou, ce simple geste de politesse.

— Bonjour ; je suis votre avocat, Maître Pierrick. Gilbert de mon prénom. Vous êtes bien Sacha, et cette lettre, c'est bien vous qui me l'avez envoyée ?
— Oui. Oui, Maître, c'est mon courrier.
— Bien. Alors j'ai pris connaissance de votre dossier, mais j'aimerais que vous me racontiez votre version des faits.
— Ça va prendre du temps ; enfin, c'est ce qui manque le moins ici, le temps. Et il est perdu pour tous entre ces murs…
— Je veux tout savoir de ce qui vous est arrivé : même le plus petit détail peut avoir de l'importance.
— Je vais essayer de vous dire tout ce dont je me souviens.
— Bien. Allons-y alors, mettons-nous au travail sans tarder.

Les mots… Sacha cherche les mots. Elle revient sur cette soirée-là, sur le film des événements qui l'ont conduite dans cette antichambre de la mort. L'avocat prend une foule de notes, revient sur des phrases, se fait préciser quelques détails. Il écoute. Pour la jeune femme, c'est presque du bonheur que d'être entendue, que d'être écoutée ! Elle reprend le fil de la soirée, narre dans les moindres détails à son visiteur ce qu'elle sait.

— Bien, je vais aller voir votre magistrat instructeur pour qu'il me communique les pièces de votre dossier. Ils ont bien pris des échantillons sur vos mains, vos bras ? Et ce sont eux qui vous ont confirmé qu'aucune trace de poudre ne s'y trouvait ? Ça semble donc accréditer votre version des faits.
— Vous pensez qu'ils vont me garder longtemps ici ?
— Je ne peux pas vous le dire ; le juge prend son temps pour instruire les affaires, et ils sont tous débordés.
— Peut-être, mais moi je suis enfermée, et pourquoi ? Pour rien, je n'ai pas fait de mal. Pourquoi ne cherchent-ils pas le ou les vrais coupables ? C'est bien plus simple de garder en taule une femme ! Je vais craquer un jour, moi ! Vous ne savez pas ce que c'est…
— Je me doute bien que ce n'est pas agréable, mais… il vous faut savoir être patiente ; je vous promets de faire le maximum.
— Et si ça ne marche pas ?
— Il n'y a aucune raison pour qu'une innocente ne sorte pas d'ici ; vous êtes innocente, n'est-ce pas ? Les policiers sont parfois longs, mais ils font du bon travail dans notre pays. Je vous prie de m'excuser, j'ai beaucoup d'ouvrage. Je vais aller immédiatement voir votre juge et j'aurai sûrement des réponses dans un jour ou deux.

Sacha ne dit plus un mot. Elle pleure alors que l'homme quitte le bureau en compagnie d'un gardien venu tout spécialement pour le guider vers la sortie. La sortie… un rêve pour la jeune femme qui sanglote doucement. Une surveillante arrive pour l'emmener le long d'un corridor sans âme, fait de béton aussi froid qu'un jour d'hiver. Elle est dirigée vers une cabine exiguë et elle a droit encore une fois à une fouille.

— Vous voulez bien vous dévêtir, s'il vous plaît ?

La femme qui est devant elle, des gants de latex aux mains, examine toutes les pièces de ses vêtements, minutieusement. Comme si son soutien-gorge ou sa culotte pouvaient cacher un pistolet ou une mitraillette… Mais le pire reste à venir.

— Baissez-vous, s'il vous plaît. Voilà, toussez maintenant. Parfait ! Tournez-vous. C'est bon, vous pouvez vous rhabiller.

Quelle honte que de se désaper devant une femme, même si celle-ci ne fait que son boulot ! Un travail écœurant, qui donne la rage à Sacha. De plus, il va falloir laver tout ce linge souillé par le talc. Pourquoi toutes ces humiliations ? Où a-t-elle bien pu pécher pour mériter cela ? Le retour en silence vers sa cellule et la porte qui s'ouvre sur un autre lieu tout aussi sordide, mais plus apaisant. Dans cet endroit, Marie-Thérèse est là !

— Alors, ça y est, tu as vu ton baveux ? Qu'est-ce qu'il t'a dit ? Raconte-moi ! Dis-moi !
— Mon baveux… ?
— Ton avocat, ton conseil. Ton baveux, quoi !
— Pierrick ; je crois que c'est le nom qu'il m'a donné. Il va aller voir le juge.
— S'il te l'a dit, il va le faire : c'est un teigneux, celui-là. Et un bon aussi ! Mais tu vas en avoir besoin, crois-moi. Quand on est ici, c'est cuit pour se défendre toute seule. Mais lui, tu peux lui faire confiance.
— Confiance ? Tu parles, j'avais confiance avant, je croyais aux flics, à la justice, et tu vois où ça m'a menée ? Qu'est-ce qu'il nous reste dans ce trou ?
— Calme-toi, ma toute belle, ce n'est pas la peine de te mettre dans des états pareils et ça n'avance pas. Hé ! J'oubliais : un type de là-haut t'a appelée un bon moment depuis la fenêtre. Tu as eu vite fait de te faire un ami ici, toi. Tu es une rapide, dis donc !
— Ah… C'est celui qui fredonne l'air préféré de mon mari. Je ne le connais pas ; il me parle, mais je ne sais pas ce qu'il dit.
— Fredonne ? Tu te rends compte que pour que tu l'entendes, il doit hurler. Fais bien attention à ne pas te faire pincer à crier aux lucarnes ; ils ne te feraient pas de cadeau.
— Alors on a droit à rien, ici ? Juste le droit de pleurer ? Il nous reste quoi ?
— Pour nous, les condamnées, des remises de peine qui permettent de sortir plus vite de la taule. Pour toi, ma belle, l'espoir ; et ça, c'est important. Tant que tu y crois, il ne peut rien t'arriver.

Les deux femmes se sont allongées sur le lit. C'est vrai que bouger dans neuf mètres carrés n'est pas très simple, et les bruits qui résonnent un peu partout donnent la chair de poule, de jour comme de nuit. Sacha s'est remise à sangloter ; Marie-Thérèse est assise maintenant auprès d'elle.

— Allons, ma belle, je suis sûre que tu vas t'en sortir. Si tu n'as rien fait, il n'y a aucune raison pour que la vérité ne soit pas rétablie.

es paroles, loin de calmer la jeune femme, la secouent encore plus par de longs frissons. La main de sa compagne de cellule s'est gentiment posée sur sa joue et lisse la peau presque tendrement. Puis l'autre main caresse les cheveux de Sacha. La respiration de celle-ci revient à la normale, mais les mains, elles, continuent leurs douceurs. Elles sont sur le cou de la jeune femme, massant délicatement, sans à-coups. Elles descendent sur les épaules, comme mues par une vie propre, puis elles s'insinuent entre la peau et le chemisier alors que les deux femmes se bercent l'une contre l'autre.

Les attouchements d'une mère pour sa fille persistent alors que les doigts rampent sur la peau du dos. Sacha se laisse faire. Étrangement, elle y trouve un plaisir sourd. Lentement, une des mains de Marie-Thérèse revient sur le haut des épaules pour glisser tout tranquillement vers le soutien-gorge, et le fermoir se trouve défait sans aucune réaction de la part de celle qui le porte. Maintenant c'est sur le cou que les doigts glissent. Ils dérivent lentement vers la naissance de la poitrine qui n'est plus soutenue et ils écartent d'autorité les deux bonnets devenus inutiles.

Elle sursaute seulement lorsque deux petites pinces serrent un téton, mais elle ne réagit que pour mieux s'approcher de la femme qui maintenant a entrepris de dégager le haut du corps de sa gangue de tissu. L'autre ouvre un à un les boutons qui cachent le buste, et lorsque Sacha se trouve partiellement nue, d'un geste sans brusquerie sa compagne lui retire sa brassière. Deux seins sont à la vue de Marie-Thérèse. Elle les ignore un long moment, se contentant de masser la longue plage qui va de la ceinture à ces deux pommes d'amour. Sans s'en rendre compte, l'autre l'a allongée sur le lit, et à genoux à ses côtés elle fait aller et venir ses paumes largement ouvertes sur ce satin délicat.

Sacha a fermé les yeux, laissant la femme user de son ventre comme bon lui semble. Pour le moment, rien de bien méchant ; juste de la douceur et de la délicatesse. Ces caresses lui retirent toutes ses peurs, elles l'apaisent. Des images défilent sous les paupières closes, et ce sont d'autres menottes, bien plus connues, qui jouent là sur ce nombril découvert. Elle sent juste que le bouton de la ceinture de sa jupe est ouvert, mais elle persiste à vouloir croire que c'est lui qui est là, qui la touche. Lorsque la jupe longe ses longues gambettes, elle ne résiste toujours pas, goûtant seulement à ces frissons d'interdit qui la gagnent.

La bouche vient de remplacer sur le téton les phalanges qui le pinçaient. Les petites dents mordillent sans faire vraiment mal, et la poitrine de Sacha se soulève, son dos s'arc-boute sous la morsure. C'est à cet instant-là que les doigts s'emparent de la culotte et la font glisser vers les talons. La jeune femme halète sous cette arrivée bizarre. C'est un peu comme si elle n'était plus elle. Ce qui se passe, ce qui arrive à son corps lui est parfaitement étranger. Marie-Thérèse est une experte en caresses. Sa langue suit le chemin emprunté par les phalanges et vient visiter le nombril. C'est tout entière que Sacha est secouée par des mouvements qu'elle ne contrôle plus.

Puis, la pointe en avant, la limace baveuse continue son pèlerinage grivois. Elle s'enfonce lentement entre deux belles cuisses largement ouvertes, vers la vulve offerte. Toujours aussi doucettement, les mains écartent les lèvres qui masquent l'entrée de ce paradis intime. Ensuite la langue monte, descend, va, vient, repart, glissant vers le bas pour mieux revenir à la commissure supérieure des lippes qui transmettent des ondes électriques à tout le corps ainsi effleuré. Il ne faut pas plus de quelques secondes, alors qu'un doigt s'infiltre dans l'antre chaud, pour que Sacha explose.

Elle se crispe, s'accroche au corps de la femme qui la fait jouir. Elle enfouit sa tête dans le creux de l'épaule de Marie-Thérèse, cachant de cette manière la honte de s'être ainsi laissé aller. Le remords est aussi puissant que l'orgasme qui vient de la tétaniser. Alors que sa compagne la serre de toutes ses forces contre elle, il lui semble que David, dans un coin du plafond, lui fait un clin d'œil.

— Voilà ! Tu vois ? Pour te détendre, rien de meilleur qu'un bon orgasme. Moi, je me masturbe quand je suis trop stressée. Rassure-toi, je ne vais pas te violer chaque soir, mais là, à mon avis, tu en avais besoin, juste pour voir la vie sous un nouveau jour. Je suis sûre que maintenant tu vas mieux.
— Nous… nous n'aurions pas dû… Enfin, je crois que c'est mal.
— Mon Dieu, tu as encore la notion du bien et du mal ? Mais c'est nous qui personnalisons tous les maux de la Terre, et la société sait bien nous le rappeler. Tu crois quoi ? C'est bien d'être palpée, fouillée par une matonne ? C'est mal de tenter de vivre dans les conditions dans lesquelles nous sommes ? Regarde-moi ! Trois ans de placard et je n'ai plus aucune illusion. Tu veux devenir comme moi ? Avoir des cheveux blancs avant l'heure ? Alors vas-y, continue comme tu le fais, tu es bien partie.
— Non, j'ai juste le sentiment d'avoir trompé mon mari. Et c'est cela qui me fait peur.
— Il ne t'a pas bernée, lui ? Qu'est-ce qu'il lui a pris de t'embarquer chez des dealers comme il l'a fait ? Tu crois que c'était ta place ? Il ne t'a pas trompée en ne te parlant pas de ses magouilles, lui ? Tu imagines dans quelle merde il t'a mise ? Réfléchis donc un instant et pose-toi les bonnes questions.

Sacha n'a plus le cœur à pleurer. Elle regarde, maintient celle qui lui fait face, qui lui crache des vérités en pleine figure. Quel exorcisme soudain que les paroles de cette femme ! Et son corps encore tout chaud des câlins qui viennent de prendre fin… Elle jure intérieurement de se battre.

— Tu as raison ; oui, je n'avais pas vu cela sous cet angle. David devait bien savoir quelque chose qui m'a projetée dans cet enfer.


Les serrures qui grincent, les mouvements répétés de l'œilleton qui s'ouvre la nuit, tout cela continue de perturber le quotidien de Sacha. Mais sa peur viscérale s'est transformée en haine, en hargne. Elle inonde de lettres les magistrats du tribunal, le Procureur de la République et même son avocat. Les deux demandes de mise en liberté que son avocat a formulées, depuis son cabinet, ont été rejetées. Mais un matin, à sa grande surprise, elle est emmenée au parloir.

— Bonjour, vous avez une visite. Préparez-vous, je viens vous chercher dans une minute.

La surveillante qui a dit cela fait partie des « gentilles » ; ça veut juste dire qu'elle ne fait que ce qu'elle doit faire, sans animosité particulière. La fouille par palpation n'est plus un calvaire à subir pour Sacha, c'est simplement devenu une formalité. Dans le petit bureau dédié aux avocats ou aux policiers, celui qui l'attend est pour elle un parfait inconnu. Il ne doit pas être plus âgé qu'elle. Il lui tend la main, lui demande de s'asseoir et sort de sa sacoche une liasse de papiers.

— Bonjour. C'est votre juge qui m'envoie pour vous poser quelques questions. Il voudrait éclaircir un ou deux points avec vous.
— Et il ne peut pas me recevoir dans un bureau comme tout le monde ? Je suis donc pestiférée à ce point ?
— Merci de vous calmer, s'il vous plaît ! Je ne fais que le travail qui m'est confié.
— D'accord. Allez-y, je vous écoute.
— Je vais d'abord vous montrer une ou deux petites choses, quelques documents et ensuite nous en parlons ; voulez-vous ?
— Comme vous voulez.
— Si je vous montre ceci, qu'avez-vous à m'en dire ?
— Ben, je vois bien que c'est la photo de mon mari. Une photo que je n'ai jamais vue. Et pourquoi est-il habillé en policier ?
— Vous n'étiez pas au courant que David était un flic ? Qu'il était infiltré dans le milieu de la drogue et qu'il nous fournissait des informations de première importance ?
— N'importe quoi ! C'est cela que vous aviez à me montrer ? C'est n'importe quoi !
— Non, je vous assure : il faisait bien partie de la « grande maison ». Bon, le premier point était celui-là. Maintenant, vous avez déclaré l'avoir accompagné ce soir-là et que cinq individus vous ont reçus dans la suite de l'hôtel où on vous a retrouvée près du corps de votre mari.
— Je persiste à le dire, oui. Je n'en ai vu que deux d'assez près pour les reconnaître, mais apparemment, personne ne s'en est jusque-là soucié.
— Tstt ! J'ai là quelques photos. Sauriez-vous me dire si vous en connaissez un là-dedans ? Regardez-les attentivement et dites-moi.

Sacha prend le classeur avec les mains tremblantes, et des têtes défilent devant ses yeux. L'une après l'autre, elle tourne les pages, ne repérant aucune figure des hommes qu'elle a vus ce soir-là. C'est seulement arrivée à la dernière planche de visages qu'enfin elle reconnaît celui de l'homme qui est resté avec elle, pendant que dans la pièce à côté… Les cris lui reviennent, puis ce bruit qu'elle n'avait pas de suite identifié. Elle est certaine désormais que c'était un coup de feu. Elle lève les yeux vers l'homme face à elle.

Le policier a des yeux bleus ; il est peigné d'une manière impeccable. Sa chemise ouverte laisse entrevoir quelques poils sur son torse large. Il a un regard franc et ne semble pas hostile. D'un doigt qui tremble, elle lui désigne la photo.

— Ce… celui-là, c'est avec lui que je suis restée dans la cuisine à côté et c'est lui qui doit m'avoir frappée quand l'autre est venu le voir, lui parler dans le creux de l'oreille. J'en suis sûre, c'est bien ce gars-là.
— Bien, je note que vous reconnaissez la photo.
— Vous… vous avancez dans l'enquête ? Je peux avoir l'espoir de sortir d'ici un jour ?
— Ma foi, ça va sans doute dépendre de ce que va nous raconter ce gus. Je vais l'entendre, bien sûr, et je saurai qui dit vrai.
— Oh, merci ! Je n'arrive pas à y croire… Mon Dieu, que c'est bon de se savoir enfin écoutée ! Enfin quelqu'un qui ne pense pas que je mens forcément. Et vous dites que David était un flic ? Mais pourquoi ne me l'a-t-il jamais dit ?
— Pour vous protéger, sans doute. Mais ce soir-là, les autres voulaient qu'il vienne avec sa femme, et là, il s'est trouvé coincé. Il n'avait plus le temps d'appeler la centrale pour qu'on lui affecte une collègue faisant office d'épouse. Je pense que vous avez été piégés tous les deux. Bien, j'espère que ça ne sera plus très long pour vous, ici. J'imagine que ça ne doit pas être rose tous les jours…

Pour un peu Sacha, sauterait au cou de ce policier qui lui redonne de l'espoir. Elle le regarde et il lui sourit. C'est bon de se dire que le cauchemar va peut-être prendre fin. Même la fouille intégrale lui semble plus acceptable maintenant. Dans la cellule, elle tourne en rond, seule, puisque Marie-Thérèse n'est pas revenue de l'atelier. Accrochée aux barreaux, elle scrute le ciel qui, du coup, lui semble un peu moins sombre. La porte s'ouvre, livrant passage à sa compagne d'infortune. Lui parler de l'entretien de cet après-midi avec le policier ? Se taire ? Elle ne sait pas ce qu'il faut faire.

La femme sans âge qui est près d'elle boit son Ricoré. C'est drôle ; au fil des jours elles sont devenues plus proches, pas vraiment des amies, seulement deux femmes, deux êtres qui se serrent les coudes dans des instants difficiles. Plus jamais Marie-Thérèse n'a renouvelé ses massages, mais ce soir-là elle avait sans doute évité à Sacha de sombrer dans la dépression, ou pire encore. Il ne se passe guère de journée dans cet univers sans que l'une ou l'autre des soixante-dix-neuf détenues ne se fassent du mal. Les automutilations sont monnaie courante.

La joie qui gonfle son cœur ne peut se partager, alors la jeune femme reste muette. Elle prépare le repas pour sa compagne ; enfin, elle améliore l'ordinaire surtout. Deux œufs cuits durs et un peu de mayonnaise vont rendre le dîner un peu plus humain, un peu moins triste. Dans la tête de Sacha, les yeux du policier de cet après-midi sont toujours présents. Elle se demande bien pourquoi. Il avait l'air… si doux, gentil… amical en quelque sorte. De savoir aussi que David n'était pas un pourri lui remet du baume au cœur.

Pourtant il ne lui avait jamais dit, au grand jamais, qu'il était flic ! Ça n'aurait sans doute rien changé à ce qui s'est passé, mais au moins aurait-elle pu se dire qu'il avait confiance en elle. Étendue dans le noir après le dîner, alors que Marie-Thérèse se repose, il lui vient des images de la vie, et le visage de David prend les traits de ce policier si courtois. Elle imagine des choses, comme des murmures, des trucs un peu chauds. Ce sont de petits gémissements qui sortent Sacha de son semi-coma. Au-dessus d'elle, c'est la femme allongée qui pousse ces petits cris étouffés. Le lit grince un peu et il n'est pas possible d'ignorer ce que fait son occupante.

Mue par elle ne sait quel réflexe, Sacha se met debout sans bruit. C'est seulement quand sa main vient se porter sur celle de Marie-Thérèse que celle-ci comprend que sa compagne de cellule ne dort pas. C'est elle, maintenant, qui laisse la jeune femme la toucher. Ce soir, elle a besoin de tendresse, pour ne pas dire d'amour, et la seule personne qui peut lui en donner est là. Commence alors un ballet d'une exquise tendresse. Les mains s'entrecroisent, les lèvres s'unissent. Toutes les lèvres se frottent les unes aux autres, attisant ainsi le feu qui couve. Les jambes de la jeune se frottent à celles de la plus âgée, les entrecuisses se rencontrent dans d'impossibles arabesques. Oubliées les différences, perdues de vue les années qui les séparent, cette folie qui s'empare de l'une entraîne l'autre.

Les deux corps emmêlés se font plus doux, se fondent en caresses subtiles. Le bouquet changeant qui les réunit ne forme plus qu'un seul être de ces deux-là qui s'épousent pour un soir. Les mains vont et viennent dans le noir de la chambre, ne dérangeant que l'ordre établi d'une maison sinistre. La première à jouir, laquelle est-ce ? Le savent-elles elles-mêmes ? Quelle importance puisque la joie de se sentir aimée annihile tout esprit de compétition, tout esprit de conquête. Elles s'aiment simplement, elles s'aiment, c'est tout. Seul un léger coup, frappé contre la porte, pourrait leur dire que la gardienne vient de faire sa ronde et qu'elle n'est pas dupe.

Celle de l'autre côté de la barrière a-t-elle regardé un peu ou longtemps ces ébats hors norme qui ne sont que la délivrance, l'expulsion de leurs propres souffrances ? Elles ne se sont pas rendu compte que la surveillante les avait épiées. Cela n'aurait certainement rien changé du tout : il faut bien que le corps exulte de temps en temps, et l'enfermement n'est pas que physique. Dans les têtes, les envies sont toutes pareilles à celles que les femmes ressentent à l'extérieur. Alors comment faire pour rester sans homme, des jours, des mois, et parfois des années ?

Quand enfin, les sens apaisés, les deux amantes s'endorment, c'est pour mieux être réveillées à six heures quarante-cinq. Le bruit de la porte est effrayant, tirant d'un rêve l'une et l'autre et les obligeant à bouger pour ne pas être secouées. Les douze heures qui les séparent de la nouvelle nuit sont d'une longueur affligeante. Pour Sacha qui espère être libérée, c'est atroce cette attente qui n'en finit plus. Alors quand à la fenêtre, l'anonyme, tout en haut l'appelle, elle vient pour tuer le temps et l'ennui, répondre à ce fantôme qui lui permet de survivre.

— Alors, comment tu t'appelles ? Tu m'entends ? Si oui, fais-moi un signe de la main.

Elle fait comme un bonjour en agitant la menotte de droite à gauche.

— Tu es belle ! Enfin, d'après ce que je vois de toi. Ça fait si longtemps que je n'ai pas vu une femme… vingt-huit mois pour être exact. Tu imagines comme c'est long !

Nouveau petit signe de la main pour faire savoir à l'autre qu'elle comprend, qu'elle imagine…

— Tu voudrais me faire plaisir ? Faire un truc pour moi, juste pour moi ? Un jeu entre toi et moi juste pour me redonner un peu d'espoir. Tu es une bonne fille, et d'ici je ne fais que rêver de toi. Le peu que j'aperçois de ta frimousse me donne des… envies. Tu saisis ? Tu comprends ?
— Oui.

Mais ce « oui » n'est qu'un murmure à peine audible pour elle-même, alors le garçon si loin ne peut sûrement pas l'entendre.

— Pourquoi tu ne me réponds pas ? Allons, sois une chouette fille ! S'il te plaît…

Il crie sans doute comme le lui a dit Marie-Thérèse ; il hurle peut-être pour qu'elle perçoive le son aussi bien. Mais Sacha tremble d'attirer l'attention sur sa cellule ; elle a peur que les gardiennes rappliquent. Que se passerait-il si elle se faisait surprendre ? L'homme qui s'égosille le sait, lui. Mais elle ?

— Écoute, sois chic ; tu ne veux pas me faire plaisir ? S'il te plaît, montre-moi tes seins, juste une seconde, juste un peu. Pour que je garde une image de la belle femme que tu es. Je t'en prie, vite, vite, avant que les bleus n'arrivent ! Si je crie encore trop longtemps, ils vont me repérer.

Quelle obscure raison pousse soudain Sacha, dans un geste de folie, à remonter son pull ? Dans un premier temps, il ne crie plus. Puis c'est comme une immense clameur. Des dizaines de détenus du quartier hommes se mettent tous à hurler en chœur. Tapis dans les coins des fenêtres, des têtes partout sur la façade qui donne sur la cellule de la jeune femme. Tous braillent, réclament d'en voir plus, et elle s'enfuit, la peur au ventre. Comment n'a-t-elle pas senti venir cela ? Trop crédule, trop bête. Dans le couloir, une agitation inaccoutumée, puis le cache-œilleton qui se lève juste avant que la porte ne s'ouvre.

— C'est vous qui excitez les hommes ? Qu'avez-vous fait pour les mettre dans un état pareil ? C'est bien après vous qu'ils en ont ? Vous entendez le barouf qu'ils font ? Nous ne voulons plus vous voir aux fenêtres, compris ? La prochaine fois, c'est le conseil de discipline. En attendant, préparez votre paquetage : vous allez changer de cellule. Nous allons vous mettre de l'autre côté. Comme ça, plus de problèmes avec la détention hommes. Allez, exécution ! Nous venons vous chercher dans dix minutes.

Sacha ne sait plus quoi faire. Elle empile ses quelques effets personnels dans une de ses couvertures, tremblante à l'idée de ce qui va se passer maintenant. Le ton des deux matonnes venues la houspiller n'avait rien de très aimable. C'est vrai qu'elle s'est fait surprendre par la violence de la chose. En y réfléchissant mieux, elle se dit que ceux de là-bas n'ont plus eu de vision de ce genre depuis des mois, alors c'était malvenu de les avoir ainsi énervés. Quelle connerie d'avoir mis à nu sa poitrine ! Encore une fois, elle s'est fait avoir par un excès de confiance.


Le changement d'appartement a été très rapide. En quelques minutes elle se retrouve dans une cellule, identique en volume à celle qu'elle vient de quitter. Par contre devant elle, la blondinette de la cour de promenade n'a rien, mais alors rien du tout de semblable à Marie-Thérèse. D'abord elle est bien plus jeune, et ici, dans sa chambre, ça pue le tabac froid. Un désordre indescriptible règne dans cette cellule. Apparemment, la propreté n'est pas le fort de cette Lydie. La gardienne qui a fait le mouvement de mutation l'a aussi bien avertie : à la moindre incartade, ce sera le « mitard ». Mais bon, que peut-il lui arriver de pire que d'être dans cette sordide prison ?

— Salut, Sacha ; c'est gentil de me rendre visite. Tu connais la règle ? C'est la nouvelle venue qui fait le ménage ; alors tu vois, il y a du boulot. Tu n'as rien à me donner comme cadeau de bienvenue ?
— Comme quoi ? Je ne comprends pas.
— Tu ne vas pas faire ta Sainte Nitouche ! Ça peut marcher avec une vieille comme Marie-Machin, mais pas avec moi. Une nana qui seringue son mec, ça doit bien avoir des raisons et ça peut cacher son jeu. Je ne suis pas tombée de la dernière pluie, et ici c'est un peu moi qui commande, vois-tu ?
— Bon, si vous… tu m'expliquais ? Parce que là, j'avoue que…
— J'avoue… en taule ! Non, mais je rêve ? Avouer, c'est bien la seule chose que l'on ne doit jamais faire, même ici. Allez, range tes fringues, montre-moi un peu tes trésors.

La nouvelle venue se met en devoir de ranger ses quelques fripes dans l'armoire murale tandis que sa voisine tripote toutes ses affaires, comme si elle n'avait jamais vu de culottes ou de soutiens-gorge.

— Hé, tu as de gros nichons pour porter ça ! On pourrait mettre les deux miens dans un seul bonnet ; regarde-moi ça ! Par contre, c'est quoi ta taille ? Du trente-six, trente-huit ? Les slips, là, tu pourras m'en passer un ou deux ?
— Je n'ai pas grand-chose ; tu le vois par toi-même, non ?
— Oh, je ne demande pas l'aumône ; c'est normal en prison de se rendre service. Et tu ne fumes pas ? C'est con ça !
— Je n'ai jamais touché au tabac. Ni à autre chose, du reste.
— Tu veux insinuer quoi par là ? Vas-y ! Dis le fond de ta pensée ! C'est la vieille bique avec qui tu étais qui a fait des sous-entendus ? Qu'est-ce qu'elle connaît de la vie, cette folle ?
— Bon, je peux finir de ranger mes affaires ? Et je crois que la règle, c'est : personne ne touche à ce qui ne lui appartient pas. Je me trompe ?
— Écoute, tu n'es pas mon invitée que je sache ; alors ta morale à la con, tu te la gardes, d'accord ? Je ne suis pas allée te chercher, et si j'ai bien saisi, tu n'es pas aussi bégueule pour montrer tes nichons aux mecs de l'autre côté. Alors, ici c'est « chez moi » et je prends et fais ce que je veux ; c'est comme ça que ça marche. Il va falloir t'y faire.

Sacha ne dit plus un mot, se contentant de hausser les épaules. Elle est tombée bien bas… Pour une erreur de jugement, sa tête de linotte risque de lui coûter cher. Sur son lit, Lydie a allumé une cigarette et défie sa codétenue en lui envoyant la fumée dans la figure. Mais il faut serrer les poings et se taire. Ne pas encore se faire remarquer, mais cela va-t-il être possible ? Tenir longtemps avec cette fille, cette… souillon, comment l'imaginer ? Elle regrette déjà d'avoir écouté le beau merle du grand quartier. Si elle avait su… C'est trop tard pour pleurnicher, de toute façon.

Dans cette cellule, les repas sont tout sauf conviviaux. L'une et l'autre les prennent sur leur lit respectif, sans se dire un mot. Autant dire que l'atmosphère est plus que tendue. La nuit, Sacha garde avec elle ses papiers importants ; enfin elle surveille dans la journée tout ce qui lui semble avoir une quelconque valeur. Quand elle est emmenée de nouveau au parloir où Maître Pierrick l'attend, elle espère une bonne nouvelle.

— Bonjour. Vous allez bien, Madame ?
— Comment pourrais-je aller bien dans un endroit pareil ? Dites-moi vite quand je vais sortir d'ici.
— Vous savez, la justice, ça n'avance pas très vite. Pour qu'elle soit bonne, elle a besoin de temps.
— Et moi je croupis ici ; une petite vie étriquée, quoi. Tout le monde s'en fout de comment nous sommes traitées pourvu que l'on ne la ramène pas trop. La société écarte des personnes comme ça sur de vagues suppositions, et quand il s'agit de vérifier les assertions des uns et des autres… on peut bien mourir à petit feu : ça n'émeut plus personne !
— Les policiers vérifient tous les détails et sont sur plusieurs pistes.
— Celui qui est venu me rendre visite m'avait pourtant semblé honnête. Alors pourquoi n'ont-ils pas encore interrogé le type que j'ai reconnu ?
— Apparemment, il est en cavale. Ça demande du temps pour l'appréhender.
— Celui que je passe ici, bien sûr ! Ce n'est pas possible, je ne vais pas tenir encore longtemps ! En plus, les gardiennes m'ont mise dans une cellule avec une fumeuse et ma santé aussi va en prendre un coup.
— Je peux arranger cela. Ils doivent vous demander votre avis pour vous faire partager une cellule avec quelqu'un qui fume, et là-dessus l'Europe est claire : la direction de cette prison pourrait être et serait condamnée.
— Et la fille avec qui je suis n'est pas sympa ; elle va sûrement me faire du mal. Je ne suis pas de taille à me défendre.
— C'est bon, je vais intervenir dès que nous en aurons fini avec notre entretien. Je suis venu vous demander d'introduire une demande de mise en liberté. Si jamais celle-ci était refusée, faites appel de l'ordonnance de rejet. La chambre d'accusation de la cour d'appel nous donnera peut-être raison.
— Et comment je fais ça, moi ?
— Demandez à une surveillante ; elle vous fera remplir l'imprimé spécial. Agissez le plus vite possible, ça obligera le juge à accélérer.
— Bon, eh bien je fais comme vous dites dès que je retourne dans ma… piaule. Encore une question, Maître : pourriez-vous me dire où mon mari est… inhumé ?
— Je crois qu'il est dans le caveau que vous aviez au cimetière de votre village.
— Merci. Alors faites-moi sortir d'ici le plus vite possible, je n'en peux plus…
— Comptez sur moi ; croyez-moi, ce n'est plus qu'une question de jours.

Encore un retour en cellule avec des larmes pleins les yeux. Comme c'est difficile de regarder cet homme qui part vers un air plus frais, vers la vie ! Une heure après cette entrevue, une surveillante-chef reçoit Sacha dans un petit bureau.

— Asseyez-vous. Alors, on est allé pleurnicher dans le giron de son avocat ? Vous pensez que nous ne sommes pas capables de régler les problèmes toutes seules en détention ? Expliquez-moi donc ce qui vous arrive.
— Ben… la jeune fille avec qui vous m'avez mise fume, et moi je ne supporte pas le tabac.
— Vous savez que nous n'avons pas de place ; nous devrions vous laisser seule, toute seule en cellule. Or c'est impossible par manque de place. C'est vrai aussi que nous vous avons sorti de celle qui donnait sur la détention hommes : vous aviez mis le paquet pour les rendre nerveux… Nous ne pouvons tolérer le moindre désordre ! Racontez-moi donc ce qui a motivé le raffut que vous avez engendré.
— C'était une erreur de ma part ; je vous promets de ne plus recommencer. J'ai cru… faire plaisir à quelqu'un qui me parlait depuis quelques jours… je me suis laissée berner. Cela ne se reproduira plus.
— Admettons. Je voudrais juste vous laisser encore une nuit avec cette Lydie, pour que les autres détenues ne pensent pas que vous êtes venue me voir pour changer de cellule. Elles pourraient s'imaginer que vous l'avez balancée, et ici c'est plutôt mal vu.
— C'est vous qui décidez. Je peux me permettre une question ?
— Allez-y, pendant que nous y sommes.
— Je voudrais déposer une demande de mise en liberté ; comment dois-je faire ?
— Vous faites un mot à la surveillante de votre étage et elle se chargera du reste.
— Merci.
— Encore un mot : vous semblez être une femme bien, alors ne montrez plus rien aux fenêtres. Vous voyez de quoi je veux parler ?

Sacha devient toute rouge, rouge de honte ! Ainsi la chef savait pour cette histoire de seins. Le retour avec Lydie est des plus pénibles. Celle-ci n'arrête pas de tourner autour d'elle, cherchant le moindre prétexte pour déclencher une querelle. Comment au bout d'un moment ne pas être à bout de nerfs ? Ce qui devait arriver survient soudain. L'autre, derrière sa compagne de cellule, lasse de voir que Sacha ne répond pas à ces attaques perfides, la saisit par les cheveux.

— Alors, salope, tu es allée raconter quoi à nos gardes ? Crache le morceau sinon il va t'en cuire : je te jure que je te fais la peau !
— Rien… j'ai rien dit, sur qui que ce soit. Je suis allée la voir pour une demande de mise en liberté.
— C'est ça ! Des craques, tu me colles des blagues, c'est sûr.
— Arrête, ça suffit, je ne suis pas ton souffre-douleur. Tu vas me lâcher à la fin ? Je veux bien être gentille, mais il y a des limites. Tu te calmes maintenant ou je ne me laisserai plus faire.
— Des menaces ? Je rêve… La tueuse me dit ce que je dois faire ; laisse-moi rire !

La gamine lui tire les cheveux et du coup fait tomber Sacha. Elle s'affale sur le bord de son lit, suivie dans sa chute par la folle qui persiste à ne pas lâcher les tifs. Et pour se libérer, elle tente désespérément de donner un coup, mais la jeune a une force de cheval et Sacha prend une gifle en pleine figure. À califourchon sur elle, la tigresse donne de plus en plus de coups qui déstabilisent sa codétenue. Dans cette échauffourée, le chemisier de Sacha se trouve déchiré et l'autre en profite pour lui saisir le bout d'un sein.
Elle tire violemment sur celui-ci et le corps de la femme se soulève alors que la pression continue. Elle hurle sous la douleur et Lydie lui colle la main devant la bouche.

— C'est ça, salope… Si les matonnes arrivent, je te tue ! Tu entends ?

Le soutien-gorge se trouve lui aussi arraché et les deux seins sortent à la vue de la gamine.

— Putain, tu as des gros nibards : ça va faire mal ! Je te jure que tu vas plus rigoler dans un instant…

C'est le bruit de la clé dans la serrure qui sauve sans doute Sacha. Lydie se rue sur son lit. Sur le pas de la porte se trouve la surveillante, un papier vert à la main.

— La demande de mise en liberté, c'est pour vous ?
— Oui, oui !
— Qu'est-ce qui se passe ici ? Vous en avez une de tenue… Vos habits sont déchirés ?
— Non, non, il n'y a rien ; c'est juste moi qui ai fait une petite crise de nerfs, mais maintenant ça va aller mieux.
— Bon, eh bien j'espère que vous n'allez pas nous faire d'ennuis, surtout avec l'équipe de nuit qui vient prendre son service. Remplissez ce document et glissez-le sous la porte. Nous le récupérerons et le remettrons au greffe demain matin. Bonne soirée, Mesdames.
— Bonsoir, surveillante.

C'est Lydie qui, d'une voix mielleuse, vient de saluer la femme en uniforme qui sort de leur cellule. L'attitude belliqueuse de la méchante passe comme elle est venue. Elle descend de son lit, prend Sacha par la taille et pose sa tête contre son épaule.

— Merci de n'avoir rien dit ! Je m'emporte toujours pour des bricoles. Je vois que tu avais raison pour la demande de mise en…
— Si tu écoutais les autres au lieu de t'énerver, tu y gagnerais sans doute souvent.
— Finalement, t'es une brave femme. Tu sais, j'aurais écopé d'au moins huit jours de trou, et ce serait le double de remises de peine qui sauteraient. Alors merci. Je peux te faire une bise ?
— Idiote ! Allez, sois sage maintenant. Tu vois, je dois remplir ça.

Pendant qu'elle écrit, la jeune fille reste au-dessus de son épaule.

— Tu as une belle écriture, ce n'est pas comme moi. Mais j'ai pas fait d'études, tu sais ; à l'école des rues, on n'apprend pas à lire et encore moins à écrire. Il fallait que je bouffe tous les jours, et pour ça soit tu te prostitues, soit tu vends de la saloperie. J'ai dû faire un choix.
— Et tu avais peut-être aussi la solution de travailler, non ?
— Ah oui… Tu crois que les patrons donnent du boulot à des gens qui n'ont pas de logement, qui ne peuvent pas se laver, être bien mis sur eux ? Et comme tu n'as pas de travail, tu ne peux pas obtenir de toit. Tu vois, c'est un cercle vicieux.
— Et tu es là pour longtemps ?
— Encore quelques mois si tout va bien. Mais c'est presque sûr que je retomberai un jour. Personne ne fait rien ici pour nous aider à vraiment nous en sortir. Je ne t'ai pas fait trop mal… quand je t'ai tiré les cheveux ?
— Ça peut aller, mais ne recommence pas.
— Non, je peux les brosser si tu veux, tout doucement… ça me ferait plaisir de le faire.
— Oui, mais tout doux, hein ! C'est un peu douloureux.

La gamine prend un peigne et commence lentement à brosser les cheveux bruns de Sacha. Elle se concentre sur ceux-ci, va, revient, recommence à lisser plusieurs fois. Lentement le calme renaît dans la cellule. Les mains de Lydie finissent par lâcher le démêloir et elle les pose sur les épaules de la femme qui achève de remplir son formulaire.

— Tu as fini de remplir ton papelard ? Tu veux que je le colle sous la porte ?
— Oui. Tiens. Merci.

Quand elle reprend sa place, elle se remet immédiatement derrière Sacha. Ses mains reviennent, comme aimantées, sur la chevelure brune. Les doigts défont le patient travail du peigne. Puis, presque sans s'en apercevoir, ils glissent sur le bas du cou, se frottent à la peau et finissent par s'appesantir sur les épaules de sa camarade. Mine de rien, Lydie les fait naviguer sur l'étoffe du chemisier. Les mains vont très lentement, comme pour ne pas effaroucher la femme assise à la table.

Un autre bruit de glissement, mais à la porte cette fois : c'est la ronde qui passe. Les deux femmes tournent leur regard vers l'œil de verre qui les scrute, impersonnel. Pratiquement en même temps, elles lèvent la main en signe de bonsoir. Celle derrière le judas, invisible, laisse retomber la plaque métallique qui se referme sur le couloir, rendant à la piaule occupée son intimité partielle. Alors ce ne sont plus les doigts qui se plaquent sur la peau découverte de la nuque.

Les lèvres qui effleurent la partie qui n'est pas cachée entraînent chez la femme un long frisson. Son corps tout entier vibre sous les lippes qui font un bruit de bisou mouillé.

— Humm, tu sens bon. C'est quoi ton eau de toilette ?
— Ça s'appelle une savonnette, et c'est du Dove au lilas, tout bêtement. Pas besoin de grand-chose pour se garder propre et pas trop moche.
— Tu me le prêteras, ce savon ? Tu sais, moi j'ai le truc que les surveillantes nous donnent une fois par mois. Une odeur de linge mal lavé… tu vois… personne ne m'a appris tous ces machins-là. Tu voudras bien me montrer tout ce que tu sais, toi ?
— … Je ne comprends pas…

Les mots se meurent et les lèvres ne sont pas reparties de ce cou qu'elles explorent. Les chatouillis sont supportables pour celle qui les reçoit. Et les mains en conques remontent sur le ventre de Sacha alors que penchée sur elle, Lydie laisse toujours traîner sa bouche. Bien sûr, les doigts sont sur le tissu déchiré du chemisier et sur la poitrine que sa compagne après leur début de bagarre n'a pas recamouflée dans son soutien-gorge. Les paumes largement ouvertes trouvent facilement le chemin des deux seins qui frémissent sous la caresse. Rien n'est prémédité ; c'est juste un instant qui passe, un morceau d'éternité que ces deux-là partagent sans se soucier d'autre chose.

Sans qu'elle ne veuille s'en rendre compte, Lydie a couché Sacha sur son lit. Ses gestes sont doux, presque experts. Elles font l'amour longtemps, passant et repassant sur les endroits qui affolent, sur ces chemins qui mènent au plaisir. Lydie se montre une amante passionnée et Sacha décharge toutes ses tensions dans ce corps-à-corps féminin. Le temps devient sans importance, mais n'est-il pas dans cet univers de toute façon perdu à jamais ? La jouissance qui entraîne Sacha lui en rappelle d'autres, plus masculines, enfin… moins féminines. Que des yeux invisibles les épient lors de rondes inopportunes ne lui retire aucunement cette envie de jouir.

Jouir, c'est aussi vivre… finalement.